4.5


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Le printemps revenait et j'avais l'impression d'avoir pris dix ans. Cela faisait des mois que nous n'étions pas retournés à Ludz. Non, je perdais le fil. Combien de mois ? L'été s'était déjà bien installé.

« Vous déraillez, là, personne ne vous suit ! s'exclama Joris un soir, dans notre loge à notre sortie de scène. C'est quoi ces impros qui n'en finissent pas ? Ces longs instrumentaux complètement nébuleux ?

- C'est ça notre musique, Joris ! Celle pour laquelle tu as signé ! » chantonna Andreas, encore injecté d'adrénaline. 

Je grinçai un rire nerveux. La foule de l'été bouillonnait, nous l'avions excitée jusqu'à ses limites sur Gloria, avant de les percuter dans une transe... Au point de jouer nos deux premiers Mouvements. Extase, comme rarement, à en faire gicler des comètes dans les yeux et le cœur. Montagnes russes, diraient les critiques plus tard, excellents dans toutes les nuances. Réinventées, oserait quelqu'un. Andreas rayonnait et tremblait de volupté, les joues roses, il ne pouvait retenir des gémissements de joie, étouffés dans sa serviette. J'avais envie de cueillir avec la langue les étincelles ses muscles luisants de sueur. 

« Tu m'écoutes ?! »

Les étoiles blêmirent dans ses yeux.

« Qu'est-ce que tu as à dire ? Je ne comprends pas ce que tu veux dire ! Écoute-les ! Ils nous rappellent encore ! Fais-nous confiance, nous étions sur scène, nous avons senti et joué ce qu'il fallait ! Si nous nous le sommes permis, c'est que nous pouvions. Attends de voir ce qu'on dira de nous demain...

- C'est complètement désaxé ! Vous vous perdez !

- Arrête de dire ça ! cria Andreas qui atterrissait difficilement et cherchait ses mots. Ça ne veut rien dire ! Je ne comprends pas de quoi tu parles ! Trop d'arrangements ? Trop de longueurs ? Est-ce que ça veut dire que l'harmonie est brisée ? Interrompt-nous au milieu de ces mouvements, et tu verras ce que c'est vraiment qu'être désaxé ! »

Joris maugréa encore.

« Ça ne correspond pas à SonnenGlasse...

- T'as raison ! rit Andreas. C'est carrément pas la même chose que les punks et gothiques de ton quartier !

- Ça te fait rire ?!

- Qu'est-ce que ça peut faire ? Des punks et des gothiques, tu en as à la pelle, justement ! Des Lignes, il n'y a que nous ! Joris, c'est toi qui es venu nous chercher ! Tu m'avais déjà écouté à ce moment-là ? Au lieu de me conforter dans le stupide jeu de séduction de mes quatorze ans, tu aurais dû m'en protéger ! Tu aurais dû me permettre de composer plutôt que de me formater, peut-être que tu l'aurais vue venir, cette divagation, et peut-être que tu aurais eu assez de cœur pour l'apprécier, l'encourager et... m'entendre, rien qu'une fois, m'entendre, moi ! Je sais que ce n'est pas ce que tu veux ! Mais est-ce que c'est même ma musique que tu veux ou la page blanche de ma jeunesse sur laquelle tu peux te projeter ? »

Joris portait les masques de tous les traîtres, à cet instant-là, tous ceux qui n'avaient pas su le nourrir, et ceux qui avaient voulu découper son visage aujourd'hui défiguré de colère.

« C'est toi qui es venu ! Tu savais ce que je voulais !

- On se retrouve à l'Archway, acheva Joris. Tâchez de retrouver des visages humains d'ici-là. On reprendra cette conversation quand vous serez calmés. »


« Des visages humains ? pesta Andreas. Impossible. Nous sommes des héros. Des héros glorieux, qui se confrontent à l'infini. Essaie de gâcher ça tant que tu voudras, avec tes sales paroles et tes regards de pervers, moi je sais ce que j'ai fait... Et vécu ! »

La rage me fit vomir tandis que je me préparais dans la chambre d'hôtel. Je retrouvai tant bien que mal mon souffle mais un bourdonnement continua de parasiter mes oreilles. J'entendais mal, aussi me renfermai-je et Guillaume croyait que je boudais. Je tentais de chasser ce vrombissement avec des mouvements de nuque et des tapes déréglées sur mon crâne. A l'Archway nous attendait une autre soirée à la Joris : un immense salon qu'il souhaitait bohème mais qui était plutôt un nid de vipères jalouses. Où sont les vrais artistes ? Aucun d'eux n'était mauvais, mais tous jouaient d'étranges rôles aux postures factices, modestes ou agressives, faussement indifférents ou inaccessibles. Quelle perte d'énergie. C'est débile de jouer le mystère, ça n'existe pas. Dès qu'on gratte un peu, on ne trouve que le vide. Je pouffai de rire, tout haut, tout seul. Qu'en faisais-je, moi, de mon mystère ? N'avais-je pas rassemblé un manteau de pièces détachées de fantômes ? Je bus sans conviction sur mon ventre vide et acide, en écoutant avec le plus d'intérêt possible les chansons des autres groupes mais l'infernal bourdonnement fusait toujours dans mes oreilles et rendait les morceaux inaudibles. Je finis par me réfugier près de la fenêtre de ce building absurdement haut. Jamais je n'avais imaginé que cette ville était si grande et si lumineuse, même la nuit. Artifices. Tous les mêmes, ces papillons de nuits, attirés par les lumières du gouffre.

Ah... Ce parasite ! Je cognai mon crâne contre la vitre puis soupirai, le front appuyé sur le verre froid. « Où es-tu Vincent ? » Un sanglot gonfla dans ma gorge mais au lieu d'éclater, il remonta ma nuque jusqu'à mes oreilles. Du bourdonnement, des battements se détachèrent, profonds, intenses à en soulever l'âme. Mais... ce n'était pas mon cœur ! Je renversai la tête et étouffai un cri de joie semblable à ceux d'Andreas à sa sortie de scène, quelques heures plus tôt. Je frappai du poing sur la vitre pour accompagner le tourbillon qui dansait en moi. Encore ! Mon gémissement devint mélodie. Mes mains fébriles arpentaient les vitres. Une reprise. Ah, oui ! La ville à mes pieds disparut et lorsque je me retournai, le salon de Joris n'était plus qu'un champ de bataille. Ne restait que l'étendard de mon violoncelle. Je grinçai, frappai, caressai, mordis presque mes cordes, emporté dans ce tourbillon d'où jaillissaient en même temps trop de lignes de métal, trop de rubans, trop de jets colorés qui s'évanouissaient comme de la fumée

jusqu'à parvenir à capter une phrase.

Stupeur

Seul Andreas me contemplait, les yeux brillants de passion. Son rire crevait le silence, les poings sur la bouche, comme un enfant ébloui par le désastre. J'essuyai nerveusement la sueur sur mon front tandis qu'il bondissait par-dessus tables et chaises jusqu'à la scène où se dressait une batterie :

« ENCORE ! »

Il lança un roulement, déjà mien. Oh, Andreas... ! Je poursuivis le thème longtemps, dénouant ses liens au-delà des dessins d'aurores boréales. Là résonnent les échos diffus des voix qui m'ont suivi, et se forge, avec celles que je porte... Oh non, je n'ai pas oublié ! Ce chant qui déferle en brûlant dans mes veines, qui me précède et me suit, mon chant...

Leur chant !

« Tu entends, Joris ?! » cria Andreas.

Notre manager fut soudainement rappelé à ses esprits. Il balbutia : « C'est... C'est impossible. C'est... Vous avez vraiment tout perdu... Toute raison, toute mesure... »

Andreas éclata d'un rire sauvage et triomphal. Je bondis vers lui et l'embrassai passionnément.

« Tu es une effusion de vie, quoi que tu croies, Vincent. Personne ne joue comme toi et moi. La mort n'existe plus, le monde n'existe plus... Tu es ma ligne, Vincent... gémissait-il en me rendant mes baisers.

- Son frère ?!

- Ils sont pas frères... précisa Guillaume avant d'éclater dans un fou-rire. Putain, t'as vu ça ? Du grand rock'n roll ! Ça te plait pas ? Eh, pourquoi tu tires cette tête ? »

Je tirais déjà Andreas par la main, mon instrument dans l'autre.

« On se casse ! »

Je n'entendis plus personne, il y avait trop de musique pour cela.

« Tu l'entends ? tu m'entends ? fis-je résonner dans les couloirs.

- Ta ta ta la tala ta ta ! »

Diaboliquement contaminé, voilà qu'il chantait lui aussi des bribes de morceaux à peine cohérents tandis que nous dévalions les escaliers à nous rompre le cou. Lillie, qui avait pris l'ascenseur, nous retrouva en bas.

« Tu vas le tuer ! »

Auquel d'entre nous s'adressait-elle ?

Elle conduisit toute la nuit jusqu'à Ludz, dans le van où nous nous serrâmes tous les quatre sur les sièges, pure illégalité. Andreas, la tête contre la fenêtre, semblait dormir. Elle parlait de rompre le contrat, de retourner vivre à Ludz, comme avant. Lui se plaisait à Gratz, il dit à mi-mots qu'il rejoindrait volontiers un autre groupe, si notre fin était écrite là. Lillie se tut.

Je lui demandai : « Tu te souviens des jumelles, Cassandra et Elena ?

- C'étaient des jumelles ?

- Je ne sais pas... »

Andreas se réveilla à ce moment-là. Il s'empara de ma main et murmura à mon oreille : « Tu ne les entends pas ?

- Qui ? »

Il mordit mes doigts pour toute réponse.


Lillie et Guillaume rentrèrent à pied à l'appartement, après avoir échoué le camion dans la rue du studio. Andreas et moi le déchargeâmes comme des dératés, la nuit voyait s'allumer des fenêtres à notre passage et crier des voix courroucées. Nous riions, courions, consumés par une énergie indomptable. La porte se referma sur nous et la pression que j'avais ressentie jusque-là s'évanouit, comme ça. Quelques heures avec Andreas ! Rien que cela, c'était si simple. Notre musique était déjà lancée tandis que nous installions. Il fit rouler des frissons sur ma peau, jusqu'à ma tête, où le brouillard se dissipait, des sonorités divines, tandis que dans mon ventre s'épanouissait un brûlant miracle... C'était trop rapide, cela nous avait donc manqué à ce point ? Nous nous retrouvâmes avec euphorie, nous amusant un moment à nous suivre et à rompre sans crier gare le registre que nous jouions, comme autant de défis lancés l'un à l'autre. Nous nous suivions, comme un vol d'étourneaux semble animé d'un même esprit, comme un ange de poussière, dépassé par son immensité. La prescience que nous avions l'un de l'autre nous dépassait tous les deux et nous l'explorions tour à tour, nous nous jetions dans le vide pour mieux nous rattraper.

Je poussai un long gémissement étouffé et saisis le bras moite d'Andreas : « J'ai besoin de t'entendre. Rappelle-la. »

Il leva un sourcil, le regard soudain piqué.

« Comment ça, Vincent ? demanda-t-il d'une voix un peu moqueuse mais très grave, en se levant lentement comme un félin et en avançant vers moi. Comment ça, tu n'as pas entendu ? »

Il frappa ses congas, juste derrière moi. Je bondis en riant un peu, je tremblais bêtement sous la force soudaine de son regard.

« Ça ne te fait rien, ça ? s'écria-t-il en se jetant sur les timbales pour un roulement fou.

- Non ! Je te reconnais trop ! »

Je fermai les yeux, le corps agité de spasmes.

« Encore ! »

Il poussa un cri de rage et d'excitation et se précipita vers sa batterie.

« Attends... Attends-moi, Vincent... J'arrive ! »

Nous rivalisâmes un moment de rapidité, moi en staccato, lui en roulements, sourires flous. Il me laissa poursuivre seul pour retourner vers les congas puis les timbales dont il sentait particulièrement l'appel. Il se fondit dans ma musique et je ne savais plus qui ne nous deux menait ou accompagnait, renforçait, sublimait l'autre. Je ne voyais plus ses mains, devenues trop fluides pour mes yeux. Je ne voyais plus grand-chose, les sons percutaient jusqu'à mes yeux et des halos blêmes envahissaient mon champ de vision. Mon corps transporté dans les airs, cette présence chaude...

« Attends-moi, j'arrive ! »

« Vincent ? »

Penché sur moi, il avait le visage flou, barbouillé de sueur, de larmes d'excitation, de marbrures rouges sur ses joues pâles, de cheveux dans les yeux. Tableau de la passion que j'embrassai à pleine bouche, attirai à moi pour enrouler mes jambes autour des siennes. Ses longs cheveux blonds dressèrent une forteresse autour de nos lèvres inséparables. Sa musculature aiguisée chatoyait sous ma peau. Nu, je me pressai contre lui pour me nourrir à nouveau de ce monde entier que j'avais longtemps négligé et oublié. Nos cellules s'ouvraient les unes aux autres, elles se confondaient pour créer un nouvel ordre. Nous fîmes l'amour, presque muets dans l'émotion de retrouvailles dévorantes qui firent monter des larmes à nos yeux et précipitèrent un cri de jouissance rauque dans ma gorge.

« Tu m'en fais voir, des choses... chuchotai-je, plus tard, niché dans ses bras émus de me savoir enfin abandonné à lui.

- Tu l'as entendue ? Je vais te tuer. »

Il y avait du sourire dans sa voix.

« Tant mieux. »




« Vous allez partir ? » 

Cela se sentait tant que cela ?

Andreas hocha la tête, résigné, et répondit à la journaliste :

« Ici, à Gratz, ils savent remonter le temps pour nous qui n'avons pas connu cette époque de joie mélancolique et dont les vinyles sont arrivés à nos aînés bien après la mort des groupes. De très jeunes musiciens angoissés sur scène nous donnent une image de ce que cela aurait pu être. La fumée dans la salle, les néons, les jeunes semblables qui nous entourent. Je comprends pourquoi Joris a voulu de nous, ici. Mais nous ne pourrons jamais égaler ces temps anciens, reprit Andreas. Je veux une musique qui s'étende comme une vague, qui se forge dans le temps, une musique capable de supporter des cathédrales de croyances, de tisser des liens jusqu'à... Je ne sais pas jusqu'où nous sommes capables d'aller.

- Idéalistes ! » clama un journaliste sarcastique pour dissimuler ses doutes.

Même épuisé, le teint blafard, des cernes sous les yeux et la voix rauque d'avoir crié la veille, Andreas. C'était l'une des premières fois qu'il réussissait à exprimer ce qu'il forgeait dans sa musique. Je songeai aux enfants, aux adolescents qu'il entraînait à notre suite, pour qui il avait systématiquement quelque chose de familier. Il incarnait une part immatérielle de chacun de nous. Il m'apparaissait comme le cœur, qui battait à en perdre la tête, de ces villes, ces cadavres gris. Il battait pour un monde qui voulait notre perte, il s'entêtait. Il n'y avait plus que cette musique désespérément optimiste qu'il m'avait bombardée dans la tête pour s'y immiscer avec un semblant d'innocence, cette douleur qui ne s'effacerait jamais, à laquelle nous avions voulu seulement donner une autre dimension, les larmes dans des yeux, sans honte, l'envie d'étriper ce monde et de lui offrir en trophée des entrailles bouillantes qui ne portent même pas la gangrène de l'avenir.

Mais en a-t-elle seulement, allons, en a-t-elle seulement ?

Joris, c'est toi qui fais les fantômes. Faire de nous des superstars comme on n'en fait plus, vraiment ? 

« Oui, nous sommes une belle jeunesse. Et on va le réinventer, le mythe. » déclarai-je.

Joris, tu peux les garder, ces vieilles chansons, brûle-les, pleure longuement dessus : jamais tu ne sauras rien écrire de si beau. Et tu sais quoi ? J'ai fait mieux depuis. J'ai bu aux océans cachés dans des coquillages, léché la suie qui suinte des écrans noirs percés par les étoiles barbelées. Mes lèvres s'attachent à la glace pour se déchirer sur l'aurore acide et brûlante et longtemps m'en resta dans la gorge ce goût de cri, cette amertume divine que dès l'enfance j'élis pour champagne.

J'ai vu l'air devenir inconsistant. Mille pas réunis, mille mains levées, mille voix à l'unisson, suffisants pour faire trembler la frêle réalité : ces pas, ces chants, furent un pas de plus vers le sommet de la montagne, éclaboussé bientôt par l'or sanglant, charnel de nos passions. Bras tendus. Au bout de leurs doigts, de l'autre côté de la fosse, propulsées par leurs voix qui chantaient, j'ai vu les lignes s'enchaîner à la musique et entourer nos cœurs.

Nous bâtirons nos passerelles. Ce ne sera pas une fête : ce sera une communion. Un instant pour se retrouver, et dans la mémoire duquel nous serons toujours abrités. On ne nous a rien laissé, puissions-nous au moins construire cela : un asile. Viens ma mémoire, viens mon avenir, je vous confonds et vous construis. C'est ainsi qu'il me faut vivre, avec l'intensité de l'abandon, avec l'intensité de l'amour, pour savoir y attacher quelque chose de moi, m'éparpiller pour ne pas me perdre tout à fait. Savoir, en strates sonores, ouvrir cet autre monde qui ne soit plus jamais étranger et auquel nous appartiendrions tous, où nous serions tous liés

Notre destinée noble et splendide.

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