2.7


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Le champagne volé par Andreas à ses parents passait de bouche en bouche, une gorgée chacun pour se porter chance, de Lech et Iwan qui achevaient de décorer la porte, à Anka lovée dans les bras d'Andreas, passant par chacun des gars du BTS qui avaient installé une sonorisation sous les plus beaux feux de la rampe : les spots des sculpteurs. Nous étions transis de froid. J'espérais que cela ne repousserait pas la foule. Lillie portait sa robe à fleurs. Rouge à lèvres à la main, elle fit mine de nous dessiner des peintures de guerre. Je m'en moquai, le thorax serré, les tempes vrombissantes. Les filles ne cessaient de venir de temps à autre nous filer un coup de pression supplémentaire et je réussissais de moins en moins à parler. Il y avait plus de monde qu'il n'y en avait jamais eu à Carlieux. Peut-être quatre cent personnes, de nombreux adolescents, certains de leurs parents, quelques curieux.

Dans le noir de notre semblant de coulisse, les mains d'Andreas se posèrent sur mes épaules, son front sur le mien, tandis que nous écoutions Iwan et Lech présenter la soirée. « Ça va, ça va... Pense à toi... », murmurai-je. « Je suis chez moi ici, je ne pourrais pas me sentir mieux. » Ses mains se réchauffèrent tandis que son énergie circulait de lui à moi, ce désir fulgurant de monter sur scène.

Il bondit, souple et royal comme un tigre, sous des applaudissements curieux et enthousiastes, mêlés à des exclamations de surprise. Le guitariste lança une suite d'accords, bas et réguliers, puis de plus en plus pressants. Le souffle court de Lillie amplifiait la profondeur de sa voix qui tremblait et peu à peu gonflait, enflait, vague formidable, au bout de ses poumons.

Ils nous écoutaient maintenant, même lorsque nous étions silencieux, nimbés d'une présence qui s'était insinuée en eux. Nous les possédions. Ils dansaient avec nous, chantaient avec nous, la même chose, en même temps.

Je suis en écho

La voix de Lillie fondit progressivement dans le violoncelle, jusqu'à s'évanouir. La caisse d'Andreas seule continuait de battre avec moi, pour découper cette mélopée en phrases, presque en mots. Et puis, soudain, il me sembla que toutes les cellules de mon corps avaient retrouvé leur place. Pour la première fois de ma vie, je n'avais absolument plus mal à la tête, je me sentais libéré sans être abandonné. Enfin uni. Jamais je n'avais ressenti une telle plénitude 

Cette voix

C'est impossible ? 

La voix d'Andreas s'était calquée sur le violoncelle, si naturellement, le timbre si parfaitement semblable au mien.

"... !!"

Mais Andreas ne chantait jamais ?

Et déjà sonnaient les dernières notes, reste

Reste, je t'en prie

Reste !


Je battis des paupières. Descendu de scène, je me frappai les côtes pour respirer. Lille me fit boire, à grandes goulées, je fondis dans ses bras. Le souffle plus long, elle me serra contre elle pour me dispenser de parler. Elle riait doucement, étouffée. Andreas haranguait la foule, la faisait monter sur scène, et distribuait ses percussions à qui le voudrait pour jouer, comme les enfants à Carlieux. Iwan et Lech le rejoignirent les premiers. En trois fois rien de temps, il emporta tout le monde dans sa musique, dans son battement impérieux, son élan ensorceleur, auréolé malicieusement de ses cheveux blonds dont les éclats se confondaient avec le fracas des cymbales, son âme en étincelles, pleins et déliés insatiables, les tourments au bout de la baguette qu'on n'enferme ni dans une chanson ni dans un rugissement. Il riait aux éclats, tendu tout entier à la merci du public dont l'âme venait se couper à ce verre tranchant.


« Viens », murmura-t-il en prenant ma main, le temps de retourner dans la lumière.

Les regards depuis les balcons, les escaliers, le parterre se tournèrent vers nous, suivis par des applaudissements enflammés. Je fermai les yeux, inondé de gêne et de joie. Eve pressa mon bras. Une quantité plus qu'honorable de disques s'écoulerait pendant la soirée. La boîte de dons s'alourdirait. Je crois que j'étais épuisé mais je ne me rendais plus compte de rien. Mes oreilles bourdonnaient, elles cherchaient un son dans le brouhaha et j'avais beau vouloir les arrêter et rester parmi eux, je n'en pouvais rien.

Lech me proposa un tabouret et une boisson fraîche, dans le calme de son box.

« Je suis ravi pour vous, c'est génial... C'est mille fois mérité, vous méritez même mieux mais ça fait plaisir. »

J'acquiesçai en vidant mon verre de soda d'un trait. Il n'y avait pas grand monde devant ses sculptures, j'étais déçu pour lui. « Bah, quand on fait partie du décor... »

Il me fit un clin d'œil.

« Oui mais un décor comme le tien, ça ne s'ignore pas.

- C'est plus facile quand tu peux vendre des petites œuvres comme Mick avec ses photos, Eve et Anka avec leurs dessins... »

Je hochai tristement la tête.

« Mais c'est pas grave. Je travaille bien à l'école. Je ferai comme vous, je travaillerai et parfois je créerai. Ou alors, je réussirai à intégrer une école d'art.

- Quand on aura de quoi te payer, tu feras nos décors.

- J'adorerais. »

Il me donna une petite bourrade sur l'épaule. Je me penchai par-dessus le balcon. Des groupes de filles surexcitées chantaient encore nos refrains. Andreas sourit en embrassant le front de Anka. Le guitariste était entouré, Lillie se faisait prendre en photo en compagnie de lycéennes dont elle signait les bras.

« Vincent... Ne le dis pas à Lillie. J'avais demandé à mon père de venir ce soir. Il m'a dit qu'il n'avait pas trop envie. Ça m'a plus déçu que je ne le pensais. J'ai un peu exagéré quand je vous ai parlé de lui.

- Je suis désolé. »

Tout le monde s'était dispersé, et mon esprit aussi partait en fumée. Je n'avais qu'une envie : m'isoler dans le noir, arrêter de parler, de voir, d'être trop stimulé, partout. Je voulais me recueillir. Je montai discrètement le grand escalier, disparus derrière le couloir d'Iwan et sortis par l'issue de secours pour rejoindre le toit.

« Je t'attendais plus tôt. Je pensais que tu serais le premier à fuir.

- Je parlais avec Lech, ce n'étaient pas de grandes mondanités. D'ailleurs, tu ne l'as pas rejoint ?

- J'y vais. Je ne voulais pas que tu te retrouves seul. Même si tu dois être un peu déçu...

- Je ne serai jamais déçu de te voir, Lillie ».

Andreas avait disparu pour de bon, avec Anka sans plus aucun doute. 

« Je vais au studio » murmurai-je. 

Le guitariste me regarda partir avec un sourire en coin : « Je ne dis plus rien... Je suis largué ! »

Je m'allongeai sur le canapé, le violoncelle sur mon ventre et rejouai Perceval en espérant retrouver la furie d'Halloween et l'apaisement du lendemain, en espérant retrouver la mémoire dans les battements imaginaires d'Andreas. Mon instrument vibrait contre moi, réchauffé par mon corps, je n'entendais même plus les mélodies : les seuls frissons du bois, accordés à mon âme, me disaient que la musique était juste.

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