4.1

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L'été s'éternisa, suave comme du poison.

Guillaume fut le premier à s'échapper pour retrouver les collines de Carlieux. Lillie invita Lech avant de s'évader à son tour. Fauché, j'avais dû retourner à la cafétéria, plus huileuse et infecte que jamais dans la moiteur estivale. Les clients étaient rares, le personnel somnolait, appuyé sur un balai, accoudé au comptoir, déformé par l'air tout ondulé de chaleur. Le ciel toxique continuait de déverser sa poussière blanche qui nous pénétrait tous et nous plongeait dans un monde surréaliste où tout était trouble et ralenti, comme dans un rêve halluciné.

Je travaillais une poignée d'heures le soir, ce qui me permettait de dormir lors des moments les plus étouffants de la journée. A peine rentré, je me débarrassais de mes vêtements et m'effondrais, étourdi, sur le lit. Andreas avait tendu tous les draps de l'appartement au-dessus de nos têtes pour nous protéger des rayons et des moustiques. Nous étions seuls au monde, dans cet air brûlant, peau contre peau, sous cette membrane ardente, baignés de nos moiteurs confondues. Nous ne dormions pas complètement, pas toujours en même temps, mélangeant nos rêves et nos idéaux sur des musiques de cosmogonies.

Il était nimbé de bonheur.

« Joue encore, Vincent.

- Andreas... »

Son regard légèrement soucieux, le sourcil à peine froncé. Non, aucun nuage sur notre été ! Pas même

ce souvenir glaçant

« Attends, Andreas, attends... Elle est si proche et si palpable, à chaque instant... Je ne veux pas l'entendre aujourd'hui... Je veux être avec toi.

- Tu es à fleur de peau... murmura-t-il de sa voix grave.

- J'ai peur de sombrer... Je l'ai toujours connue, tu sais. Elle m'a guidé depuis le début. Je la crains, je sais bien... Mais elle m'attire... J'ai peur, je ne sais pas quoi faire.

- Quoi que tu fasses, je suis avec toi... »

Dans la torpeur de l'été, des visions d'incendie me revenaient. Seuls dans l'appartement bien trop grand pour nous, Andreas et moi communiions secrètement, effrayés à l'idée d'apprivoiser un jour l'urgence irraisonnée qui nous précipitait l'un vers l'autre.


Le jour où Lillie et Guillaume rentrèrent, nous arpentâmes les ruelles, un peu étourdis. L'été à Ludz était une chose effroyable. Certains chanceux avaient pu s'exiler ou trouver un emploi, les autres s'enfermaient, accablés par la chaleur. Désœuvrés, ils erraient la nuit dans les rues, en bandes muettes, lourdes, vêtus de tee-shirts informes, à la recherche d'un petit trafic qui leur permettrait d'aller au cinéma ou au bowling à la moquette râpée et noircie, dernier vestige d'un immense complexe d'amusements. Le cœur nous serra tous les quatre à la vue de ses miroirs piqués et ses ferronneries patinées qui luisaient faiblement sous les néons bleus. Nous rejoignîmes la vieille usine où ne traînaient qu'Eve et quelques-unes de ses amies qui nous accueillirent joyeusement. Nous nous prélassâmes sur les banquettes, à l'abri, dans cette ombre froide, de la démence du dehors. Lillie souriait, sa chevelure rousse gorgée de soleil, insensible à la cendre qui pleuvait du ciel.

« Suite du programme ? demanda-t-elle, je suppose que toi et Andreas avez avancé le Mouvement 3...

- A moins que vous n'ayez des dates pour une autre tournée ? » s'écria Guillaume, les joues brunes encore fraîches des rondeurs de Carlieux.

- Alors comme ça vous vous payez des vacances et nous on n'a même pas le droit de se reposer ?

- J'y crois pas, Vincent est incapable de se reposer ! 

- Moi je veux bien croire que vous avez passé vos journées au lit mais pas pour vous reposer...

- Ferme-la, sale jaloux !

- Tellement... soupira-t-il en coulant un regard langoureux vers Andreas.

- QUOI ?

- Je blague, oh bon sang, Vincent !! tu vas nous claquer dans les doigts !

- Justement, coupa Andreas, il est plutôt temps qu'on se remette au travail. »

Le sourire en coin de Guillaume se fige dans un pli songeur.

« Michelle m'a envoyé un mail hier, elle a continué de diffuser notre musique pendant la tournée avec les Forceuses et évidemment, depuis Sons of Noiz, elle a eu des retours plus importants.

- Le festival vous a propulsés ! intervint Eve. On vous a vus sur internet. J'ai entendu parler de vous par des inconnus, il y a plusieurs chroniques qui vous font de beaux éloges !

- Oui, reprit Andreas en riant, elle m'a donné les liens, on les lira plus tard. Il faut qu'on la rappelle ce soir, je pense qu'elle va nous demander de concevoir un album : la maquette de décembre est trop vieille, trop brève aussi.

- On peut continuer des donner des concerts dans la région pendant ce temps, en essayant de ne pas trop nous éloigner, ça nous permettra de tenir le coup financièrement. Vincent a repris son travail à la cafétéria.

- Excellente idée ! approuva Eve. Et nous, on s'occupera de vos jaquettes si vous voulez, vous pourrez même proposer deux albums : un blanc à prix libre et un prix minimal pour ceux qui auront des livrets.

- Je pensais au téléchargement aussi... ! »

Les idées et projets s'égrenèrent ainsi durant toute l'après-midi, au son de Thom Yorke. A la nuit tombée, nous nous réunîmes dans le salon pour un skype avec Michelle, vêtus de rien : un jean découpé aux genoux (il ne m'en resterait plus que deux pour l'hiver) et un tee-shirt déjà trop encombrant. Cette légèreté vestimentaire était semblable au dénuement qui habillait notre appartement. Nous nous sentions plus libres de respirer dans ce vide. Des éclats de voix nous parvenaient de la ville plongée dans l'ombre et le train aérien égrenait les quarts d'heure.

Michelle était radieuse, elle nous salua avec davantage de tendresse et d'excitation que d'ordinaire. Le remplacement in extremis des CarniBal nous avait fait remarquer au-delà de ce que nous eussions pu espérer. Plusieurs salles nous rappelaient et la maison de production Sonnenbrille, sous la direction d'un certain Joris qu'elle connaissait bien, envisageait de produire notre album et de nous faire participer à la soirée d'ouverture de son nouveau club, le Raum, en décembre.

« Il a des studios, des contacts avec les conservatoires qui peuvent vous proposer des accompagnements artistiques et techniques... Rappelez-le le plus tôt possible pour vous préparer et enfin enregistrer un vrai album.

- Mais Michelle, les Forceuses nous ont prêté du matériel, j'aimerais mieux enregistrer cet album par nous-mêmes.

- Ça va vous demander un travail titanesque, répliqua-t-elle avec une moue dubitative. Vous êtes d'excellents compositeurs mais il y a un monde entre la composition et la production. Un bon technicien saura mieux mixer vos morceaux et les produire dans leur forme la plus impeccable pour l'album. Je pense qu'à votre niveau, vous ne devriez vous soucier que de composer et d'interpréter.

- Mais oui ! acquiesça Andreas, le studio maison, c'était en attendant, mais on n'en a plus besoin.

- On n'a peut-être pas besoin de signer, insistai-je. J'ai envie d'essayer. J'aimerais savoir si ça ne vaut pas mieux de faire ça nous-mêmes. On sera plus libres, ce sera plus personnel... Tu as entendu comme moi ce qu'a dit Eve : on pourra continuer de proposer du téléchargement à prix libre, c'est ce qui a fait notre succès jusqu'ici !

- ... Et qui fait que tu dois toujours bosser, répliqua Michelle. Signer avec Joris, c'est l'assurance d'un statut, une distribution et une promotion régulières, un appui médiatique. En un mot : la sécurité. En outre, vous pourrez obtenir une avance.

- Mais on gagnerait davantage sur les ventes d'albums si on se produisait nous-mêmes, non ? m'appuya Lillie.

- Oui, et on serait propriétaires de nos titres.

- Je n'ai pas composé grand-chose mais je trouve ce dernier point important » décida Guillaume.

Andreas était resté muet, son regard vif balançait entre moi et Michelle. Je repris :

« Tu dis qu'on a du succès, alors on peut tenter ! Toi, tu veux continuer de travailler avec nous ? »

Elle ne répondit pas immédiatement. Je sentais qu'elle observait Andreas sur son écran. Ce dernier ne put, ou ne voulut, soutenir ce regard et affichait un sourire en coin.

« Vous sortez d'une tournée avec les Forceuses d'Avalanches qui vous a permis d'aller à la rencontre d'un public enthousiaste, dans de grandes salles. Le retour à votre vie d'avant risque d'être plus brutal que tu ne l'imagines. Vous êtes encore très jeunes et vous semblez n'avoir qu'une vague idée de ce qui vous attend. Ce n'est pas un reproche : je vous conseille d'être prudents. Mon objectif était de relancer la carrière d'Andreas. Joris est mieux placé que moi désormais pour vous faire progresser. Vous pouvez déjà le contacter pour un contrat de management, sans forcément parler déjà d'album, même si la question viendra rapidement, c'est son domaine. Mais en tant que manager, déjà, il assurera mieux que moi.

- Pourquoi pas... concédai-je.

- Laissez-moi vous mettre en garde : l'orgueil, c'est utile. Quand c'est de la fierté mal placée, ça dessert. Vous êtes arrivés arrivé ici par vos propres moyens, certes, mais il reste une masse de travail et vous allez avoir besoin de conseils de personnes qui s'y connaissent mieux que vous. Tu vois, Vincent, on t'offre une table de mixage, certes, mais les micros, qui te les paiera ? Et qui va superviser l'enregistrement, avec l'oreille qu'il faut pour équilibrer les parties, ajouter les effets qu'il faut pour tailler vos petites œuvres d'art ? Tu crois vraiment pouvoir être impartial ? Tu ne peux pas donner partout. Tu ne peux même pas jouer sans travailler à côté, d'après ce que j'ai compris ! De la part de mes autres groupes, ça ne m'inquiète pas, mais je connais ton tempérament désormais. Tu crois que tu vas tenir longtemps comme ça ?

- J'en sais rien, me rebiffai-je, j'ai juste envie d'essayer ! Tu me menaces ?

- Bien sûr que non, je t'avertis. »

Je soupirai.

« Et vous, qu'en pensez-vous ? demanda-t-elle aux autres.

- J'ai confiance en Vincent, assura Lillie.

- Même chose, assura Guillaume. On va commencer très vite. Si jamais on se rend compte que ça ne va pas, on pourra toujours rappeler Joris.

- Moi j'aime travailler avec vous trois, si on doit enregistrer, je veux voir ce qu'on est capable de faire. Ça va être formidable ! » s'exclama Andreas.

Il souriait, mon percussionniste, le regard légèrement voilé. Une chronique l'avait surnommé « le revenant de dix-sept ans ».

« Vous vous compliquez la tâche, soupira Michelle. Et je ne suis pas sûre que vous gagnerez plus que vous ne perdrez. Néanmoins, je suis de votre côté. Je le serai toujours. Je vais continuer de chercher des concerts pour vous cet automne, et ensuite je vous redirigerai vers Joris. »



Les murs du studio furent bientôt couverts de titres de chansons, de prises de notes, barbouillés de traînées de peinture colorée qui prétendaient mettre en évidence des liens entre nos titres mais étaient surtout l'expression de notre enthousiasme : « On peut TOUT enregistrer !

- Toutes celles de Carlieux !

- Et toutes celles de Ludz ! Ça fera un super album !

- Pourquoi pas un double CD ? »

Guillaume, moins impliqué, naviguait sur la toile afin de glaner des techniques d'enregistrement : « Il va nous falloir un ordinateur plus puissant...

- On en empruntera un. On va déjà enregistrer une piste témoin pour s'entraîner. »

Une nouvelle ferveur nous liait tous les quatre : Guillaume apprenait à manipuler le matériel, Lillie discutait avec les artistes des illustrations de nos jaquettes, Andreas et moi déjà engloutis dans les détails de certains morceaux, nous réveillions parfois au milieu de la nuit pour griffonner une idée et discutions sans fin, sans parvenir à nous endormir, excités et anxieux à l'idée de figer nos pièces. Nous nous encouragions et découragions à tour de rôle :

« Allez, ne t'en fais pas, de toute façon, on continuera de jouer, notre musique évoluera sur scène !

- Nos auditeurs écouteront plus souvent le disque que nos concerts...

- C'est ça le problème...

- Comment on fait pour clore ça ?

- Au fur et à mesure qu'on trouvera mieux, on n'aura qu'à diffuser ces différents mixages en téléchargement... »

Nous ne dormions pas et nous nous égarions. Nous agencions, défaisions et agencions à nouveau. Sobriété mélodique et strates phoniques pour Arlequin et Hide & Seek, crescendo à définir pour Berlin 1920, et Perceval... Et Echoes. Comment ne pas les écraser alors que leurs thèmes réclamaient le plus bel enrichissement ?

« J'ai tellement l'impression d'oublier quelque chose, c'est pas fini, c'est pas fini... »

Il prit mon visage défait dans ses mains.

« Ecoute, je crois qu'il faut laisser les mouvements 1 et 2 de côté... Je te promets qu'on les composera bientôt ! ajouta-t-il très vite. Moi aussi ça me déchire de ne pas composer... Pour le moment, contentons-nous de travailler les chants de Carlieux et Ludz. Écoute ! s'écria-t-il en se levant, Carlieux, c'est une histoire ; Ludz, plus qu'une ambiance, c'est une construction toute entière ! Écoute ce que nos compositions ont pris comme profondeur et élévation ! Voyageons, tissons, cherchons le reflet des étoiles dans l'océan avec ces chants, nous en sommes capables. Nos clowns tristes attendent d'entrer dans la danse, les enfants perdus cherchent leur royaume... »

Comme nous l'avions décidé, nous continuions de jouer dans les bars de la région. Nos noms accrochaient les murmures. J'aimais l'intimité de ces petites salles : nous soutenions le regard des spectateurs, nous les voyions rougir, nous sentions leurs peaux frissonner... Je saisis un soir le regard d'une jeune fille blonde, au visage anguleux, timide derrière des lunettes à large monture. Elle avait dessiné des lignes autour de son poignet.

« ARRÊTE ! » s'écria mon souvenir.

J'admirais Lillie, capable de chanter et d'être une seule personne, entière. Il m'avait fallu la ligne. Il m'avait fallu Andreas et maintenant...

« Laisse-le partir » avait dit Lillie.

ARRÊTE

Un voile glacé tomba sur ma conscience. Je me rappelais si nettement cette inflexion impérieuse.

ARRÊTE

« Arrête de penser ! » dit Andreas en passant sa main sur mon visage.

Nous étions rentrés, couchés sur le futon, des liasses de papier décourageantes échouées près de nous. Il laissa sa main errer sur mes lèvres et embrassa mon cou avec sensualité.

Elle était nichée jusque-là, jalousement, au cœur de nos étreintes, pour retenir ma jouissance.

« Tu as toujours mal à la tête quand tu... m'embrasses ?

- Oui, avouai-je. Mais n'arrête surtout pas ce que tu me fais. »

C'était merveilleux.

Ne m'étais-je pas convaincu d'être vivant ?

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