3.1
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Je tressais des rubans jusque dans dans le sommeil, tissais des mélodies en trois dimensions, aux couleurs et textures vibrantes, quand la porte claqua, propulsant dans ma chambre le guitariste qui titubait. Andreas cria, réveillé en sursaut. Un voisin frappa le sol.
« Est-ce qu'il faut que je te le dise gentiment ou est-ce que le bon sens me permettra de t'envoyer te faire foutre avec ton putain d'instrument ?! »
Saisi de stupeur, je dévisageai sa face difforme.
« Mais. Attends... J'ai un truc, là !
- Non j'attends pas, il est TROIS HEURES du matin !!!
- Hum. »
Andreas tourna la tête vers moi, appuyé sur les coudes, par terre. Il grimaçait, ébloui par le plafonnier. Je me frottai les cheveux et posai mon archet entre lui et moi.
« Bon, ben, j'arrête.
- T'as qu'à aller au studio. »
Il jeta, avant de refermer la porte, un drôle de regard à Andreas qui haussa des sourcils malicieux. J'ouvris un cahier, sans trouver la foi d'écrire. Je voulais sentir.
« La fenêtre » dit Andreas.
Dans une longue éclaboussure de nuit urbaine, le train aérien éclaira le profil d'Andreas. « A moi aussi, les grands espaces me manquent... » gronda-t-il. Les lampadaires gémissaient doucement après son passage, étranglés par les fils électriques aux vrombissement régulier, qui nourrissaient la télévision du voisin en-dessous. Les rails grincèrent encore longtemps. Mes doigts battaient la mesure de ce concerto d'une ville fantôme. Sa saleté sonore me réconfortait. Le monde était vaste et bruyant de sons qui, peut-être, sauraient me révéler. Andreas posa une tête fatiguée sur mon épaule et nous survolâmes en pensée les toits pour dessiner le plan des villes à conquérir, celles où nous avions semé des maquettes et des dates, comme une constellation autour de Ludz, en attendant que le soleil se lève afin de retrouver Lillie et le guitariste qui achèverait bientôt ses examens. En attendant, simplement, qu'un autre jour moins déconcertant, plus enivrant, les tours de la vieille usine s'écroulent.
Nous semâmes tout l'hiver nos maquettes dans les clubs et bars de la région que le sourire d'Andreas fertilisait. Rien ne me plaisait davantage que d'errer la nuit dans des lieux étrangers, au bout de ruelles et de ports peuplées de visages aux ombres inconnues. Forcés d'attendre ensemble tous les quatre dans la voiture ou dans une file, nous plaisantions, discutions de musique, laissions échapper une confidence. Nos mains engourdies creusaient des poches qui ne les réchauffaient plus. Je pinçais les joues de Lillie, pressé contre des corps aux effluves écœurants. Andreas la prenait sur ses épaules parfois pour qu'elle chante au-dessus de la foule, et dans la voiture, au retour, glissait ses doigts sur mes genoux en secret. Les filles lui tournaient autour. Anka était son prétexte. Il était pour elle ce terrible et passionnel amour maudit qu'elle avait fantasmé. Chacun y trouvait son compte, et finalement pas vraiment. Même moi, malgré la joie que j'avais à travailler à nouveau, à écouter sans cesse des pépites, et malgré ce bonheur artificiel d'Andreas qui me ravissait et me dérangeait car je le savais éphémère, car je le savais factice, car je savais que c'était une mascarade qui ne trompait ni moi, ni lui, ni Anka, malgré, non, à cause tout cela, je me réveillai une nuit en hurlant plus que jamais de douleur.
« OÙ ES-TU ? »
Je ne m'entendais pas, saisi dans une insoutenable mollesse. Mes gestes étaient étouffés par une membrane chaude et moite où je me débattis avec l'énergie de la furie sans trouver d'issue. Je gonflai à nouveau mes poumons et m'efforçai de hurler : « EST-CE QUE TU M'ENTENDS ? TU ES OÙ ? »
Une douleur sourde sur les côtes me donna un sursaut d'espoir. Je criai à nouveau en essayant de palper n'importe quoi d'autre que cette aliénante moiteur. Quelque chose de divinement froid se pressa sur mon visage et m'accorda un spasme de conscience. On tentait de me soulever. Je n'arrivais pas à m'accrocher aux bras qui me soutenaient, mes mains ne sentaient plus rien, mes forces m'avaient abandonné. Je souffrais réellement, physiquement, au crâne et au cœur, mais une forme de douleur émotionnelle me dévorait encore plus violemment : ces éternels sentiments d'abandon et de culpabilité. Je frappai, dans l'espoir de trouver une surface qui me renvoyât un écho et m'arrêtai soudain.
Une musique tournait dans ma tête, très loin, en boucle.
Elle s'interrompait et reprenait, sans issue.
Il fallait que je m'en sorte !
On retenait mes bras. « Où es-tu ? pleurai-je.
- Recouche-toi... Allez, respire, respire... » murmurait une voix distante.
Je l'entends, j'entends, mais c'est trop loin, c'est trop vague, comme un mensonge !
Les bras froids me soutenaient toujours, je les repoussais et les serrais à la fois, en gémissant, prêt à mordre ou à y fondre en pleurant. La musique reprit, plus cinglante, plus troublante.
« Tu m'entends Vincent ? J'appelle un médecin...
- Non ! Non ! Non ! Non... »
Des souvenirs se précipitaient avec violence derrière mes paupières.
« Je ne peux pas te laisser comme ça ! »
Il voulait m'achever ! C'est comme cela que commence, l'abandon, je le sais. Ç'avait été exactement leurs mots : « On ne peut pas te laisser comme ça. »
« Ne me laisse pas... Ne prends pas cette peine, je ne veux pas y retourner... Tu ne sais pas, toi... »
Confondu dans tous les âges de l'abandon, je ne parvenais à articuler. Je l'entendis vaguement parler au téléphone, je tentai de le lui arracher mais ne réussis qu'à tomber du lit où il m'avait péniblement recouché. « Andreas ? » Je serrai les poings mais ne percevais toujours rien, ni la tension de mes muscles, ni mes ongles dans mes paumes. Il donna une tape maladroitement affectueuse sur mon épaule. « Non... » soupira-t-il. « Andreas... » gémis-je encore en repoussant la main. Je tentai de me lever. Il me saisit par la taille : « Le médecin de garde, va arriver ». Je m'agrippai au bras qui me retenait en rugissant à travers mes dents serrées : « Je lâcherai rien. Tu pourras pas m'abandonner. Tu pourras pas me laisser là ! Tu pourras pas me faire taire ! Tu m'entends ?»
Juste quand tout allait bien ! Juste quand je commençais à être entendu, à entendre, moi, cette voix, cette ligne, juste quand il me fallait vivre ! Non je n'étais plus le même, je n'allais pas recommencer !
« Je suis avec toi, Vincent... Je ne te laisse pas. »
Je relâchai légèrement mon étreinte, parce qu'il chantait doucement en posant sur mon front une compresse froide.
I keep a close watch on this heart of mine
I keep my eyes wide open all the time
I keep the ends out for the tie that binds
Because you're mine, I walk the line.
« Maintenant, tu vas te taire... Je ne comprends rien à ce qui t'arrive mais si tu continues, tu vas passer pour un fou et ils vont te garder. Sois sage. »
J'entendis parler mais je ne réussis pas à comprendre ce qui se disait. Je sus seulement qu'il ne m'avait pas trahi car on me permit de rester à la maison.
Il n'en toucha pas un seul mot à Andreas. Quand ce dernier rentra de chez Anka, en début d'après-midi, je sommeillais. Il se coucha avec moi, lut un moment, et finit par s'assoupir à son tour.
J'ouvris l'oeil. Endormi au pied du lit dont il chassait les monstres autrefois, il me sembla qu'il était devenu l'un d'entre eux. Penché sur son visage si serein dans le sommeil, je fus pris d'un vertige. Dans ma peau rampait cette ligne. Il plongeait avec moi dans des labyrinthes ténébreux de musique et en cherchait les issues avec ses fusions dans l'avenir, ses outros vertigineuses, les modernités de ses percussions, à en crever la membrane. Qui es-tu ? Qu'est-ce que tu vois de moi, à quoi tu joues, quand tu joues pour moi, jusqu'à mettre mon cœur en repos ou mon âme en sang ?
Ses yeux s'agitèrent sous ses paupières. Il respira profondément une dernière fois, serra instinctivement l'oreiller qu'il tenait toujours dans ses bras la nuit, avant de se réveiller tout à fait pour me sourire.
« Hé, Vincent... Tu vas bien ?
- Oui.
- Guillaume m'a dit...
- On va jouer ? »
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