4.2
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Je ne saurais dire à quel moment exactement se produisit la rupture. A quel moment sommes-nous passés de la fougue créatrice à une manie furieuse et insensée ? Je me souviens seulement m'être un jour réveillé tous les fils déliés entre les mains.
Nous avions commencé avec un enthousiasme dévorant, il pressait nos âmes excitées les unes contre les autres. Guillaume, curieux, apprit rapidement à maîtriser les machines. Après avoir tout enregistré au studio et trouvé les sonorités bien plates, nous avions joué dans la vieille usine pour apprécier ses échos humides, même en plein été, et les sons métalliques de ses rambardes secouées par un souffle. Andreas nous conduisit sur le toit et moi dans le creux d'un escalier aux réverbérations parfaites, me semblait-il. Nous tentâmes ensuite de jouer tous en même temps et de capter notre énergie multiple. Mike nous filma. On y voit Guillaume serrer les mâchoires. À quoi bon parcourir les lieux, je voulais saisir la parfaite intention ! Un peu comme en concert, où nos émotions étaient écorchées, un peu comme lorsqu'une fusée d'inspiration tourbillonnait de ma nuque à mes doigts, je voulais cette foi impérieuse et indestructible, au moins une fois, au moins cela ! C'est la seule chose que je peux transmettre !
Je ne sais plus à quel moment je commençai à effacer systématiquement ce que nous enregistrions. Le guitariste hurlait à chaque fois que je supprimais un dossier. « Tu es MALADE ! Andreas, bordel, mais retiens-le ! » Ces pistes étaient parfaites, toutes, je le savais, mais aucune n'était idéale. C'était si petit, si réduit, figé, mort. Lillie sauva quelques pistes parmi celles qui ressemblaient à quelque chose, et il mixa, seul dans la nuit,
Aveugle, aveugles
Où s'arrêterait-il dans la profusion d'arrangements, même minimes ? A quel moment le peintre décide-t-il que sa toile est achevée ? Comment savoir quelle nuance allait nous faire chavirer dans l'œuvre d'art ? Guillaume, laisse-moi entrer, décider avec toi, ne m'arrêtez pas, je meurs de faim ! Je meurs de peur ! Il me faut la vitesse du train, le long et sinueux gémissement des rambardes de Lech lorsqu'il les façonne, il me faut l'épuisement épique des géants de Ludz, géants de poussière morte ! Comment mettre de cette poussière dans la musique ? Son odeur ! L'éblouissement blanc !
« PUTAIN DE MERDE ! jurait Guillaume. Tu l'as encore plus déglingué, Andreas !! Encore plus démesuré. J'pensais pas ça possible. Merde ! »
Voilà. C'était là, la rupture.
Andreas galopait droit devant l'éternel mais je ne parvenais pas à me confronter au Mouvement 2. J'avais la sensation d'être allé dans le sens inverse, depuis le début, avec lui : les légendes apocalyptiques de Carlieux avaient précédé les histoires d'enfants perdus de Ludz, qui, elles, avaient été racontées avant la cosmogonie qui se faisait et se défaisait dans les Mouvements 1 et 2... Les fresques inachevées d'Iwan perdues dans le noir me revinrent en mémoire et je frissonnai. Andreas saisit mes épaules, les doigts enfoncés dans mon cou et murmura si près à mon oreille que sa respiration plus que sa voix me souffla ces idées :
« J'ai renoncé aux danses anciennes que mes parents m'ont laissées en héritage, je n'en connais plus les pas. Leurs fêtes infiniment répétées sont comme des villes fantômes. Il n'y a ici rien pour nous, rien que toi, le chevalier du chaos, l'artiste d'un monde informe et puissant où tout est à construire.»
Son regard fauve me fit frémir.
« Mais pour ça, il te faut remonter à l'origine. Va, va, va ! »
Je fermai les yeux.
Half underwater
I'm half my mother's daughter
Une pluie de ville inonde le trottoir et s'infiltre sous la porte du garage, du studio. Viens, déluge, emporte tous les instruments et libère-moi. Mais seules mes chaussettes s'y détrempaient. Où est passée l'audace de l'univers ? Le casque sur les oreilles je comparais pour la quinzième fois les pistes de violoncelle. Aussi subtiles soient-elles, je percevais les nuances qui les distinguaient et il m'était impossible de choisir la « bonne » version, ni même la meilleure.
« Repense au jour où tu l'as composée, suggéra doucement Lillie.
- C'est Andreas qui l'a composée.
- Encore mieux. »
Perséphone semblait si lointaine, dans les étendues vertes et dorées de Carlieux. Un autre monde. L'avais-je rêvé ? Pourquoi pas, s'il pouvait m'être permis d'y retourner en rêve, spectateur de l'insaisissable. Non, Carlieux avait été teinté d'un ennui abyssal. Je me souvenais du stage qu'Andreas avait organisé, rassemblant autour de lui tous les enfants désœuvrés.
Lillie s'assit à côté de mon pauvre corps avachi par terre et prit ma main.
See V, run V.
Un espoir.
« Tu l'as dit toi-même : tu veux vivre. »
Je m'égarais dans des complexes aux escaliers rompus, aux miroirs déformants : « Speculum mentis » dirait Camille. J'avais déniché tant de fantômes sans trouver le mien.
« Si la perfection existait, je n'ai aucun doute quant au fait que tu l'aurais déjà atteinte. Seulement ça n'existe pas, et quand tu l'auras admis, tu ne t'encombreras plus de regrets : il n'y aura rien à regretter. »
Elle se leva. Elle se déplaçait avec une assurance fascinante dans le studio, vêtue d'une longue chemise blanche, à la fois légère et solide, terrestre.
« J'essaie ! Je te jure ! »
Guillaume invita les artistes à une soirée chez nous, fier de leur faire écouter son mixage.
« Cet album est superbe, s'écria Lech, ça n'est pas du tout un travail d'amateur. On sent qu'il a été fait dans un cercle. Je vous assure, rit-il devant nos quatre moues dubitatives. Évidemment, quand on vous a entendus en direct, ça n'a pas la même ampleur, mais c'est loin d'être une catastrophe sur laquelle se lamenter.
- Il manque quelque chose.
- Vous vous référez trop à vos concerts, grimaça Eve. Haut les cœurs, écoutez d'autres disques, prenez l'air, un peu ! Tenez, on va graffer la ruine de ce vieux pont, venez avec nous, on vous prendra en photo ! »
La pluie diluait la peinture dont ils barbouillaient nos joues. Mike filma nos mines en gros plans saturés, visions déformées des toits de Ludz, du bowling détraqué, fissures et pavés, à nous les épaves. Ils leur ajoutèrent des couleurs de néons, le soir, sur les murs du studio qui empestait l'humidité. De la buée s'échappait de nos lèvres et mes tympans bourdonnaient, martelés par leurs paroles et chants. Je ris, même. Une soirée de répit, une, avant la cafétéria puis enfin la route vers une nouvelle salle, pour remplacer au pied levé une première partie.
Quand tout le monde quitta le studio, Andreas referma la porte sur nous. Son sourire en coin m'électrisait, ou peut-être étaient-ce ses mains sur le clavier. Je doublai sa mélodie, une, deux fois, puis il me la légua, préférant ses percussions. De la longueur, toujours. Il me pressa doucement en insistant, afin que cette phrase se fît plus intense, incarnée. Ma respiration s'intensifiait. À la troisième reprise, qui commençait à prendre forme, il murmura en enregistrant un loop : « Vas-y... Tu tiens quelque chose. ». Je nouai mes legatos aigus par-dessus le frémissement, au même rythme que la respiration d'Andreas lorsqu'il dormait, comme une sirène lointaine. Au-devant, ce souffle imperturbable. Je poursuivis ce chemin jusqu'à ce que tous les souffles se confondent, errai dans un bruissement d'où naquit un envol, doublé d'une seconde voix, brefs, de plus en plus hauts, à bout de souffle.
Andreas réapparut derrière mon épaule. Sa bouche alcoolisée chercha la mienne, incandescente. Nous passâmes la nuit au studio, blottis sur le canapé malodorant, emmitouflés dans nos vêtements où, à travers les failles, nos mains froides cherchaient l'étourdissement.
Les deux autres groupes de la soirée, les Wiesel et les Edel Denke, étaient populaires dans le milieu post-rock qui peuplait le quartier et ils nous accueillirent avec un engouement généreux. Des conversations légères auxquelles je ne comprenais pas grand-chose éclataient dans les studios. Il s'y entrechoquait des accents enthousiastes dans une langue pleine de mystères et mon trac cascadait, nourri par cette magie de l'instant. On nous offrit des cafés, des bières et des sandwiches. Je chantai en allemand avec Lillie. Elle portait un jean déchiré et sa longue chemise qu'elle avait resserrée à la taille, par-dessus un haut à dentelle. Lukas, un guitariste des Wiesel, tressa ses cheveux en couronne floue. Du conduit qui menait à la scène, en attendant le signal, montait déjà la rumeur de la foule par vagues électriques. Les premiers rangs acclamèrent notre entrée.
Le concert dura le temps d'un éclair... « Une vague », dirent certains après. « Le saut admirable et éphémère d'un athlète à la perche », toujours trop vite, et moi je cours derrière. Eike, le chanteur des Edel Denke, me donna une tape dans le dos et demanda en anglais : « Vous venez avec nous à l'after ? » Il nous parut délicat de refuser malgré la fatigue qui commençait à poindre sous une dernière foulée d'excitation qui s'étendait, pleine comme la nuit.
Le club grouillait d'invités. Andreas et Lillie dansaient, Guillaume conversait, enjoué, avec des filles. J'acceptai tous les verres que l'on m'offrait en espérant y puiser un rire aussi éclatant et naïf que celui du guitariste quand il buvait. Eike trinqua avec moi. Il s'efforça de parler anglais et je compris qu'il ne vivait pas de sa musique mais que voir des jeunes aussi audacieux que nous lui donnait du courage. A sa place, je crois que cela m'aurait déprimé, néanmoins je m'en réjouis pour lui. Il hésita à me l'avouer mais il avait craint que nous soyons un groupe trop adolescent pour assurer leur première partie. J'éclatai enfin de rire, et lui de bon cœur avec moi. C'est très beau l'adolescence, ne grandis jamais, qu'aucune cuirasse ne recouvre la boussole de tes émois. Il adressa un signe de la main à quelqu'un derrière moi : « C'est Joris, un producteur, je vais vous présenter. »
Mon cœur manqua un battement.
Le regard fuyant d'arrogance comme s'il n'avait pas le loisir de me regarder, Joris s'écria : « Tiens, le fameux batteur n'est pas là ? » Il me tendit un verre, toujours sans me regarder aussi l'attrapai-je maladroitement. « Curieuse, votre musique, nouvelle génération, nouveau genre... Atypique. Faussement rock, faussement classique, faussement joyeuse. Et pourtant réellement captivante. La salle était réceptive. » C'était son indifférence calculée qui sonnait faux tant son regard parcourait la salle à la recherche de... « Ah... Le voilà. » Je tournai la tête vers la piste de danse où Andreas se mouvait avec élégance, entouré de filles et gars qui n'osaient trop s'approcher de leur bonheur. « Bon sang, Andreas... ! C'est vraiment lui, le petit prodige qui jouait avec Cassandra et Elena ? C'est étrange de le retrouver aujourd'hui...»
Ma bouche s'assécha.
« Que voulez-vous dire ?
- On l'a tous connu, tu sais. Il avait un tel magnétisme. Des êtres comme lui, il n'en naît pas souvent.
Tu ne remarques pas ça ? Il a quelque chose de surnaturel, une aura. A l'époque où il jouait avec ces filles, en dépit de sa jeunesse – ou grâce à elle, qui sait ? - c'était lui qui attirait les foules. J'ai vraiment cru qu'il était fini quand elles se sont écroulées. Leur fin a été lamentable. Je leur en ai voulu. Elles ne faisaient pas le poids, elles ont été trop fragiles. Andreas est plus coriace, beaucoup plus déterminé. Il sait ce qu'il veut, c'est irrésistible. Michelle me l'a dit : il a besoin d'autre chose !
- Autre chose ?
- Ne fais pas l'idiot. Tu crois qu'il est fait pour ce genre de club ? Trois cents spectateurs ? Tu plaisantes ! Il est fait pour les foules ! Regarde-le... Personne n'aurait pu douter qu'il deviendrait bon et pourtant personne n'aurait pu croire qu'il changerait tant, ni en si bien... Vous trois, ne tardez pas. Il est dans la fleur de l'âge. Il vous faut sans tarder des salles et de la musique à la hauteur du talent d'Andreas ! »
Une bouffée d'indignation jaillit dans ma poitrine.
« Et de la musique.
- Remettez-vous en à moi. Je m'assurerai que vous n'ayez besoin de rien. Je m'assurerai que votre musique sera reçue et acclamée partout où vous irez... Et très vite ce sera aux quatre coins du monde ! Tu n'as encore rien vu ! Tu seras entouré de fans, et vous recevrez l'aide dont vous avez besoin : des membres de session, des professeurs et compositeurs... Vous allez faire des rencontres inoubliables ! Vous composerez tout ce que vous voulez. »
Je me tournai vers Andreas. Sa chemise relevée sur les coudes dévoilait ses avant-bras nervurés et puissants. Même là, c'était sa musique que je percevais, ses bras forgés sur la musique : musclés et infiniment délicats, capables de saisir chaque nuance de son lorsqu'il frappait ses percussions. Son sourire apparaissait et disparaissait dans l'ombre. Lorsqu'il s'aperçut que je le contemplais, il bondit vers moi, suivi par un ballet d'adolescents. Il les fit parler d'eux et entretint joliment le mystère autour de nous. À force de les dévisager, je déchiffrais sur les faces l'euphorie de la fête, l'admiration, la joie d'être entouré d'amis, la béatitude de l'ivresse. Joris avait posé une main possessive sur l'épaule de notre batteur qui affichait un sourire de chat féroce.
Camille m'avait prévenu : « Si tu t'arrêtes pour ramasser les trophées, tu seras vaincu. »
Est-ce que Michelle avait raison ? Étais-je trop égoïste, orgueilleux, fier et exclusif ?
Au point de dégringoler et les entraîner dans ma chute ?
Je hochai la tête à une interrogation muette.
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