5. Le Conseil

Le parlement des singes, Banksy (2009).

Les sénats sont pleins de vieux croûtons. C'est vrai. On s'acharne à confier aux plus vieux des tâches qui ne les intéressent pas plus que le respect qu'elles inspirent. Ils ignorent ce qui anime les plus jeunes. Ils ignorent ce qui fait la vie puisqu'ils ont déjà un pied dans la tombe. Ils ne s'en font pas. Construire, réinventer, ranimer, se projeter dans un futur lointain. Tout cela ils ne le peuvent pas. Même les autres vieux, ils ne les comprennent pas. Ils n'ont plus à se battre. Tout est gagné d'avance. Il ne leur reste qu'un combat : protéger ce qu'ils ont gagné. Mais les jeunes innocents, ceux qui n'ont pas la rage de vaincre, ceux qui croient aux mensonges de ceux qui ont réussi à s'établir se laissent faire et les choisissent comme guides. L'âge donne de l'expérience mais il donne aussi de la fatigue, de la lassitude et du confort. Les conseils ne doivent être que des conseils. Ceux qui ont déjà vécu savent conseiller. Ils ne savent pas gouverner. Ne confondez pas âge et sagesse. La vieillesse rend tout de même assez espiègle pour enseigner aux autres à confondre les deux. La jeunesse veut conquérir le monde ; la vieillesse ne veut plus le rendre. Si nos ancêtres gouvernent, nous retournons alors à l'âge primitif où tenir dans sa main un bout de monde est suffisant pour dire : "c'est à moi". 

C'était dans un lieu comme celui-ci, un mouroir de l'évolution et de la Révolution, que Lucie teint ses promesses. La vérité contre la liberté. Elle était au centre d'un hémicycle, pointée du doigt par absolument tous les éléments de l'immense pièce : les escaliers tombaient tous jusqu'à elle ; les grands tableaux l'observaient de toute leur hauteur ; les sièges occupés la  toisaient et enfin du plafond tombait un lustre à la pointe saillante qui menaçait de l'embrocher. Toutefois, elle n'avait pas peur. D'en bas, elle était la seule à être vue de tous mais elle était donc aussi la seule à tous les voir. Et dans leur brouhaha, leurs regards affamés d'animal, leur longue barbe bien fournie qu'ils se pouillaient régulièrement, elle comprit qu'elle faisait face à une assemblée de singe. Seulement, c'était bel et bien ces singes qui avaient un siège et elle qui se tenait debout, tout en bas. Elle réprima un sourire trop tard car les hurlements simiesques de la foule réveillèrent ce qui devait être le greffier. Trois coups de marteau réduisirent au silence la bande de primates bigleuse et bornée. Une voix s'éleva au-dessus des autres, percuta de toute sa force le plafond chryséléphantin. Les dernières singeries s'évanouirent, dominés par cette seule voix intelligible. 

"Respectez-vous messieurs, respectez cette institution que nous servons. Voici le cas que je vais vous présenter. La jeune-fille qui se tient devant vous est une déserteuse dont nous n'avons jamais entendu le nom. C'est de l'inédit. Elle ne fait partie d'aucune des familles de guerriers et pourtant elle peut voir ce que nous voyons. J'appelle la défense pour son plaidoyer. Monsieur Giuseppe."

C'était l'homme que l'inconnu du métro avait appelé. Il avait un air de Lambert Wilson en plus sournois, les yeux plus plissés, les lèvres retroussées, le charme en moins. Mais c'était lui qui avait débarqué en moins d'une demi-heure chez cet inconnu ; il lui avait souri sans lui poser de questions et l'avait emmenée, elle et l'inconnu, dans son jet privé pour se rendre sur une île surnaturelle qui flottait dans le ciel. Elle n'avait pas non plus prononcé un seul mot, n'avait emporté aucune affaire, n'avait opposé aucune résistance. Parler était aussi peu nécessaire que de s'échapper, c'était son intime conviction. Elle s'était simplement émerveillée des racines étranges qui semblaient suspendues dans l'air, figées en dehors du temps. L'île était entourée de plusieurs petits îlots, comme des isthmes ou plutôt des constellations que les yeux reliaient arbitrairement pour redessiner le ciel à l'éclat de leurs fantaisies. C'était bien trop petit pour être habitable mais bien assez grand pour s'allonger là, les yeux dans le vide, la tête littéralement dans les nuages. En réalité, si on ne pouvait pas y vivre, peut-être pouvait-on tout de même y faire mourir les heures, le jour, la nuit. Lucie aurait bien voulu y faire mourir ses problèmes aussi. Des sources s'écoulaient miraculeusement et ne semblaient pas toucher la terre. L'eau bâtissait des arches de couleurs dans le ciel cotonneux à travers ses écoulements de lumière. Toutes sortes de rapaces s'amusaient à rompre le fil cristallin de l'eau avec leurs ailes. Au milieu de l'île, un seul bâtiment en pierre osait se dresser plus haut que les nuages. C'était de la vieille pierre, une pierre fraîche sous la paume chaude. Sa pointe semblait outrager le ciel, le doigt dressé vers l'infini comme pour l'avertir. Ses dorures, ses pierres, son marbre noble se joignaient à la menace, épousant de leur corps le blasphème inutile. Lucie l'aurait rasé en un clin d'œil, ce bâtiment pompeux dont elle devinait l'usage. C'était sûrement une sorte de Sénat où siégeaient les plus vieux piliers de cette énième échelle sociale, constituée encore certainement d'hommes. Si des yeux pouvaient tuer, les siens pouvaient pousser au suicide. Et ces vieux croûtons, si elle ne se maîtrisait pas, pouvaient tout aussi bien se jeter du haut de cette île. 

L'avion se posa sur l'île principale. Ils descendirent, toujours en silence. Lorsque ses pieds touchèrent le sol, quelque chose de familier s'imposa à elle. C'était comme si la terre battait sous ses pieds au même rythme que son cœur. Elle sentait la gravité inversée des îlots, leur connexion, l'eau s'écouler, les faucons se nicher dans les cavités rocheuses, le bâtiment principal blesser la terre de sa lourdeur. Ses jambes se dérobèrent sous elle et ses mains rejoignirent l'herbe tendre et fraîche. Des larmes ruisselèrent seules, comme invoquées par d'autres. Aucun sanglot ne lui broyait la gorge et pourtant ses yeux avaient décidé d'eux-mêmes d'offrir à la terre ce qu'elle avait gardé pour elle toute sa vie. Ce cadeau fut récompensé et elle le ressentit. Mais elle ne comprit pas quelle allégeance venait de se prêter. Elle n'eut d'ailleurs pas le temps d'y réfléchir. Giuseppe avait tout compris pour elle. Il savait qui elle était et il savait dès lors ce qu'il devait faire. Ce n'était pas une menteuse, il pouvait maintenant lui adresser la parole sans craindre une réponse enrobée dans un tissu de mensonges. Bien au contraire, à présent, il voulait l'entendre. Il la releva par les hanches, fasciné par l'état de transe dans lequel elle se trouvait. Ses yeux continuaient de fixer les larmes avalées par la terre et ses bras étaient restés ouverts pour l'accueillir en son sein. Le regard inquiet de Démétryon le ramena lui aussi à la réalité. Il devait dire ou faire quelque chose sans quoi ses intentions seraient découvertes. 

"Démétryon, réveille-la. Elle est en train de perdre la tête à cause de ce sol originel. Quelque chose ne va pas."

L'inconnu au nom étrange la saisit avec force par les poignets pour la ramener à la réalité et lui souffla quelques mots qu'elle comprit sans comprendre. Personne ne les comprit réellement : il étaient dans une autre langue. Mais cela eut le don de la calmer et de la ramener à leurs côtés. D'abord paniquée, elle reconstitua ensuite son masque flegmatique sans tarder. 

"Je te dirai peut-être ce que cela signifie. Mais nous avons d'abord un plaidoyer à écrire. Je m'apprête à te livrer au Conseil pour examiner ton cas. Cela ne signifie pas pour autant que je vais te laisser te faire incarcérée. Si je te défends bien, tu seras traitée comme n'importe quelle citoyenne de notre nation. Je vais maintenant te poser quelques questions pour que nous puissions nous occuper de ta défense. Allons nous installer sous ce kiosque tous les trois."

Lucie les suivit docilement. L'expérience qu'elle venait d'endurer l'avait ébranlée, même si elle ne laissait rien paraître. Elle s'arrêta tout de même à mi-chemin. Giuseppe en fut surpris. Il pensait pouvoir obtenir d'elle tout ce qu'il voulait après cette expérience déconcertante. Pourtant, elle plongea ses iris dans les siens avec ténacité et secoua la tête de gauche à droite. Puis, elle désigna ses gardiens qui étaient restés sur le côté, attendant le droit de la rejoindre. Il aurait préféré ne pas les avoir dans les pattes. Son peuple n'avait pas l'habitude de considérer les gardiens comme de vrais êtres humains. La plupart du temps, ils n'étaient mis au courant que de peu de choses et ne faisaient que servir leur protégé comme ils le pouvaient. Son gardien à lui, en l'occurrence, restait toujours dans l'avions pour veiller sur un coffre bien précis. Pourtant, dans le regard de la jeune fille brillait l'éclat de la confiance. Ils étaient bien plus que des gardiens pour elle. Pour l'amour de ces yeux vairons qu'il avait reconnu, il accepta. Tous s'installèrent autour de la table, dans le silence. Théodor passa un bras dans le dos de Lucie pour la soutenir. Il savait reconnaître ses moments de faiblesse. Il la connaissait parfaitement. Malgré son masque, malgré son regard inflexible, sur le coin de son œil, un petit pli la trahissait. Puisqu'il pouvait depuis peu la toucher, il se permit de la toucher le plus naturellement possible, comme s'il cherchait simplement son contact et non à la réconforter. Quelque part, c'était aussi peut-être simplement pour se rappeler qu'il pouvait la toucher. 

"J'ai quelques questions. Tout d'abord, j'aimerais savoir qui vous a élevée et si ces personnes vous ont donné des indices sur l'identité de vos parents."

Son regard avait parlé pour elle. Le vent qui souffla à ses oreille sonna sa défaite : elle ne lui répondrait pas. Giuseppe tenta de l'atteindre par le biais de ses gardiens en leur lançant un regard suppliant mais cela ne fit que sceller son sort. Théodor esquissa un sourire cruel qui lui glaça les os. 

"Non, ne cherchez pas à l'atteindre à travers nous. C'est elle qui décide et nous lui sommes entièrement obligés, mon bon monsieur. Si elle se tait, je ne m'exprimerai pas pour elle. Je suis son compagnon, je ne suis pas son chef. 

- J'ai bien compris. Je vous demande pardon mais j'ai vraiment besoin de savoir. Dites-moi au moins si vous avez des indices pour les retrouver, s'il vous plaît.

- Non, je n'en ai pas. 

- C'est la première fois que j'entends le son de votre voix ! Vous voyez, on avance. Bien, et qui vous a donc élevée? 

- Ça, c'est une autre histoire. Je n'ai pas à vous le dire. Vous pensez que je vais vous voir comme un sauveur? Je sais très bien que vous attendez quelque chose de moi. Vous me regardez comme un braqueur observant un tas de billet. Je sais reconnaître cet éclat, celui de l'envie. Je sais très bien que vous allez me sortir de là puisque, pour une raison qui m'échappe, vous avez besoin de moi. Vous me connaissez. Vous savez qui je suis et vous savez ce que vous voulez. Alors, vous aller me demander ce que vous avez à me demander, je vais vous l'accorder —ça et rien d'autre— et vous allez ensuite me sortir de là.

- Tu es ben sûre de toi. Je n'ai peut-être pas que toi, comme moyen d'obtenir ce que je veux.

- D'accord, prouvez-moi que j'ai tort. 

- Tu fais la maligne, hein? Bien, bien. Disons que j'ai envie de décrouter ce Parlement. J'ai besoin de toi sur le long terme. Tu n'es pas encore capable de faire ce que j'ai besoin que tu fasses mais tu ne le seras jamais si tu restes en prison. Et j'admets que les questions que j'ai à te poser ne sont motivées que par ma propre soif de savoir. Je te propose cette défense : ta tâche sera de retrouver tes parents afin de t'innocenter. Je ne les connais pas mais ils devraient permettre d'établir que tu as été élevée dans l'ignorance de notre monde, contre ton grès. Aujourd'hui, tu ne désires plus que d'apprendre à maîtriser tes aptitudes afin d'être la meilleure citoyenne sentinelle. 

- Sentinelle?

- C'est officiellement le nom de notre peuple. Nous en avons plusieurs mais c'est celui-ci que nous employons le plus. 

- Attendez. Moi je ne suis pas d'accord. Elle est menacée, Giuseppe. Elle sera plus en sécurité dans une prison.

- Tu manques de discernement. Tu es aveuglé par l'éclat de son regard et tu ne vois rien. Je ne pense pas que la menace l'inquiète : c'est perdre sa liberté qui l'inquiète plus qu'elle veut bien le dire, n'est-ce pas?"

Les feuillent émirent un friselis pour rire de lui ; la bouche de Lucile s'était à peine redessinée en une moue moqueuse. Elle ne voulait pas confier à un autre le poids de sa liberté. En réalité, elle s'était persuadée depuis le plus jeune âge que la vérité valait tout ce qu'elle possédait. Ce n'était pas le cas, elle s'en rendait compte à présent. Sa liberté était bien plus chère, plus précieuse que cette vérité qui semblait vouloir l'assassiner sur-le-champ. Elle comprenait aussi que la vérité n'existait peut-être pas. Elle ne pouvait que faire face à la réalité : son sang chaud qui battait avec force dans ses tempes, sa chair frissonnante, ses muscles tendues, ses os las d'être sans cesse cassés. La vérité à laquelle elle inspirait n'était accessible que par le prisme des récits des autres. Mais un truchement de récit ne pouvait être vierge de toute impureté honteuse, déformation perverse, anamorphose coupable. Sa liberté ne valait-elle que cela?

"Je sais ce que tu penses. Tu seras libre, fais-moi confiance."

Une heure plus tard, elle se tenait debout au centre d'un cirque simiesque, réprimant un rire de hyène. 

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