1. L'ombre d'une femme

Beaucoup se lèvent le matin avec une sensation de vide, de manque. Le lit est froid, les couvertures sont tombées dans la nuit et les draps sont jetés sur le côté. Sur le champ de bataille cotonneux, il ne reste pas une seule âme rêveuse. Les draps froissés par l'orage sublime sont ramassés du bout des doigts, dans l'espoir de faire éclater un nouvel orage. Ils sont entassés sur un corps chaud qui se décide enfin à se lever dans un élan de lucidité. Un pied se pose sur le sol, un second et toujours le vide. Quelque chose est resté au fond du lit sous les collines de tissu. Il faut prendre courage et s'appuyer sur ses jambes et ses bras engourdis pour se mettre debout. Mais les jambes sont tremblantes et les bras ne veulent pas aider. Le corps est désynchronisé, ne se reconnaît plus, ne veut plus se reconnaître. Mais le monde est rude, grand et glacial. Il n'attend pas mais il regarde attentivement. Alors il faut avancer. 

Lucie n'avait jamais ressenti cela. Loin des froids matins solitaires, elle avait toujours connu les réveils chauds et encourageants. Elle possédait son réveil personnel qui l'accompagnait depuis qu'elle était toute petite. Une main, comme un souffle sur sa peau, vint cajoler son épaule pour la ramener dans le monde réel, le monde des voix. C'était Teddy, ou plutôt Théodore de son vrai nom, qui secouait gentiment le corps alangui de Lucie. Il l'observait, de ses yeux bruns, curieux. Jamais elle ne lui avait paru aussi belle qu'en ce jour, et c'était ce qu'il se disait tous les matins depuis qu'il la connaissait. Sa main brune contrastait avec le teint pâle de son épaule en plein mois de septembre. Plus il observait ce contraste et plus il se disait que le mariage de ces deux couleurs était le plus heureux qui pouvait être. Une caresse supplémentaire acheva de réveiller la dormeuse dont les yeux clairs ne voyaient encore qu'à travers le voile brumeux du sommeil. Elle s'étira, se retourna dans son lit, se redressa brusquement et tourna la tête vers son ami de toujours. C'était la vision d'un ange. 

"Bonjour Théodore, merci d'avoir veillé sur mon sommeil.

- Tu sais bien que je ne peux dormir et être le gardien de ton sommeil est le seul repos de mon âme.

- Quel style pompeux ! Tu ne changeras jamais. Tu viens avec moi à l'Université? 

- Je vais partout où tes pieds foulent le sol.

- Je ferais mieux de voler si je veux de l'intimité dans ce cas !"

Elle se leva et se dirigea vers la douche en espérant qu'il ne la suivrait tout de même pas. Mais il était trop respectueux pour 'fouler le sol' de la salle de bain alors qu'elle s'y tenait, nue, et ce même s'il en mourrait d'envie. Une fois qu'elle fut décrassée, elle coiffa ses longs cheveux noirs en une queue de cheval et s'habilla d'un pantalon, d'une chemise et d'un gilet en laine. Elle ressortit toute fraîche et se rendit à l'arrêt de métro le plus proche, Théodore sur les talons. Lucie aimait beaucoup cette hallucination. Elle ne savait toujours pas comment elle avait pu l'inventer. Quelle graine de splendeur pouvait germer dans un crâne si torturé? Il était grand, la peau brune, les yeux noisette et maintenait ses cheveux courts mais juste assez longs pour laisser ses boucles serrées former une étoffe brodée sur sa tête. Sa voix était aussi suave que douce et chaque matin elle frissonnait dans son lit en sentant cette même voix l'envelopper dans toute sa volupté, dès les premiers instants de sa journée. Théodore était aussi tendre, artiste et sensible. Elle regrettait de ne pas pouvoir le toucher comme elle toucherait un homme. Ce regret était sincère à deux égards. Premièrement, elle ne lui avait jamais rien avoué de ce sentiment étrange qui naissait pour lui et par conséquent n'avait jamais initié de contact plus intime. Elle avait trop honte d'aimer ce qui lui semblait être le fruit de son imagination. Était-ce alors du narcissisme? Un amour de sa propre intelligence? Deuxièmement, comme il n'était que le fruit de son imagination, elle ne pouvait le toucher qu'en rêvant et ne sentait alors qu'un souffle chaud sur sa peau. Il était à la fois tout à elle et imprenable. 

"Tu pourrais quand même bien te tenir lorsque tu attends cet engin infernal ! S'époumona Thomas, la voix sœur de Théodore.

- Quand cesseras-tu de me parler avec tant de dédain? Siffla-t-elle entre ses dents. 

- Jamais, tu es une femme et une enfant de surcroît. Je ne vois pas pourquoi je te parlerais autrement. 

- Je ne suis plus une enfant et la raison est la suivante : parce que tu n'existes que dans ma tête, je suis donc censée avoir tout pouvoir sur toi. 

- Mais oui, bien sûr ! Je ne suis que le fruit de ton imagination et Théodore aussi ! Nous deux, nous sommes les œuvres de ton prolifique cerveau de moineau. 

- Je ne vois pas ce que vous pouvez être d'autre."

Ils se turent, tous autant touchés par ces dernières paroles à différents niveaux. Lucie les regrettait mais les pensait sincèrement ; Thomas cherchait une parade mesquine pour la remettre à sa place même si, au fond, c'était surtout pour prouver son existence ; Théodore se demandait si c'était une preuve d'amour que d'être imaginé dans un corps qui se mariait si bien à celui de sa créatrice. Il la peignait en Pygmalion, tombant amoureuse de son œuvre jusqu'au désespoir, priant les dieux pour lui donner la vie. Il s'imaginait en Galatée virile, quittant son support pour tomber dans les bras de sa sculptrice. Evidemment, c'était ce qu'il espérait. Peut-être était-il loin de ce qu'elle avait voulu créer. Des bruits de pas couvraient ce silence introspectif mais aucun ne les entendit. Ils étaient vifs, assurés, un peu trop forts tout de même. Ils auraient dû les entendre. Chaque pas épousait le sol en un mouvement de vague, l'embrassait dans toute sa longueur et le quittait brièvement pour le rejoindre à nouveau. Les mollets galbés tressautaient à chaque mètre, trop sollicités pour un geste si simple et si répété. Cette marche cachait une certaine forme d'agressivité contenue. Le talon frappait le sol mais le reste du pied ondulait sur le bitume, impulsé par le choc originel. Bientôt, un jeune homme se posta à côté de Lucie pour attendre le métro. Il n'y avait presque personne à cet arrêt et, en ce jour, ils n'étaient que six : Lucie, la grande lectrice de journaux, l'homme au chapeau melon (qui ne veut aucun mal aux Robinson cette fois-ci), voix n°1, voix n°2 (il va sans dire que la voix numéro un, Théodore, a une plus grande place dans son cœur ) et cet inconnu. Il était rare qu'un nouveau venu se pointe à cette station loin de tout. Lorsque le métro s'arrêta, elle releva la tête et croisa le regard de celui-ci. Les yeux de l'inconnu virèrent du vert au doré. Le métro passa devant eux, son vortex fit voler cheveux et tissus en un battement. Les portes s'ouvrirent, ils montèrent. Rien ne fut dit : ils ne pouvaient pas.

Durant le trajet, elle s'autorisa des petits coups d'œil vers le jeune homme. Il portait la barbe, une toison entretenue dans laquelle se perdait deux boutons de chair rose. Sa peau basanée semblait huilée comme celle des athlètes grecs, resplendissante, lumineuse. Il portait exactement la même tenue qu'elle. Il portait également le même regard curieux sur son visage fermé. Ses voix s'agitèrent autour d'elle, dansant parmi les passagers, tentant de capter son attention. Elle ne les écoutait que d'une oreille. Lucie compris qu'il s'agissait encore d'une dispute ridicule à propos du respect dû ou non à sa personne. Elle s'en désintéressa complètement, feignant l'ennui. 

Elle entendit son arrêt et ne prêta plus attention au jeune homme. Après tout, une journée bien chargée l'attendait, pas le temps de rêvasser. Son pied toucha la terre ferme en même temps qu'un autre et elle prit la direction de la sortie, accompagnée par son cortège habituel. Il lui restait dix minutes de trajet à pied. Elle prit un chemin plus isolé pour pouvoir discuter avec ses voix. La jeune fille détestait avoir à les ignorer. En réalité, elle les aimait profondément. Les ignorer, c'était comme s'ignorer elle-même. Plus jamais elle ne le ferait : elle en avait trop souffert. Et puis, même le vieux Thomas, ce patriarche nationaliste de droite, pouvait être charmant quand il cessait d'être bête. Il fallait apprendre à l'aimer. Ils n'étaient pas les seuls qu'elle avait inventé. Ils étaient simplement les seuls à être restés. C'était ridicule, mais elle leur en était reconnaissante. 

"Le jeune homme dans la station avait une drôle d'aura, remarqua Théodor. 

- Oh, je ne l'avais pas remarqué."

Théodor lui lança un regard suspicieux. Il comprit qu'elle avait menti. Pourtant, elle ne l'avait jamais fait auparavant. Elle mentait uniquement pour se protéger du regard des autres. En somme, elle ne mentait que pour cacher l'existence de ses voix. Mentir aux voix qu'elle avait elle-même inventées revenait à se mentir à elle-même. Quelque chose lui avait échappé, quelque chose d'important. Il ne lui fit pas sentir qu'il avait compris, il devait le respect à sa sculptrice.

"Tu aurais dû ! Il t'a dévoré des yeux, l'enfonça au contraire Thomas. Encore un qui est tombé sous le charme de Lucie ! Que te trouvent-ils ? Et même ce nom. Je ne lui trouve pas le panache des Marie-Anne et des Julie. Que diront-ils pour t'appeler? Ma chère Lucie? Ce n'est pas très noble. 

- C'est le nom que m'ont donné mes parents et tu peux me critiquer pour bien des raisons mais pas pour mon nom. 

- Et qu'a-t-il de si particulier, ce nom? 

- Tu sais comment a été surnommé le squelette de la première femme trouvée en Ethiopie? Lucy. C'est un surnom en l'honneur de la chanson Lucy in the sky with diamonds des Beatles. Mais parents ont francisé la graphie mais ils m'ont appelée Lucie car j'étais pour eux la première femme au monde, ou plutôt la première femme qu'ils ont mise au monde. 

- C'est bien plus beau comme explication que pour Thomas : 'ça sera Thomas, comme son arrière-grand-père sénile parce que c'marmot là m'a pas l'air fini', se moqua Théodore en prenant une voix de grand-mère.

- Je ne te permets pas !"

Ils partirent en rires incontrôlables, tous les trois. Même le bougon Thomas fut terrassé par des rires.  Ils continuèrent leur discussion, de bon cœur. Ils n'étaient pratiquement jamais unanimement d'accord mais cela ne les empêchait pas de bien s'entendre. Toutefois, leurs opinions différentes les empêchaient parfois d'aller au fond des choses. Lucie était  blessée par la remarque de Thomas. Se moquer de son nom c'était se moquer du seul héritage que ses parents lui avaient laissé. Elle n'avait rien d'autre d'eux qu'un nom. C'était peu mais elle encensait cet héritage à chaque fois qu'il lui était permis d'en parler. Thomas, quant à lui, n'osait dire qu'en réalité il trouvait les noms dépourvus de toute signification. C'était beau de leur trouver un sens mais les noms étaient pour lui des amas de sons empilés arbitrairement pour plaire à l'oreille et pour permettre aux autres d'employer ce nom. Cela devait tout de même être prononçable et agréable. Mais tout de même, pour lui, le nom était une chose passive qui n'avaient de sens que pour les autres. En réalité, dire "je m'appelle" n'a aucun sens car on ne s'appelle jamais soi-même. Il faudrait dire "on m'appelle". Dire "je suis Thomas" pour lui était impossible car il n'était pas ce nom infâme que d'autres êtres pas moins infâmes lui avaient donné. Il se souvenait de ses parents, des monstres qui se paraient de fausses vertus. Thomas n'était pas Thomas. Il était bien plus, ou du moins il espérait être bien plus qu'un nom. Il ne le dirait jamais. 

Mais encore des pas. Les pas se faisaient plus discrets et semblaient presque ne jamais poser le talon. Des pieds glissaient sur le bitume, empêchant la semelle de claquer. Le pas s'accéléra et se fit plus fort et plus audible. Le groupe se tut, sentant une présence inhabituelle derrière eux. Thomas se retourna, servant de rétroviseur à Lucie. En se retournant, il croisa le regard émeraude du jeune homme. Il le croisa, oui, perçant, glacial mais bouillonnant. 





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