2.1


2.1

Warning - Telle que tu l'imaginais


« Je suis un chevalier du bois dormant,

Vermeille est mon Aurore couleur soleil levant

qui les éveillera tous »


J'écrivis cette première phrase dans le nouveau cahier le matin du départ

Puis plus rien

Les panneaux des villes chantaient une drôle de litanie, trop distants pour que nous ayons vraiment la sensation de traverser le pays. J'avais le casque greffé aux oreilles, le livre de Camille déjà tout froissé entre les mains, le pull d'Andreas sur le dos, celui dont il m'avait revêtu sur la montagne et qu'il ne m'avait jamais réclamé depuis. Je dormis beaucoup. Sa tête reposait parfois sur mon épaule.

Enfin, Lillie me pressa doucement le bras. La résille métallique qui recouvrait le quai de gare dérobait le ciel. Dans le hall désert, nos pas désordonnés résonnaient sur les mosaïques alambiquées et toutes morcelées du sol, sur l'immense plafond de verre qui avait sans doute été des plus audacieux le jour de sa construction et qui dépérissait désormais sous la rouille. Ô vieilles ruines enchanteresses. Les portes de la gare nous expulsèrent en face des tours jumelles de la vieille usine. Leurs peintures écaillées entouraient un portail de métal dont les inscriptions archaïques, à demi effacées ne révélaient plus rien, et les façades de brique dérobaient tout le paysage. Voilà le profil qui fut taillé pour Ludz, des murs aveugles.

De l'hôtel, je la contemplais encore.

Nous avions partagé des restes de provisions, assis en rond sur la moquette de notre chambre, un peu engourdis, mélancoliques peut-être, un peu appréhensifs à retardement, à la pensée que nous vivions désormais ensemble, tous les quatre. À la radio, aux chansons d'un autre temps succédaient des bulletins d'informations étrangères. Nous avions échangé peu de paroles avant de nous coucher, je ne me souviens presque jamais des paroles. Je n'entendais que deux respirations profondes et régulières mais comme je n'avais pas envie de parler, je n'appelai pas la troisième. Ma tête douloureuse glissait sur la vitre humide. Quelques voitures qui traversaient l'avenue éclairaient fugacement les arbres dénudés, les façades élégantes nervurées de fissures. Des hallucinations venaient peupler de fantômes ce quartier de rêve et de luxe essoufflés. Lorsque je me décidai à me recoucher, je butai sur Andreas qui s'était allongé au pied de mon lit.

« Misère... » murmurai-je.

Il eut un petit rire et s'assit, adossé au mur, son oreiller serré dans les bras.

« Je t'entendais te cogner contre la fenêtre, j'ai pas pu me rendormir.

- Je ne me cognais pas... »

Il ne répondit pas.

« Je suis désolé de t'avoir réveillé, tu peux aller te recoucher. »

Il se releva mais au lieu de rejoindre son lit, il s'assit à mes pieds. Je me poussai, pas agacé, plutôt désolé.

« J'ai pas la force de par...

- Elle revient, cette douleur, hein ? murmura-t-il, allongé au-dessus de moi. C'est incroyable.

- Andreas...

- Elle revient... Pour que tu ne te reposes pas. »

Bon sang, qui es-tu, Andreas ? Je devinais son regard dans la pénombre qui n'était jamais assez profonde pour lui. 

« Il ne faut pas que tu t'arrêtes là. Il ne faut pas que tu abandonnes.

- Comment pourrais-je abandonner ? »

Il embrassa mon front, un baiser aux yeux ouverts qui avala mon soupir. Il ne dit plus rien ensuite mais je savais qu'il ne dormait pas, l'oreiller toujours serré dans ses bras, au pied de mon lit. 



Nous nous installâmes avec beaucoup d'empressement, d'abord dans un garage que nous tapissâmes de laine de verre, de vieux tapis et de rideaux, puis dans le premier appartement venu. Andreas et moi choisîmes deux minuscules cellules jumelles, des chambres avec balcon devant lesquelles un train aérien passait toutes les heures. Lillie et le guitariste s'établirent côté cour. Il s'inscrivit à l'université, décrocha un job étudiant. Moi-même, je travaillais quelques heures dans une supérette pas trop regardante et pas très réglementaire, et je passais le reste de mon temps dans le garage. Lillie sortait souvent, entre deux cours de chant. Je l'imagine, nez dans l'écharpe, casque sur les oreilles, déambuler dans la ville, les pupilles crevassées de poésie. Andreas aussi sillonnait la ville, à la recherche des petits bars ou des clubs qui ouvraient aux adolescents, il nous y conduisait le week-end, ma cousine y retrouvait des camarades artistes. Rock'n roll rétro, de voix de crooner en twists endiablés ; jazz dont les cuivres rutilants aux voix tantôt feutrées tantôt éclatantes épousaient des pièces de batterie magistrales ; électronique éthéré, pas de velours sur le synthé, pointillé des voix de petites filles. Il me stupéfiait, si vif à saisir et analyser un air, un agencement, une façon de jouer. Plus sentimental, je me m'abandonnais à des mélodies ou des voix qui me faisaient frémir mais il murmurait : « Je veux faire ça ! » avec un sourire acide, avant de prendre des notes indéchiffrables sur le cahier qu'il emportait partout avec lui : des mots issus de langues étrangères, des abréviations qui n'étaient plus qu'un charabia de voyelles et consonnes agencées au hasard, des schémas de scène et de chansons. Quelques heures par semaine, nous vivions ensemble. Un grand shot qui décape la nuit anonyme, avant de retourner grincer dans les rails de la semaine.




« Vincent !

Vincent ! »

« Vincent ? »

Lillie cherchait des paroles, Andreas frappait mais pas à mon rythme, il m'attirait dans ses filets. Nous cherchions une nouvelle ligne. J'avais terriblement besoin de composer, cela faisait trop longtemps, entre l'été à Carlieux et l'installation à Ludz, je ne tenais plus bien en moi-même : j'entendais de longues fuites industrielles, des échos, des spectres de métal froid. Le guitariste, plus entêtant, avait envie de refrains à gueuler sur le bitume. Lillie chantait au hasard, la rugosité de sa voix faisait des aspérités, attends. Andreas soutenait un rythme très régulier, sec, mécanique lourd ; dans ma tête, il y avait des cuivres solennels, dans mes doigts des accords givrés.

Nous nous croisions, en feignant d'apprendre à vivre ensemble alors que nous étions rarement ensemble

Nous étions rarement accordés


« Ça ne va pas » dit Andreas

Il regardait faussement par la fenêtre de ma chambre, allongé par terre, une main dans les cheveux pour cacher son visage boudeur. J'étais assis sur mon lit, mon archet chatouillait un peu les basses.

« Ça ne va pas » répétai-je.

Son pied nu grimpa sur ma couverture, frotta ma hanche. 

« Tu veux que je joue quelque chose ?

- Toujours. »

Mais que voulait-il entendre ?

Les néons salés, les Coin Locker Babies et la porte de la maison, près d'un pin maritime. La lueur fulgurante, un soir d'hiver, de son sourire dans le noir, et un petit matin qui fait cascader ses cheveux dans le désert de Krispiel, cette page blanche qu'il m'avait offerte. Je glissai vers une pièce plus intense, plus chaude, les notes graves et lentes de Elles dorment, notre valse abandonnée.

« Oh ! »

Il avait glissé comme un serpent sur le plancher et tapait doucement sur le bois de ma caisse, en rythme, agenouillé à mes pieds.

« Continue.

- Tu touches un truc sacré là.

- Oh, je sais... je sais...»

Il plissait les yeux en accompagnant de son mieux mes ondulations émues, en explorant les zones de bois. C'était... C'était grisant de toutes les maladresses d'une première tentative, découverte, et redécouverte, aussi, nos vibrations mélangées. Assis à côté de moi, il chatouilla mes cordes, je chassai ses doigts à petits coups de crins complices. Son rire faisait des bouffées de couleur sur mes tempes, j'avais envie de le sentir dans ma gorge. « Ici » murmurai-je en retirant mon doigt de la corde. Il y posa le sien, épousa sa sonorité quand mon archet glissa. Je le guidai, il chercha seul aussi, s'égara dans d'autres notes, me mit à l'épreuve moi aussi en cascadant d'une corde à l'autre, appuyé contre mon épaule. 

« Tu veux essayer l'archet ? »

Il baissa les yeux, laissa tomber sa main sur mon genou.

« Non. »

Sa tête dodelinait tout près de la mienne. Le même sang battait brutalement dans nos tempes, comme pour se rejoindre. Ses doigts pressaient ma cuisse, de plus en plus fort, je ne sais pas s'il s'en rendait compte, s'il avait envie de faire mal, me marquer, de dire quelque chose d'une façon terrible. Je frémis, mais pas vraiment de douleur. Pas comme si je voulais qu'il arrête, pourtant je l'arrêtai ; au moment où je posai ma tempe contre sa tempe. 

« Si je t'embrasse, murmura-t-il, ardent, ça te fera mal ? »

Je tremblais au souvenir de sa bouche. Il frotta son front contre le mien, bascula jusqu'à me faire face, fit semblant d'avancer et ne m'offrit qu'un soupir à engloutir. Et puis, avança vraiment et il mordit ma lèvre entre ses dents de lune, avant de rire, espiègle, jusqu'au fond de ma gorge. 

Il avait quitté ma chambre avant que je ne pusse articuler un mot, le cœur jeté dans le gouffre. Mes mains tremblaient quand je rangeai mon instrument, avec le sentiment d'être résolument stupide, non : cruel. Rien ne tournait bien, ces derniers temps. Ça ne va pas. Tu recommences.

Mais j'entendis son pas revenir sur mon seuil :

« Tu seras seul ici, le week-end de la Toussaint. On rentre chez nos parents, et Lillie chez sa grand-mère.

- J'ai hâte.

- Je ne sais pas si ce qui m'embête le plus c'est te laisser seul ou rester trois jours sans musique et sans toi.

- Je crois que je sais.

- Viens avec moi. »

Je secouai la tête. La perspective d'un foyer aurait pu me réconforter mais je voulais que rien ne puisse me distraire. Trois jours, seul, à jouer, et personne pour me soumettre à des convenances.

« Toi, reste. »

Il secoua la tête avec un sourire désolé.

Je n'étais pas prêt à voir Andreas devenir un garçon comme tous les autres.

Je le préférais en démon errant.



Cédant aux sirènes d'Halloween, je me plus à traîner seul dehors dans la brume blanche, à la lueur de quelques boutiques décorées et dans l'ombre de celles qui étaient abandonnées sous leurs enseignes désuètes ; sur les pavés, dans les chemins de traverse dont les câbles s'emmêlaient sur les poteaux. Les hauts parleurs crachaient des chansons anciennes. La fascination m'étourdit. Une splendeur neuve et immaculée ne m'aurait pas tant charmé. J'aimerais mourir ainsi, désespéré, usé, quand j'aurai fini de vivre.

Je posai sur la platine un disque d'Andreas, le livre de Camille ouvert sur mon ventre, en songeant vaguement aux musiques qui évoluaient en moi et attendaient de se déclarer. J'avais tout mon temps, maintenant. Je m'étirai et bondis à la fenêtre m'abreuver largement d'air froid. Le vent était si vif que les minuscules vaisseaux de mes yeux battaient sous ma cornée. Ils accéléraient, erratiques. Je tendis le bras pour changer de disque, je crois, mais ce fut le cahier que je ramenai près de moi. La première page avait été arrachée - par moi ? Je déballai une confiserie de Lillie et l'oubliai aussitôt. J'étais déjà debout, précipité, au point de me cogner au chambranle de ma porte.

Arrête, Vincent, ce n'est pas la peine d'essayer, de faire semblant. Le repos n'existe pas pour toi. Puisque que, seul, on est encore avec soi-même. Hanté, oui : par moi-même. À la déraison. Avant même de m'en être rendu compte, j'étais déjà en train de jouer. Mon miracle, ma malédiction. Sans jamais être écœuré de ces cordes qui brûlaient mes doigts jusqu'au sang, pourquoi ne jamais passer à autre chose, ne pouvoir considérer ma vie sans incendie ? Je gémis, captivé peu à peu par cette sensation désormais familière de chaleur qui se propageait dans mon être. Elle s'immisçait à l'endroit du cœur pour caresser passionnément la plaie béante, chassant ce qui ne devrait pas être, prenant la place de ce qui devrait être. Profondément, sous la mélodie, sous la vibration, quelque chose se faisait percevoir, cette chose infime qui me retenait à peine dans le monde. Tout ce qui 

restait

Un battement. Un souffle. 

Un éblouissement soudain.

« ... »

Je repris conscience par terre, misérable, mon violoncelle échoué à côté de moi, heureusement intact. Un clou d'acier incandescent me traversait la tête, dans son sillage se bousculaient en hurlant des milliers de pensées que je n'arrivais pas à arrêter. Il y avait quelque part une petite voix épouvantable qui m'appelait et je n'arrivais pas à la percevoir. La douleur m'affolait. Allais-je devoir retourner à l'hôpital et perdre Lillie et... Andreas...

Andreas

« Elle revient... Pour que tu ne te reposes pas. Il ne faut pas que tu t'arrêtes là. Même quand tu vas mieux. Il ne faut pas que tu abandonnes. »

Quelque chose m'avait échappé.

Je me ruai sur mon étui. Un morceau de papier y était plié en quatre. Je l'avais jeté, trop pressé de jouer, sans le lire mais j'avais reconnu son écriture.

« Je suis un chevalier du bois dormant,

Vermeille est mon Aurore couleur soleil levant

qui les éveillera tous »

Il avait ajouté

« et je serai ton roi ? »

Je pressai la feuille contre ma bouche pour étouffer mon cri, le visage trempé, le souffle court. Je m'enfilai deux comprimés et dormis quelques heures. A mon réveil, je me jetai sur le cahier.


« Je dois tuer le roi qui est en moi »

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top