" Va t'en et ne revient jamais ! "
La porte de la boulangerie s'ouvrit dans un tintement de clochette, laissant apparaitre une femme qui en sortait à l'instant, tenant un paquet à la main. Ses mèches grisonnantes et les rides qui plissaient les traits de son visage en disait long sur son âge vieillissant. Elle parcourait le trottoir de sa molle démarche, trainant ses sabots tout neufs sur le béton graveleux.
En cette journée ensoleillée, la vieille dame avait décidé de profiter du beau temps et de sortir se promener. Ainsi, elle avait enfilé ses collants en laine blanche, son manteau mauve fétiche, et s'était empressée de rejoindre sa boulangerie favorite afin de s'encquérir d'un croissant tout frais.
Son ventre affamé se rappela à elle dans un grognement à peine inaudible, et alors elle brandit son trophée et sortit sa collation d'un sachet cartonné. Elle attrapa la viennoiserie de ses doigts fripés après s'être assise sur un banc. Elle se léchait les babines du bout de sa petite langue rose, impatiente de goûter à ce paradis sucré.
La vieille femme s'apprêta à croquer dans le croissant lorsqu'un bruissement d'ailes attira son attention. Elle releva la tête et aperçut un pigeon qui s'était posé là. Le volatile avait repéré la viennoiserie de son œil aiguisé et le fixait à présent d'un air avide.
La femme hésita, mal à l'aise devant l'attention grandissante que lui portait l'oiseau. La tête tournée, il se pencha sur le côté et avança d'un pas vers la vieille dame. Il roucoula tout doucement, cherchant certainement à l'attendrir. Une chose était sûre : il ne repartirait pas sans une bouchée de ce croissant.
La femme effectua un geste de la main vers le pigeon affamé dans l'espoir de le faire déguerpir, sans succès.
-Allez, oust ! Pas la peine de m'enquiquiner, tu n'en auras pas une miette.
Si seulement les oiseaux comprenaient le français !
Le pigeon devenu vaillant osa s'approcher davantage jusqu'aux souliers charbonnés de la dame. Importunée, celle-ci jeta son pieds vers l'avant, et le pigeon s'envola. Elle soupira de soulagement. A présent qu'elle était de nouveau seule, elle pourrait déguster son précieux sans être dérangée.
C'était sans compter l'obstina de l'oiseau qui revint se poser près de la vieille dame. Cette fois, il avait atterri sur la place libre du banc, à seulement un mètre de sa proie.
La femme l'observa du coin de l'œil. Le pigeon fixait l'horizon devant eux, mimant de ne pas l'avoir remarqué la femme et son croissant. Cependant, il exécutait un pas de côté, progressant petit à petit jusqu'au fruit défendu. Un pas, une pause. Un autre pas, une énième seconde d'attente.
Ayant compris son manège, la vieille femme se leva prestement, quittant le confort du banc publique. Puisque le volatile ne souhaitait pas partir, elle mangerait son croissant sur le chemin du retour !
Elle avança de quelques pas avant de se retourner, suspicieuse. L'animal se trouvait bien là, quelques mètres derrière elle. Il n'avait pas l'intention d'abandonner et l'avait suivi, déterminé à obtenir une bouchée de cet appétissant croissant. Il frotta sa patte sur le bitume, comme le ferait un taureau sur le point de charger. Puis il s'élança vivement. Il déploya ses ailes et s'envola jusqu'à atterrir sur le haut d'un petit muret. Sous l'effroi de la dame, il picora alors le sachet cartonné qui se trouvait maintenant à sa hauteur.
La vieille femme, horrifiée, tendit le bras en l'air. Cela ne découragea pas le vaillant volatile qui grimpa sur le sommet de son crâne et tendit le cou, donnant des coups de bec dans le vide en espérant atteindre le sachet.
La dame se secoua dans tous les sens, cherchant à faire descendre le grossier animal de sa touffe de cheveux poivre et sel. Elle serra le sachet dans son maigre poing et envoya balader le pigeon de son autre main. L'animal sortit ses ailes juste à temps et retomba sur ses pattes.
-Va-t-en et ne revient jamais, sale bête ! s'écria la femme avec véhémence.
Mais le pigeon ne voulait pas en démordre.
Il pencha la tête à gauche, puis à droite, tel un boxeur s'apprêtant à entrer sur le ring. Puis il secoua ses ailes avant de se mettre à courir en direction de la vieille dame.
Cette dernière, en voyant le petit animal foncer sur elle, se retourna et pris ses jambes à son cou comme si elle avait le diable aux trousses. Elle trottinait avec difficulté en raison de ses sabots talonnés. Les cris de guerre poussés par le petit énergumène qui la poursuivait la força à accélérer le pas.
C'est alors qu'elle aperçut une petite supérette de l'autre côté de la rue. Elle redoubla d'efforts, traversa la route déserte et atteignit enfin la porte de son salut. Elle entra dans la boutique et referma aussitôt derrière elle. On entendit peu de temps après le pigeon se cogner abruptement contre la porte vitrée.
La vieille femme se retourna pour le narguer. Quelques clients la regardaient comme si elle était folle, mais elle s'en fichait éperdument. Après ce qu'elle venait de vivre, elle se sentait comme une guerrière.
Mamie gâteuse : 1, pigeon écervelé : 0.
Mais alors qu'elle observait l'oiseau d'un air triomphant, le doute s'insinua en elle.
A présent qu'une barrière les séparait, il n'avait plus l'air si terrifiant. En fait, l'animal lui faisait presque pitié.
L'oiseau avait levé son aile et caressait la vitre d'un air affligé. Ses yeux renvoyait une expression de désespoir total. Il paressait anéanti, comme si ce croissant avait été sa seule chance de survivre et qu'à présent, il était condamné à périr de la faim qui le tenaillait si fort. Peut-être avait-il des bébés pigeons à nourrir ? Ou une vieille maman oiseau malade à s'occuper ?
La dame regarda son sachet puis le pigeon. Elle poussa un long soupir. Mettant sa fierté de côté, elle rouvrit la porte. Enfin, elle sortit le croissant de son contenant, en découpa un morceau plus gros que la tête du volatile, et le déposa juste devant ses pattes.
Qu'est-ce qu'un tout petit morceau de croissant en comparaison de la survie d'une merveille de la nature ?
L'oiseau roucoula gaiement comme pour la remercier. Il agrippa le bout de viennoiserie dans son bec puis s'envola finalement. La vieille femme observa l'animal s'éloigner d'un air satisfait, puis elle reprit sa route comme si rien ne c'était passé.
Elle prit dans sa main le reste du croissant entamé. Cette fois, elle pourrait le déguster tranquillement. Elle l'approcha de ses lèvres en fermant les yeux, heureuse d'enfin pouvoir se régaler. Alors qu'elle écartait ses fines lèvres, elle fut surprise quand elle croqua dans le vide. Elle rouvrit les yeux et observa sa main. Il n'y avait plus rien, le croissant avait disparu, seul quelques miettes subsistaient sur sa peau laiteuse, attestant qu'elle ne l'avait pas imaginé.
Elle leva alors la tête, à la recherche de la viennoiserie perdue, quand elle aperçut le pigeon de tout à l'heure, s'envolant gracieusement vers le ciel, le reste de son merveilleux croissant glissé entre ses pattes.
Le tableau des scores s'afficha à nouveau dans sa tête.
Pigeon écervelé : 1, Mamie gâteuse et franchement naïve : GAME OVER.
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