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Nous rentrâmes à Ludz le week-end de Noël. Avec la bande des artistes, nous sillonnâmes un supermarché en échangeant les nouvelles, en achetant sans réfléchir tout ce qui nous faisait envie. Lillie chanta des comptines de Noël à la sauce punk pendant que nous finalisions les couvertures de nos albums, et les autres faisaient les chœurs. Nous trinquâmes à la signature de ce contrat aussi, même s'il m'était plus amer que le mousseux de premier prix qu'avait apporté Anka. Nos rires étaient aussi ébréchés que les fenêtres, neuf étoiles moins paumées dans la constellation qu'elles avaient forgée que dans leur foyer originel. Je pense que chacun de nous eut, à un moment ou l'autre, une pensée pour sa famille où qu'elle fût : le manoir sans âge de la famille d'Andreas, les îles des parents de Lillie et de son petit frère, les collines de Carlieux. Je songeai à Camille et son souvenir, soudain mêlé à la joie de cette soirée, fit trembler mes mains.

Je montai sur le toit pour lui téléphoner malgré l'heure tardive. Les tonalités s'évanouirent le  long des décorations usées qui se dispersaient dans les rues labyrinthiques, elles croisèrent mes premiers pas le long de la gare et maintenant, j'avais peur que Camille décroche. On ne décroche pas du silence, et je ne savais toujours pas parler. Mais la vieille usine m'accueillait toujours béatement, telle un havre. Les artistes avaient réussi à créer cela : ce lieu dont ils avaient coupé les liens avec le temps et l'espace. Eve m'avait prévenu : « Vous êtes reliés à cet endroit, maintenant. Tu vois, c'est d'ici que nous sommes. Peut-être que Franz reviendra, peut-être pas. Toi, je sais que tu ne peux pas rester là. On ne peut pas vous retenir, et je sais que ça ne veut pas dire que nous serons toujours dans vos pensées. J'aimerais seulement que l'on se souvienne de ce lieu comme d'un endroit où nous étions et nous serons tous connectés. Par-delà les époques que nous n'avons pas eu la chance de connaître, et malgré ses failles qui ne laissent que mieux passer la poussière. Ça veut dire que vous pourrez toujours revenir vous amarrer à ce port. »

Je n'avais même pas lu le dernier livre de Camille, c'était Lillie qui l'emportait partout. Sa couverture toute humide et bosselée ne portait qu'un mot : Métamorphoses.

Une boule de neige légère éclata dans mon dos, ses flocons étoilés jaillissaient autour de ma tête avec le rire d'Andreas. Je me mordis les lèvres. Il me dépassa en courant et bondit sur le muret, agrippé à mains nues aux barreaux de sûreté, avant de pousser un hurlement de joie :

« Vincent, viens ! Il est à nous le monde ! »


Le 31 décembre, une semaine plus tard, le Raum ouvrit ses portes au monde et nous y projeta en figure de proue. Je bus une bière à jeun avant de monter sur scène, et elle suffit, essence sur ma fatigue, à me faire tourner la tête. Je fis tourner de même la bouteille vide dans mes mains, narguant d'un sourire en coin Joris qui nous collait jusque dans les loges. Lorsque sortirent de scène les membres de Gazoïd qui avaient espéré la tête d'affiche et nous détestaient depuis, je saisis mon instrument. Oublie la maladresse de Joris, noie-le plutôt dans cette foule mouvante qu'il t'offre et ne pourra jamais te reprendre. Voilà : ils sont plus de mille, et ils sont venus pour nous. Mais loin des salles modestes, ce public n'a plus de visage. La musique née de tous leurs souffles fit retentir ses ondes magnétiques. La marche du violoncelle éleva son chant, cueillit en route la guitare, la voix puis les tambours afin d'étendre, au-dessus des rassemblements, cette voûte venue de frissons inconnus, attendus, espérés. Cris de rage extasiée sur Gloria, romances fantomatiques de Petrouchka, levée d'étoiles pour Oceans. La longueur qui nous était allouée, les rappels, les cris puissants qui venaient de la salle nous rappelèrent nos premiers concerts à la vieille usine. Andreas s'était défait du carcan de Joris et il entraîna Guillaume et Lillie à sa suite. J'entendais frémir dans mes oreilles, se répercuter jusqu'à mes doigts et dans mes reins ce murmure insidieux qui ressemblait à un rire... ou... à un sanglot.

Andreas ouvrit la fenêtre de la loge, à l'étage, et offrit un dernier morceau, rien qu'au tambourin avec nos trois voix, Lillie, Guillaume et moi, à ceux qui attendaient désespérément à la porte de sortie. Nous pliâmes des avions de papiers pleins d'autographes mais ils étaient malheureusement bancals et beaucoup n'arrivèrent pas à destination. Des rires et acclamations montaient jusqu'à nous. Guillaume finit par murmurer « Oh et puis merde ! » avant de s'élancer dans l'escalier. Il ne restait, une heure après la fin du concert, qu'une poignée de spectateurs aux yeux encore brillants, aux fronts encore moites malgré la neige. Lillie ne put s'empêcher de s'écrier : « Vous allez tomber malades ! » en signant des tee-shirts et des bras nus. « Je peux prendre une mèche de tes cheveux, Andreas ? » minauda une fille. Encore survolté, il ne put s'empêcher de lui tirer la langue, mais une expression de regret fugace traversa sa moue.

Dans les articles qui parurent les jours suivants, les connaisseurs louèrent notre maîtrise de la composition, les chroniqueurs félicitèrent, non sans une certaine incrédulité, notre puissance évocatrice.

« Tu peux être fier de toi, murmura Lillie en caressant mon épaule, l'es-tu ?

- Pas vraiment, mais ce n'est pas important.

- A quoi tu penses ?

- A ta nouvelle chanson. »

Elle sourit.


Joris avait programmé une promotion intense, des interviews et reportages vinrent rythmer nos journées. Certains étaient intéressants, je me souviens notamment de celle qui nous invita à parler longuement de nos instruments. D'autres se penchaient davantage sur notre vie privée. Andreas avait proposé de continuer prétendre être frères, afin qu'on ne posât pas de question indiscrète sur ma famille. « Il est hors de question qu'on parle de ma famille ! Mais tes parents, ils diront quoi ?

- T'en fais pas, je suis sûr que ma mère aurait voulu t'adopter. »

Ils nous poussèrent à réinventer notre histoire, à exprimer par des paroles flatteuses ce que nous éprouvions les uns pour les autres, ravis de trouver du sentiment à donner à ceux et celles qui en étaient assoiffés. Peut-être que certains se sont identifiés à notre histoire d'amitié, certains l'ont sans doute idéalisée. Ils nous faisaient inaccessibles, à les désespérer, en témoignaient les messages qui nous parvenaient, de plus en plus nombreux. Tous auraient mieux fait d'écouter les leçons de musique d'Andreas et les poèmes de Lillie.

Joris s'entourait de jeunes groupes qu'il faisait jouer dans son appartement. Nous étions censés nous succéder au hasard sur la petite scène, ou jouer au gré de nos envies dans un coin du loft, mais l'ambiance était à tout sauf à la bohème dont il rêvait. C'était guindé, soupçonneux, faussement effronté, une bataille d'égos. Je regrettais les couloirs du Barthalomaeus. Il organisa aussi des concerts privés, des concours, une panoplie élitiste qui nous gênait aux entournures, dont il nous avait revêtus si rapidement, si loin de nos habitudes que nous n'avions rien compris et ce n'est qu'en y repensant que je prends la mesure de tout cela. Notre intimité même était réduite à néant, entre le van, l'hôtel, les déplacements incessants. Un matin où nous nous étions réveillés trop tôt pour nous lever et trop tard pour nous rendormir, Andreas effleura tendrement ma hanche. Je pris sa main, simplement. Je commençais à me sentir un peu trop mal pour cela. 

Mais cette tournée... ! Oh, la scène, c'était toujours exaltant ! Alors qu'il m'était impossible de composer car nous n'avions ni studio ni moment libre, je jouais, ivre et enflammé, à m'en faire engueuler dans les coulisses ensuite. La scène était devenue notre seule planche de salut, notre seule respiration. Joris nous avait pris tout le reste... Parce que nous l'avions laissé faire.

La route, à nouveau.

Encore une soirée.

Encore, la rencontre violente et stupéfiante des foules.

La seule émotion qui me retenait, au bord du précipice, malgré son inconsistance, son insuffisance. J'avais rêvé de célébrations infinies et les soirées publiques qui se succédaient étaient interminables, dépouillées de festif. Chacune me laissait un goût un peu plus amer, une sensation plus outrageuse d'absurdité. J'avais imaginé l'ambiance de la vieille usine en un peu plus exaltant, nos communions en un peu plus tangibles. Or, nous étions confrontés à des histoires de fantômes, ces êtres rencontrés une fois, collectés ou aussitôt oubliés, et pour qui nous devenions peu à peu des phares, sans n'en rien savoir. De plus en plus de public chantait et dansait mais aussi de plus en plus de personnes nous entouraient, pleuraient en nous serrant dans leurs bras, ou assaillaient nos joues, nos lèvres, nos corps, parfois. Quel sens cela avait-il encore ? Étaient-ce des liens ? Je ne me sentais plus armé pour leur répondre, passager d'une nuit, et je n'avais aucune solution pour rendre cela plus acceptable. Nous n'étions plus les humbles joueurs de flûte du village : il nous fallait nous accorder avec cette foule instable et incertaine qui avait le sentiment de nous connaître, nous comprendre et nous aimer. Je perdais de ma substance. Il m'arriva de boire jusqu'à baigner dans cette inconsistance. Andreas ne s'éloignait pas de moi mais nous ne nous parlions plus. Appelé partout, il faisait de son mieux pour me concilier avec ses admirateurs. Je le regardais. Il parlait et riait avec tout le monde, il donnait de son sourire comme de son âme et je crevais de peur à l'idée qu'il se fasse abuser.

Joris.

Mais qui étais-je pour prétendre le protéger ? Je perdais confiance et me voyais, agité dans une vaine fébrilité, à la recherche d'un spectre qui saurait me révéler une histoire que je puisse chanter, qui m'inspire suffisamment. J'imaginais, la belle affaire ! Je brisais mes émotions pour en disperser les fragments, petit Poucet énigmatique qui éparpille le monstre caché en lui.

Et puis un soir, je ne le vis plus, tornade blonde passée en trombe devant moi. Le défi, en haut du building, conquérant des toits du monde. Il m'attendait, dos au mur, un sourire radieux aux lèvres. Plus je m'approchai, plus ce sourire se décomposait. Il se tourna vers le vide quand je fus trop près.

« Ne sont-elles pas douces ces chaînes d'admiration et d'exaltation ? »

Je ne répondis pas. Il sortit des feuilles froissées de sa poche, des lettres. 

« Je ne peux pas leur répondre ! Pour moi, que sont-ils ? Une assemblée de sans-visages...

- Ce sont eux qui te répondent, toi tu es le premier à donner, sur scène... »

Il étouffa dans son poing fébrile un grognement de rage et de dépit.

« Est-ce que je suis trop orgueilleux ? Peut-être que ces enfants perdus nous préféraient plus humbles, quand on faisait à peine sonner les quatre coins de notre ville... Suis-je si anormal ? Jusqu'ici je me suis battu pour jouer de la musique, mais on dirait qu'à présent ma vie ne m'appartient plus à moi seul. Il y a tous ceux qui pensent à moi, qui pleurent et rient pour moi chaque seconde au point qu'ils ne vivent plus vraiment pour eux-mêmes. Jamais je n'y arriverai !

- A quoi ?

- A... Me reconnaître. M'appartenir... Regarde-nous ! Chacun de nous est devenu un fantôme mêlé de nous quatre, un fantasme, une illusion revêtue des paroles qui nous font et nous défont. Plus nous parlons de Lignes en interview, plus j'ai l'impression qu'elles se pulvérisent et deviennent vaines. Ce n'est pas de paroles que nous avons besoin ! »

Il pressa sa tête dans ses mains. un sanglot sans larme défigura sa voix :

« Ça recommence comme avec... Elles... Comme avec ma famille ! »

Mon cœur s'affola. Je balbutiai :

« À la fin de la tournée, on retournera à Ludz !

- Mais ça ne sera plus comme avant !

- Ce n'est pas ce que tu voulais ?

- Oh oui, je l'ai voulu... mais pas comme ça.

- Je croyais que la scène te rassurait !

- Non, c'est moi qui l'ai cru. Suis-je bête... Et tu m'en préservais toi. Tu m'as fait voir autre chose ! »

Il prit une inspiration palpitante et reprit, la voix sourde :

« Je suis avec toi. Ce n'est plus comme avant. »

Il saisit mon petit doigt avec le sien :

« Répète-le. Ce serment. »

Je fermai les yeux, le cœur déjà tordu d'angoisse. Ce serment du premier jour, du premier baiser. Rien n'était encore accompli, alors, mais déjà l'air se félicitait puisqu'il venait de réunir nos deux âmes.

« Nous allons jouer jusqu'à ce que nos voix se brisent. »

Traître. Voilà huit mois que je me retiens de la faire hurler, pleurer, désespérer, ma voix. Ma musique mène au désespoir, c'est la détresse-même et moi j'ai cru pouvoir être heureux. Alors ? Faut-il vraiment en arriver là, Andreas ? Ne peut-on pas rester suspendu, en équilibre ?

Tu sautes avec moi ?

« ARRÊTE ! »

Il tourna la tête vers moi comme si j'avais crié. Ses yeux irradiaient.

« Vincent.

- Oui ? » murmurai-je.

Silence silence

Bam bam

Il recula le long du parapet, en frappant les barreaux un à un, son regard toujours planté dans le mien. Mon cœur trébucha.

« Tu n'as pas oublié le chaos, dis ? »

Bam !

« Les lignes, les vraies ? »

Bam !

« Qui pourra encore pleurer si on lui fait vivre ces visions-là ?! »

Bam !

« Rien n'est fini, Vincent, rien n'est arrêté ! Construisons, c'est toi qu'il me faut ! »

Bam !

« Il y a une ligne, il y a une voix entre toi et moi ! N'oublie pas la raison pour laquelle nous nous sommes rencontrés ! Tu te souviens ? »

A l'autre bout, sa voix se brisa dans la nuit.

« Où es-tu Vincent ?

Est-ce que tu m'entends ?

Je ne te reconnais plus.

Comment vais-je faire si tu ne joues plus...

Et toi, que vas-tu faire ?

Es-tu vivant ?


Es-tu mort ? »


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