1.1
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Stravinsky - Suite Italienne (2'33)
Cela faisait longtemps qu'il n'y avait pas eu un son.
Lillie accompagna en silence mon installation dans une chambre dénichée à Carlieux. Je n'osais pas l'interroger sur ses raisons. Nous avions été proches, enfants, et puis, chacun de notre côté, nous nous étions absorbés dans notre expérience du monde, notre découverte de nous-mêmes, un soi encore flou, brut et impalpable. La dernière fois, sur les marches du conservatoire, elle avait soufflé, égarée dans des études qui ne l'intéressaient pas. C'était peut-être la raison. Peut-être qu'on lui avait demandé de ne pas me laisser seul. J'appréciais sa présence alors je ne l'interrogeai pas.
J'avais choisi une ville dans les rues sinueuses de laquelle je me sentais suspendu, inconnu, et tranquille d'une façon nouvelle. J'avais bien trouvé ma ville : les lignes de ses venelles dessinaient des liens qui ne me rattachaient plus à rien. Au-delà des remparts s'étendait une lande vallonnée, paysage rare dans la région de mon enfance. Je me contentais de cette liberté aliénante, faute de mieux, parce qu'il n'y avait rien de mieux à souhaiter, s'il fallait ne jamais plus parler de musique, ni de l'été, ni même de cette rencontre surréelle le soir de ma sortie. Nous fîmes le tour des murailles, des cafés. Sous le miroir déformant de la surface, les figures des souvenirs grondaient et aucun de nous deux n'était armé. Somme toute, alors, nous ne parlâmes presque pas, dans ma chambre minuscule où nous nous bousculions un peu. Elle s'en alla après dix jours en promettant un message chaque soir.
J'empruntai le car chaque jour pour me rendre au lycée, le casque pendu autour du cou, et enchaînée au ventre la sensation de repousser une pierre, juste un peu plus, ce qu'il fallait, chaque matin. Un jour de plus, puis encore un, sans jamais voir d'horizon. Je perdis pied très vite en classe, en vérité je crois que je n'eus jamais pied. Il me semblait qu'il manquait des pièces dans ma tête et que le sens probablement logique et évident des leçons ne pouvait y construire son chemin. Les professeurs faisaient de leur mieux, l'inquiétude irritait leur regard. Je fréquentai vaguement mes camarades, je riais avec eux pendant les récréations, travaillais avec eux quand il le fallait, mais je crois qu'il manquait d'autres pièces ailleurs en moi pour partager leurs préoccupations, leur envie de sortir le week-end. J'essayai. Je n'avais rien d'autre à faire. J'honorai de mon mieux les rendez-vous avec ma conseillère. Je passai mon temps libre à la bibliothèque de Carlieux, le seul endroit où je pouvais traîner gratuitement pendant des heures. Je lus des fragments d'ouvrages, et, quand j'étais fatigué de lire, je divaguais, en regardant par la fenêtre. Un reste de pensée magique, poudre de fée têtue collée dans le crâne répétait que ce n'était pas vraiment ma vie, que ce qui m'avait été arraché serait retrouvé, que je perdais mon temps, bon sang, qu'on m'appelait encore, au loin, au-delà, et je sentais l'angoisse monter dans mes mains tremblantes de désœuvrement
Évaporé
Si ça ne devait jamais
Passer, se terminer, revenir ?
Mais un jour Lillie revint, un soir de vacances d'automne, sans prévenir, sans raison. Un sursaut déferla dans la région laissée vide de mon cœur : elle n'était pas seule devant la porte. A sa posture, sa main dans l'ombre, peut-être son regard aussi, je reconnus avant de voir, je sus avant de l'apprendre, d'un coup de foudre dans mon corps mutilé.
Je crois que j'en oubliai de la saluer, que je trébuchais en montant, les bras serrés sur l'étui contre moi, si fort que j'en avais mal. Je ne l'écoutais pas, les yeux, les oreilles, l'esprit bardés de braises à travers lesquelles ses paroles grésillaient :
« Tes parents voulaient le vendre. J'ai harcelé les autres pour réussir à les convaincre de me le confier...
Personne n'a demandé de tes nouvelles.
Je n'arrive pas à décider si on fait une bonne chose. »
Je tendis alors la main vers la sienne, mais elle murmura : n'en parlons plus.
Nous n'avions jamais reparlé de la soirée sur la plage. Je pouvais mieux me convaincre que c'était un rêve, je pouvais commencer par là : une sortie idéale, le fluo des lampes, l'iode dans la gorge et, sur la peau sèche, des écailles de sel. Le souvenir de la musique mêlé au ressac faisait encore vibrer ma peau comme des enceintes, l'envie de sentir au bout de mes doigts ces pulsations soufflées par mon cœur, mon âme soulevée, ses trébuchements
Euphorie
Tu bourdonnes dans ma tête à m'en donner la migraine, et derrière...
Derrière, j'entends.
Elle revient
Il est temps de retrouver la mémoire.
J'étais à peine maître de moi quand j'ouvris l'étui noir, les mains si affamées que je ne cernais plus leur taille, elles débordaient de moi. Je les posai sur le bois verni, frais, ses nervures, les cordes intactes – qui les avait changées ? jusqu'à réussir à les fermer sur le manche et le soulever.
Mes doigts tremblaient. Était-ce la peur ? Était-ce l'engourdissement des longues saisons d'abstinence forcée ?
Ou me pressaient-elles de les appuyer sur les cordes car elles n'existent que là
Retrouvailles trop urgentes, je fracasse, je grince je
Persiste,
Envahi de bourdonnements d'agacement mais je sais que dessous la plénitude de la justesse attend de se développer
Cherche-la, tu sais le faire
Encore, tu sais faire
Oh, quelle honte, ce son discordant ! reprends
Suis-je donc tombé si bas ?
Ne m'échappe pas !
Encore
Puise creuse, dans l'agilité et la force d'autrefois
Dans le souvenir du ressac et du plancher de bois
L'immensité de la mer où rien ne peut tromper
Oh le pénible exercice, oh mes mains coupées ! -
Oh, les étés infinis dans les champs de blé
Ardents, ces journées, chacune digne d'un roman
Ce souffle dans mon oreille, celui du vent, du cosmos
De l'orage,
Celui de Nora
Quelle était la suite, déjà ?
Ferme. Ferme ton esprit, la justesse seule... !
Je dérapai et sursautai comme si je m'étais écorché.
Une fausse note avait grincé, si terrible que j'en eus un haut le cœur
Tous mes nerfs grattaient ma peau pour sortir
Des jours et des nuits durant, isolé, enfermé, j'avais gémi en les sentant grimper pour jouer, effrayé, mutilé
C'est la nuit, c'est vraiment, vraiment
La nuit
Et où me rendre à présent ?
A la fenêtre ouverte, j'avalai une bouffée d'air et la retins jusqu'à ce qu'elle devînt tiède dans mes poumons. Je recommençai. De la glace, de la glace sur mon cœur énervé ! Je soufflai de longs spectres sur l'écran céleste. La furie de mes muscles se figeait dans le froid. Je posai mes mains sur mon visage, pressai ma chair tiède du bout des doigts.
Attends-moi, attends !
Je suis sorti, rien ne peut m'arrêter.
« Et quand le jour arrivera
- Je retournerai au ciel »
Un souvenir ?
Ou un écho.
Est-ce ma tête ?
« Et je retournerai...
- À la mer... »
Mes membres se pétrifièrent, aux aguets dans le noir. C'est ma tête, n'est-ce pas ?
Alors attends.
« Et la mer va m'embrasser
On dirait une hallucination, vaste comme la nuit
« Et me ramener chez moi... ?
- Rien ne peut m'arrêter maintenant.»
J'écarquillai les yeux. Mon cœur vrilla. Dans la cour, une longue silhouette imprécise se découpait, noire dans le noir. J'enfilai mes chaussures, un pull et dévalai l'escalier éclairé d'halogènes qui suintaient encore dans mes yeux quand je déboulai dans la pénombre. Déboussolé, je levai la tête vers
Je ne sais quoi
Un semblant de ciel. Je n'y voyais presque rien, le blanc d'une mèche de cheveux, deux pépites en dessous et puis un sourire clair. A peine plus que le chat de Cheshire. Je m'approchai pour qu'il apparût tout entier.
« Ça alors... soufflai-je. Toi, ici... »
Je retournerai à la mer
« Je voulais venir ici, un de ces jours, j'avais envie de te revoir mais... Peut-être pas ce soir, si tu es occupé. Je raccompagnais juste une copine... J'ai reconnu ta voix. »
Je souris :
« Viens. »
Nous grimpâmes quatre à quatre les marches de lino usé, dans l'escalier très étroit. Une certaine urgence bouillonnait dans mes veines - et j'ose croire aujourd'hui qu'il en était de même pour lui. Il m'adressa un sourire mordu par une sorte de retenue.
« Assieds-toi. Je suis désolé, il fait froid », marmonnai-je en repoussant la fenêtre restée ouverte, avant de brancher le radiateur.
Je lui avais laissé la banquette mais il s'installa sur le tabouret, à côté de mon instrument que je n'avais pas rangé. J'allumai une cigarette.
« Lillie m'a dit que tu jouais du violoncelle. »
Je ris faux, faussement détaché :
« Elle t'a vraiment dit ça ?
Comment ? Quand ? Pourquoi ? »
Faussement.
« C'est vraiment ta cousine ?
- Oui.
- Elle a dit que tu avais des yeux vert très pâle, comme délavés, et que ton briquet n'allumait pas que des cigarettes. Que, d'ailleurs, tu ne fumes pas vraiment. Et que tu joues du violoncelle.
- Oui, avant » marmonnai-je.
Il m'adressa un étrange regard en coin, sans poursuivre, avant de sortir deux canettes de son sac.
« A nos retrouvailles !
- A toi, Andreas. »
Nous bûmes aux rencontres, aux festivals, aux villes perdues. Je tus ma saison d'isolement. Il ne parla pas de ses deux amies. L'alcool léger et sa douce frénésie m'épinglaient des sourires, je n'avais que cela à faire. Sur la platine, les Pixies chantaient. Il battait du bout des doigts dans l'air, puis, au fil de la soirée, sur la table, ses genoux et même sur ses lèvres quand il me dévisageait, le menton dans la paume. Mon coeur se précipita pour courir à ce rythme, entre ses doigts, et je soufflai :
« Toi aussi tu joues de la musique.
- Oui.
- Avec Cassandra et Elena ? »
Ses yeux se perdirent dans les volutes de fumée qui feignaient d'être un voile de pudeur entre nous.
« Non. On a arrêté. »
Il se tut un moment, chercha ses mots, détourna la tête en marmonnant :
« Cette musique ne m'allait pas.
- Ça, je peux le comprendre.
- Et toi ? »
J'ouvris la bouche pour répondre, spontanément, mais ma tête refusa d'aller au bout. Il attendit, hésita un moment mais, têtu, revint à la charge, une imprudence dans le coin de la bouche :
« Tu étais en train de jouer tout à l'heure, non ?
- Tu m'as entendu ? »
Il haussa les épaules sans répondre, une fossette plus franche sur l'ombre dans sa joue. Charmeur impatient.
« J'aimerais bien t'écouter. »
Ma voix se perdait dans ma gorge. Je dus rire pour la récupérer :
« Pfff j'ai bu là et... »
Et toute la passion que je retenais difficilement depuis que nous avions commencé à parler de musique venait de craquer dans mon estomac, mes genoux, mes doigts, mes yeux, fou, flou.
« Ça fait trop longtemps que je n'ai pas joué, soufflai-je.
- Je veux juste t'entendre. »
Je fis une grimace vraiment pas sincère. Il me laissa le temps d'hésiter alors que je suis persuadé qu'il savait déjà ce qui allait se passer. Pourtant, j'avais le cœur lourd encore, il traînait une ancienne trahison : la mienne.
Andreas me regardait. Il émanait de lui une force irrésistible : sa curiosité.
Mais d'où viens-tu, bon sang ?
Je saisis mon instrument, son corps de bois familier entre mes jambes et dans ma paume, son odeur de vernis, de colophane, son bois très lisse, comme un miroir sans tain, comme un regard impénétrable, son poids, son corps vraiment, je m'en emparai.
Mes doigts n'avaient cessé de trembler mais quand ils retrouvèrent leur place sur les cordes, vieux geste familier, leur énergie sembla se masser, en attendant mon appel. Je pinçai doucement la corde de do, la plus basse. Son chant, rauque et profond, résonnait au fond de mon ventre, là où se nouaient des flots, des flots de désir.
J'inspirai, et j'inspirai encore jusqu'à ce que mes poumons éclatassent leur coquille.
Je ne jouai pas une de mes compositions. Il était encore trop tôt, je chavirerais. Comme un enfant colorierait en dehors des traits, j'écrasai grossièrement mes premières notes, stupéfait par l'intensité de leur couleur. Mais attends, attends. Je sais le jouer, ce morceau, attends.
Andreas attendait. Mais je crois que pour moi, il n'existait plus vraiment, pas dans cette pièce, en tout cas. Il attendait sans exister parce que j'attendais, elle attendait
d'exister.
Je ralentis le tempo sur les premières mesures, pour mieux prendre la liberté d'accélérer lorsque la mélodie devenait plus intensément mélancolique.
Trop tôt. Trop lent. Pause. Là, tenir la note
Ah, te voilà, je te reconnais
Et je m'engouffrai dans les sinuosités
Les bouillonnements désordonnés qui remuaient dans me entrailles et mes épaules, s'unirent en une grande vague, une véritable -
quelque chose de véritable, de juste
Mes yeux s'embuèrent. Voilà, enfin, elles commençaient à palpiter contre moi, du haut de mon crâne jusqu'au bout de mes doigts, ces précipitations
Je soufflai, et ma gorge se serrait comme si j'étais en train de chanter.
Il avait été, était, serait toujours ma voix
Comment ai-je pu faire sans toi ?
Andreas réapparut comme un mirage. Il semblait revenir de loin, silencieux, le sourire dans le désert. Je n'avais pas envie de m'excuser pour les fausses notes, ce n'était plus nécessaire. Pas envie de balbutier que j'avais oublié bien longtemps ce que cela procurait, l'envie d'être entendu par quelqu'un.
Je soupirai. Comme une autorisation, il respira aussi. Il déclara simplement :
« Je connais ce morceau, je l'ai joué au piano. Mais jamais avec un violoncelliste aussi doué que toi.
- On s'est bien trouvés alors... » murmurai-je pour moi-même.
Elle battait encore en moi, hébétée par ce qui venait d'arriver, cette audace incongrue, spontanée, dangereuse, éveillée par Andreas. Exaltée par ce qui venait d'être joué enfin ; exaltée par ce qui arriverait ensuite, qu'elle devinait avant moi qui n'osais le rêver.
« Ou on s'est reconnus... » poursuivit son sourire mystérieux.
Je brûlais de désir.
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