0.0 - Prologue
La Mer - Nine Inch Nails
0.0
L'abandon porte à la mer. La surface et la profondeur, même eau : le dernier mystère irrésolu ; et je me précipite sur son rivage faussement transparent pour qu'elle lève le rideau qui me découvrira. Ne croyez pas mes incendies. La seule, c'est la mer. Première respiration condamnée à la pureté inégalable de ce que le monde a de plus primitif
Inflexible, impassible, à jamais
Porte sur la mer
Je contemplais le reflet des néons colorés qui se fracassait sur les vaguelettes, agacé par cette surface transparente qui sait si bien réfléchir en dissimulant ses propres secrets. Plus loin, la musique reprit ; des sons électro-nostalgiques d'années que n'avions connues ni nous, ni les artistes qui jouaient, attirés fatalement par un âge d'or inaccessible. Lillie glissa un bras sous le mien. C'était le jour de ma sortie. Elle seule était venue, et il n'y avait nulle part où me ramener, alors nous avions continué la route jusqu'à l'estuaire, où un festival célébrait l'été. Elle demeurait silencieuse à côté de moi, avec moi. Les mains dans les poches où traînait un billet de train noyé parmi quelques grains de sable, un sourire en coin sur nos lèvres fines, le vent frais comme un baume sur la charpie de nos cœurs, nous nous retrouvions.
Dans le car du retour, il n'y avait que trois étrangers et nous. Ils parlaient une langue qui tantôt chuintait comme des cierges d'étincelles, tantôt roulait à la manière des galets sur la plage, et chaque parole était bousculée par une inflexion réjouie ou agacée. Je fermai les yeux, dans le noir et j'écoutai. Ils avaient emporté avec eux la joie tapageuse, la mer et la musique. Ils poursuivaient la soirée.
Et au bout d'un moment, cela devint vraiment une chanson
Je levai la tête. Leurs longues jambes étalées dans le couloir et leurs chants dépareillés occupaient tout l'espace. Du casque d'une des filles, pendu autour de son cou, s'échappaient des notes qui grésillaient. Un gars vaguement blond-roux était assis à côté d'elle. Mais je remarquai surtout une grande fille très maigre à la peau grise comme un squelette et qui, comme un squelette, les yeux cernés de noir et les joues creuses, affichait un sourire carnassier et éclatait à chaque instant d'un rire très fort, un peu tremblant, comme si elle était au bord des larmes. Cela lui donnait l'allure d'un diable à peine libéré. Je m'en épris, rien qu'à cette idée. Elle dansait dans le couloir, secouée par les cahots du bus, pas dérangée : elle s'accrochait aux sièges et fenêtres au hasard, y trouvait son équilibre, et continuait de fredonner. Lorsque je détournai les yeux, mon regard croisa celui du gars blond. Était-ce la première fois qu'il se tournait vers moi, ou la dixième ? Je n'arrivai pas à le savoir tant le sourire qu'il m'adressa, planté droit dans la rétine, me semblait... familier.
La grande rieuse aux yeux pleins de glace dégagea mes songes en s'effondrant sur le siège devant le mien. « Pleased to meet you ! » chanta-t-elle avec un accent improbable, souriant de toutes ses immenses dents, le menton sur le dossier.
« Je suis la grande Elena ! »
Elle avait l'air vraiment incendiée avec ses mèches teintes et délavées en pagaille et son rire cassé au parfum d'alcool sucré.
« Moi c'est Lillie et voilà Vincent, je suis sa cousine. »
Elena nous scruta un instant, les yeux noirs très plissés, puis elle nous désigna les deux autres : « Cassandra, ma sœur. Andreas, un ami. » Ils nous saluèrent vaguement. Elena continua :
« Vous avez vu les Coin Locker Babies ?
- Oui, mais de loin, répondit Lillie. On est restés au port.
- Idiots ! On s'est battus pour arriver au premier rang ! »
Elle nous colla sous le nez, un peu trop près, un poignet bleui pour preuve et entonna un refrain, étonnamment juste malgré l'ivresse et les éclats grinçants de sa voix. Un éclair m'étourdit, furtif instantané, et passa. J'en sentis la brûlure persister, battante, dans mes doigts et mes paupières.
« Elle est très saoule ? » rit Lillie qui s'adressait à Andreas et Cassandra.
Ils hochèrent la tête avec de faibles exclamations. Andreas leva les sourcils en signe d'excuse tandis que Cassandra haussait des épaules boudeuses. Il y avait en cette dernière une amertume évidente, qui transparaissait dans le pincement de son menton, dans ses joues jaunes et bleues, mais aucune tristesse. De l'amusement, de la moquerie envers celle qui s'efforce de garder un peu d'ivresse dans les gencives. Elena se tourna vers sa sœur. Cassandra lui sourit en retour. Elles se regardèrent pendant quelques secondes, avec une telle intensité, malgré la béatitude ivre d'Elena et l'ironie de Cassandra que j'en eus le cœur dévasté.
« Hum ? s'enquit doucement Lillie.
- Non, rien... »
Elena ne souriait plus et son visage maigre, sous sa capuche noire et blanche, usée, avait perdu toute sa grâce. Cassandra se cachait dans son foulard. Entre elles, Andreas me dévisageait à nouveau.
Le bus arriva bientôt au terminus. Lillie et moi descendîmes après eux, nous les saluâmes vaguement en nous dirigeant vers notre correspondance mais Elena nous retint : « Attends ! Vous habitez où ?
- On a un autre car dans dix minutes.
- La maison est près d'ici. Vous pouvez venir. »
Nous échangeâmes un regard « Pourquoi... commença Lillie
- ...pas ? achevai-je. C'est chez qui ?
- Tu verras, répondit Elena, c'est notre maison. »
Andreas et Cassandra nous accueillirent d'un demi sourire chacun. Au milieu de la route trempée, les réverbères croisés nous dessinaient des bandes de fantômes. Les filles marchaient de travers, elle semblaient danser dans une foule invisible qui les chahutait, la tête encore vibrante de rock'n roll. Leurs petits éclairs taquinaient mes paumes, mon échine, mes talons et métamorphosaient mes faux-pas en course. Ils s'arrêtèrent dans une épicerie de nuit, au milieu d'une rue noire dont je ne connaissais rien, dans une ville dont je n'avais pas retenu le nom, conduit vaguement, non guidé, par trois inconnus. A l'idée de m'égarer pour de vrai, mes nerfs frémissaient d'euphorie.
Cependant bientôt, les filles poussèrent le portail d'un jardin envahi d'herbes folles. Je distinguai vaguement le contour de pierre et de fer rouillé d'un puits, la silhouette écailleuse d'un pin maritime. Andreas sauta trois marches du perron pour ouvrir la porte de la maison promise. Elle avait l'air démesurée et je me rendis compte en passant le seuil qu'elle ne comportait presque aucun meuble, aucune décoration, pas une babiole. De rares éléments dépareillés, vieillots, comme récupérés de divers horizons, habillaient à peine l'espace nu. Mais le grand escalier qui débouchait sur une mezzanine me faisait songer à la salle de bal d'un conte de fées, un hall désert, au lendemain de la fête. Féerico-nostalgique. Hé là ? Qu'est-il arrivé, quel maléfice, pour que tout disparaisse ainsi, évanoui ?
« C'est un squat ? murmura Lillie, farouche.
- Vous buvez ou mangez quelque chose ? »
Elena tenait une canette de soda énergisant dans chaque main, son sourire incurable découpé dans le visage. En buvant, basculée en arrière, elle perdit l'équilibre et manqua de tomber. Cassandra, excédée, lui cria vertement dessus avant de nous indiquer le salon d'un geste. Je laissai le fauteuil à Lillie et dénichai un pouf perdu au milieu de piles de vinyles que je ne pus me retenir de parcourir. Cassandra et Andreas se disputèrent la banquette avec lassitude. Elena s'affala entre eux, à moitié sur les genoux de sa sœur qui pesta encore en la repoussant vaguement. Andreas capitula, me sembla-t-il d'abord. Il s'approcha de moi, s'agenouilla sans un mot, choisit un album entre mes mains. Il le posa sur la platine, à même le sol, retint le diamant pour choisir la piste.
Deux pianos se répondirent, par-dessus de légers craquements, deux mélodies pénétrantes.
La voilà, la valse oubliée, la fête triste.
And when the day arrives
I'll become the sky
I'll become the sea
And the sea will come to kiss me
For I am going home
Nothing can stop me now
Et cette voix, étouffée par la musique, comme un secret condamné à devoir ne jamais se révéler.
Engourdi par le parfum des pins, le sable sous mes ongles, la mer dans mes poumons, je me demandai dans un sursaut ce que nous faisions là dans ce salon désert ; quel genre de spectres nous étions, invités d'un soir à retardement dans la poussière où les jeunes gens sont épuisés, affamés et sourient comme des têtes de mort.
Andreas se releva pour servir la pizza qui avait fini de chauffer. J'observai du coin de l'œil sa silhouette solitaire, à contre-jour de la lumière vermeille de la cuisine. Les filles se jetèrent sur le plat, enfin surtout Elena : elle donnait l'impression de se jeter sur tout, sur la bouffe, sur l'alcool, sur la vie, sur Lillie et moi ; tu cherches quoi ? Cassandra la suivit de près, après avoir furtivement retiré la main de son genou. Lillie eut un petit sourire à la vue de sa capuche rabattue sous laquelle la nourriture disparaissait à une vitesse fulgurante. Elle était sale et élimée, comme si elle avait protégé de mille pluies et de mille soleils trop violents pour ce corps si maigre. Son prénom y était inscrit en grand, comme une marque.
« ELENA ? Tu as peur de te perdre ?
- Pfff, je suis déjà perdue. »
Elle leva crânement la tête. Dans la demi-pénombre de sa capuche, son visage émacié ressemblait à un immense désert blanc dévoré par deux gouffres noirs, de l'arcade aux cernes où brillaient deux points plus insondables encore : ses iris, fanaux coriaces et désabusés, après la tempête.
Plus tard, quand le disque que nous n'écoutions plus cessa de tourner, nous montâmes au grenier dont le plancher de vieux bois irrégulier, très dur et très sombre, exhalait une odeur entêtante. Les filles déballèrent des brassées de couettes et coussins et nous firent signe de nous coucher. Lillie posa la tête sur mon traversin. Le jour perçait les lucarnes, adouci. Je battis des paupières, engourdi par la mollesse, luttant contre le sommeil pour continuer de sentir et d'écouter ; pour ne pas me réveiller sur un goût de cendres laissées par les étincelles de mes doigts et mon estomac. Avant que j'eusse complètement fermé les yeux, Andreas se pencha vers moi pour murmurer, les lèvres contre mon oreille :
« Tu sais, Elena a été belle. »
Tout se rouvrit, tout grand, cœur battant. Les corps étendus dans les draps dessinaient d'étranges figures, où je distinguais un iris têtu, les traits aigus de leurs contours. Leurs bouches étaient boudeuses comme remplies de mots acides, alors que leur corps tout entier tendu vers l'autre semblait hurler : « Je suis tienne ! ». Je tournai la tête vers Andreas. Son front effleurait le mien mais ses yeux, ses yeux se perdaient, loin de moi. Mon regard le suivit, divagua au fil des poutres du plafond, et leurs trois voix me racontèrent :
« Cette maison, on l'a achetée ensemble. C'était notre dernière folie, on voulait un endroit où on serait chez nous, quelque part dans le monde. Ne parle pas de famille, car ça n'a rien à voir. On a vu trop grand trop tôt, retourner chez nous... ça n'est plus chez nous. Ça n'est plus du tout comme avant. Je crois qu'on est des étrangères.
- Ne parle pas de famille... Elena et Cassandra voulaient remplir le désert. La famille, c'est elles. Seulement elles. Moi, j'entends le silence. Le vide m'appelle, je le vois déjà engloutir les yeux et la beauté d'Elena. Elles cherchaient l'océan.
- Tu vas voir, on te racontera mieux cette histoire.
- Et la musique ? »
La musique ? songeai-je.
« Andreas, tu veux vraiment parler de la musique ? »
Elles étaient calmes, alors. Cassandra s'était tournée sur le ventre. Elle ne nous regardait pas, mais son mutisme renfrogné avait à ce moment-là une allure de regret.
« Moi, j'étais fière d'être ta sœur.
- Tout le monde nous enviait, on est des vraies jumelles, mais un peu ratées, Elena a toujours été plus belle.
Andreas il a toujours été seul. Il a toujours ressemblé à un ange. Moi, je ne l'ai pas connu enfant, mais je suppose qu'il était déjà trop haut dans sa voie... lactée. Qui l'aura entendu chanter ? Il te dira, de sa voix très rauque, qu'Elena est mille fois meilleure, avant de sourire, les yeux levés, désarmant.
Seul. »
Il reprit :
« J'aurais préféré être le diable. Le diable divise, peut-être que j'aurais pu les sauver.
- Souvent de la fenêtre, quand nous étions enfants, on regardait la route en imaginant les horizons fabuleux, le ventre du monde, la ligne qui nous emporterait. Parfois on se baladait dans les mêmes rues, sans jamais rien voir qu'on ne connaisse par cœur. On tentait de se perdre un peu mais la magie n'opérait pas.
- On attendait quelque chose de grand. Une ville immense avec des néons qui ne s'éteindraient jamais, pour nous, papillons de nuit.
On a longtemps espéré. »
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