3.5
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Andreas arriva à la répétition suivante avec une veste à queue de pie qu'il avait dégotée dans une friperie. Elle était légèrement usée, aux poignets qui avaient travaillé des fils pendaient et les coudes étaient brillants d'usure. Assortie à ses bottines et son jean gris, elle lui donnait l'air d'un jeune Lord déchu, les cheveux blonds un peu emmêlés, la peau si blanche dans laquelle perçaient ses pupilles vertes, son sourire à peine trop vif, déchirure de l'âme. « Tu baves, Vincent... » ricana Guillaume en me donnant un coup de coude. Andreas commença à jouer avec un sourire en coin qui attestait qu'il avait bien entendu cet imbécile de guitariste... Ses vieilles tendances le rattrapèrent malheureusement et au bout de deux morceaux, il la jeta en maudissant la chaleur. « Je ne pourrai jamais porter de tenue de scène... » Bien sûr que non. De quoi peut bien se vêtir un ange ?
« Par contre, elle t'ira bien, Vincent.»
Il retroussa légèrement les manches sur mes poignets : « Il faut qu'on voie tes bras, c'est tellement sexy ! » fit-il avec le clin d'œil innocent et espiègle des premiers jours tandis que Guillaume et Lillie réfléchissaient aux tenues qu'ils pouvaient se dénicher : « J'aime bien cet aspect ravagé...
- Parce qu'on débarque d'un autre temps...
- Qui n'a jamais existé...
- Weltschmerz ! » s'écria Andreas.
Guillaume adopta rapidement une tenue d'ouvrier déclassé : tee-shirt échancré car il avait tout le temps trop chaud, jeans usés, couleur ecchymose. Iwan se plaisait à lacérer ses vêtements et à les recouvrir de grands traits de peinture. Andreas portait souvent des bandes autour des bras, et ne rechignait pas à ce qu'Iwan lui peignît des peintures de guerre sur le torse.
Nous avions l'air d'une bande de désaxés.
Mais il fallait bien que le jour se levât : le temps, le sommeil, les distractions de la vie quotidienne les faisaient évaporer et me laissaient fiévreux. Je ne cessais d'enregistrer des pistes. Les mélodies fusaient derrière mes paupières closes qui tremblaient sous l'assaut de ces fugues, avec une telle violence et une telle fougue que la tête m'en tournait ; si abondantes et luxuriantes que j'étouffais de ne pouvoir toutes les saisir. Et le son de ces immenses vagues s'arrêtait à la mer. Je forgeais alors, dans ce chaos de matière noire informe et précieuse, des cieux qui se constellaient, non pas d'étoiles, mais de musique, et leur lent infini poursuivait le chant de la mer, et la mer reflétait toutes les étoiles. Chaque idée était un aspect de moi qui devait disparaître sans faire disparaître cette unité que je recherchais tant. Misère, quel supplice de ne s'abandonner qu'à une ombre née de mes ombres, et pourtant bien autre chose que moi-même... Ma musique se faisait encore plus longue, encore plus grinçante, souvent tout de même très mélodieuse, suspendue, dans une attente parfaite puisque insoutenable. Andreas et le guitariste, bien plus spontanés et incendiaires tremblaient parfois d'une sorte de frustration hâtive. J'éprouvais sur eux la faim et les hantises, je leur laissais la fureur et la joie. Andreas seul savait les marier :
« Vous vous entendez ? Non mais... Écoutez-vous ! Écoutez ça... ! »
Je venais de jouer machinalement quelques notes sur mon violoncelle et Guillaume s'était amusé à terminer mes phrases. Lillie écrivait dans un coin.
« Quelle tension ! C'est une superbe introduction, ça ! On attend le thème avec impatience ! Reprends-ça, Vincent ! »
Lillie leva un sourcil et un coin de lèvre amusés. Lorsque nous fûmes prêts, Andreas monta la mélodie en y superposant d'autres sons issus du synthé, dans un désordre hermétique que lui seul devait savoir déchiffrer. Il m'arrêtait parfois, me demandait de reprendre avec des rythmes différents. Il bondissait, crispé de tension, du clavier à Guillaume, de moi à Lillie, du xylophone aux congas nous haranguait, nous faisait taire, figé dans une posture qui eût été ridicule si elle n'était pas immensément touchante... Et pourtant il n'y avait encore rien, rien que cette mélodie tirée d'un capharnaüm, quelques mesures à peine ! Mais dans sa tête se déployaient les percussions, il frappait du poing dans sa paume, respirait frénétiquement, son torse nu était agité de tressautements. Il sculptait dans l'air des partitions invisibles, accumulant les strates sonores. Il bâtissait.
Il me jeta un regard suppliant auquel je répondis par un sourire envahi de confiance et d'admiration. Oui. Oui, je l'entends moi aussi.
Guillaume non. Il était fourbu : « Bon, Andy... Je ne comprends rien à ce que tu veux, et j'en ai assez de me faire enguirlander donc je vais réviser en attendant que tu arrives à t'exprimer clairement.
- Oh, allez, le prends pas comme ça...
- Non mais regarde-toi... Sérieusement là, ça devient obsessionnel ! »
Andreas avait ouvert la bouche avec un petit sourire pour répondre mais il bégaya trois mots et se tut.
« Mais... Non, c'est pas ça...
- Et pourquoi ça ne le serait pas ? » crachai-je.
Lillie intervint en le saisissant par le bras :
« Stop. C'est fini, allez, on rentre, on dort ; demain, on t'écoutera, promis. »
Il bougonnait encore derrière nous tandis que nous remontions la rue vers l'appartement.
« Tu sais, Andreas, on n'est pas assez nombreux... »
- Pourquoi tu dis ça ? On a déjà assez de mal à laisser de la place à ces deux-là...
- Parce que si nous étions plus nombreux, tu pourrais mobiliser plein de bras d'un coup... Et là tu dois imaginer, superposer dans ta tête et nous faire recommencer. »
Il sourit avec un regard tendre.
« Mais il a raison, je dois être narcissique... Je ne le serais pas s'il y avait quelqu'un comme moi. Je le regarderais et je me comprendrais.
- Regarde-moi. »
Regarde-moi, quand à la lumière des réverbères, au son de Unfinished, l'affection s'étend ; comme la voûte céleste profonde et infinie fait s'éteindre le soleil rouge de l'excitation. Ce n'était pas donné à tout le monde, la musique, et je m'en serais presque excusé car j'aurais jalousé jusqu'à la mort celui ou celle qui aurait connu cela à ma place. J'avais envie de m'excuser auprès d'Anka. Elle se complaisait dans des formules, citait des poètes et refilait ses pages à Lillie pour qu'elle en fasse des chansons. Je n'arrivais cependant pas à la trouver pathétique. Elle incarnait une forme de passion de l'amour, elle aussi, clichée peut-être, mais attendrissante. Elle souffrait véritablement et elle avait aussi besoin de s'attacher à n'importe quoi. Quelque chose en elle demeurait naïvement sincère, malgré toutes les comédies et tous les calculs dont elle usait pour l'entourer.
Le temps s'arrêtait. Dans la vieille usine, Iwan était bloqué sur sa fresque et cherchait des échappées dans nos chansons. Or, je n'en pouvais plus de jouer là. J'avais l'impression que l'art ne respirait plus, se cognait dans ces murs trop hauts. Nous n'avions plus assez de temps à leur consacrer, plus d'énergie. Cette pièce, que nous avions audacieusement nommée « Mouvement 1 », ne trouvait pas sa forme et nous la retravaillions sans cesse, illuminés un soir par une idée abandonnée le lendemain. J'étais si frustré, après des comètes d'inspiration telles que nous en avions connues, que je mis un soir mes généreuses résolutions de côté pour entraîner Andreas seul au studio. C'est terrible à dire parce que nous ne réussîmes pas vraiment à composer mais, déjà, n'être là qu'avec lui me rassérénait.
Il était terriblement tard, la fatigue retombait. J'étais en train de m'étirer quand un frisson naquit en bas de mon dos et remonta par nuées crépitantes dans mes bras et mes mains, dans ma nuque en secouant les pensées mauvaises. Le xylophone. Ses mains s'y mouvaient avec agilité, plus rapides que mon regard, entre grâce et rage. Je souris.
« Il m'en faut plus ! s'écria-t-il.
- Quoi ?
- La musique ! Il m'en faut plus ! Et toi...
- Moi ? » demandai-je très bas.
Il sourit en terminant le morceau. Une lumière rouge orangé perçait entre mes cils et mon démon y dansait. Il dévissa les chevilles de la table pour abaisser le clavier.
« Viens. Allonge-toi et pose ta tête sous la table... Je faisais ça quand j'étais petit. »
L'odeur de poussière humide du tapis picotait ma gorge. Je posai la tête près des genoux d'Andreas. Juste au-dessus de mon visage, ses mailloches, fermement tenues et souplement maniées, effleuraient les lattes. Je crois qu'il ne les touchait même pas encore, néanmoins ma peau vibrait sous l'attente, c'était une musique étonnante. Elle m'enveloppait, confinée dans cet abri qu'Andreas avait établi pour moi. Je fermai les yeux. Un mouvement de balancier agitait ma tête. Je levai le bras pour masquer mes yeux émus et ma main se nicha sur son genou. Des notes très hautes s'élevèrent, fanions dans la brume. Leurs lueurs virevoltaient comme mes pensées libérées.
Il n'y avait plus que quelques notes qu'il rejouait paisiblement, une question. Un appel. Sans cesser de frapper le bois, il se coucha près de moi, son bras levé pour continuer de jouer. Quelques notes, rien que cela, et tant que cela... Il me tendit la seconde mailloche et je cherchai la réponse. Voilà... Elle débutera ainsi. Sa deuxième main rejoignit la mienne, notre immuable réflexe. Des ondes nous entouraient, impalpables, elles nous paralysaient comme le sommeil, comme un corps chaud qui nous liait l'un à l'autre.
J'indiquai à Guillaume les notes que nous avions assemblées au xylophone avec Andreas. Ce dernier jubilait, il riait nerveusement et battait l'air en attendant son heure. Je lançai quatre accords de violoncelle auxquels il répondit avec ses timbales. Voilà. Guillaume, reprenons ensemble cette mélodie que je t'ai indiquée : le refrain, suspendu, à l'identique. Maintenant, tu ne joues que les deux premières notes, et tu ne termines même pas la seconde, tu suspends : Lillie prend la suite sur mon ancien violoncelle ; continue, deux mesures... Écoute ! Rien que ces deux phrases, lancées à l'infini, il faut étourdir ! Accélération... Et blanc. Nous reprîmes tous les quatre, lourdement, intensément, comme une vague qui se gonfle, lui, moi, toi, on s'ajoute, on se multiplie, nos mille visages de démons.
Rupture. Reprenons les premiers tons, en canon, la guitare joue en sous ton.
Je tirais des rubans dans tous les sens, et m'y suspendis. Les timbales me soulevaient.
« Non, il faut que tu remontes après ce passage...
- Ouais, je sais, je reprends. »
Je me plantai à nouveau.
« Reprends à la fin de ta mesure...
- Je sais, lâche-moi !
- Mais qu'est-ce que ça a de si compliqué, Vincent ? s'écria Guillaume. Même moi je peux le faire !
- Mais je sais pas p'tain, ça me va pas cette fin, c'est naze, ça ne va pas... On peut pas finir comme ça... »
Je m'énervai encore à la répétition suivante, les poings serrés sur les paupières. Je me perdais dans ce tourbillon que j'avais créé.
Oh misère, c'était exactement comme dans mon cauchemar.
« C'est quoi ce numéro, Vincent ? soupira Guillaume, exténué, incapable de comprendre.
- La ferme, marmonnai-je dans mes dents avant de reprendre plus fort, la ferme ! La ferme !!
Tu sais pas ce que c'est toi ! D'avoir cette... »
Non, ils ne savent pas, ils vont te dire fou
Pourquoi personne ne comprend ça ? Qu'est-ce-que j'en sais, moi ?!
C'est quoi ?
C'est quoi cette voix qui hurle dans ma tête, d'après toi ? Ces mille mélodies qui naissent chaque jour, ces lignes pas encore dessinées parce que je ne sais pas, comme toi, vivre tranquillement, respirer... tranquillement...
On m'a rien appris. Personne ne m'a montré, même comment respirer
Ça ressemble à un manque
Ça ressemble à un deuil !
Ça ressemble à un crime.
Lillie tenait mon front dans une main, son autre bras entourait mes épaules. Son parfum artificiel de fleurs poudrées était trop tendre pour moi. Je voulais de la rage.
« J'en peux plus, je veux que ça s'arrête... »
La musique ? Parfois, oui, je voudrais qu'elle s'arrête. Abandonner toutes les préoccupations.
« C'est abominable, l'abandon, je sais... Il y aura toujours un côté de toi qui ne quittera jamais ton enfance négligée, y restera enfermé, et pourrira sur pied. Mais tu n'es pas obligé de courber le dos. Tu dois refuser d'être malheureux. Tu es insatisfait, mais cela ne signifie pas que tu doives renoncer au bonheur.
Alors, maintenant, il faut accepter de jeter ton corps dans la bataille et de commencer. Laisse la vie se dérouler. Laisse ta musique se révéler. »
Guillaume et Andreas nous attendaient dehors. Ce dernier avait l'air abattu. Je l'enlaçai fugacement et rassurai le guitariste d'un signe de tête.
« Tu te sens d'attaque pour ce soir ? Il y a Jertus Alcz au Trilogos, Nathan, le batteur des Forceuses d'Avalanches, m'a dit que c'était bien et que leur batteur valait le détour.
- Oh oui, génial ! souris-je en reniflant, ça va me retaper. »
Le concert s'avéra décevant, un jazz prétentieux. Refroidis, nous nous délassions au bord du fleuve, lorsque Nathan nous retrouva. Il nous pressa dans la salle, puis au comptoir et finit par accepter de retrouver la terrasse, après quelques verres qui le laissèrent gris et assez courageux pour regarder Andreas en face. La nuit était tombée. Il discutaient avec la plus grande complicité. Nathan effleurait subtilement le bras d'Andreas. Les poils se hérissaient sur le mien. Ils riaient. OUI ! hurlait ma tête en élargissant mon sourire, tandis qu'une pierre fusait de mes paupières comme des silex lancés sur Nathan, son regard bleu si chaleureux, son menton pointu si parfaitement taillé, ses dents un peu trop grandes. Il était de plus en plus ivre et audacieux, Andreas souriait simplement, ne répondait pas à ses avances mais ne les repoussait pas non plus franchement.
« J'ai un secret, répéta Nathan. C'est pour ça que je voulais vous voir. » Il plongea son regard dans celui d'Andreas qui eut un léger mouvement de méfiance malgré son sourire. « Le guitariste de CarniBal s'est pété le poignet. Vous ne les connaissez pas, c'est normal, ils sont... Bref. Ils faisaient nos premières parties, je viens d'apprendre ça, tout à l'heure. Il fallait que je vous revoie. Vous comprenez ? Parce que demain on joue avec un petit groupe local de Solent les Ormes, mais après... En plus, le festival Sons on Noiz approche. Vous comprenez, n'est-ce pas ? On vous appuiera, il faut vite que vous jouiez devant Hind. Victoire a dit qu'on allait voir si vous méritez l'attention que vous réclamez. Vous comprenez ou quoi, merde ! Andreas. Andreas faut que tu joues ! »
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