CHAPITRE 6
— Papa, je ne crois pas que ce soit une bonne décision d’épouser Lukeny ! suggéra Lena en prenant place dans le bureau du directeur de publication de Domingo Fashion.
— Je pensais te l’avoir dit clairement l’autre fois ! On peut se passer de ta bénédiction, encore que ton absence à la cérémonie est vivement souhaitée aussi. Et puis, je croyais que t’étais contente pour nous hier !
— Si, pour le bébé ! souligna-t-elle en clignant des yeux. Je crois que c’est un peu précipité. Dis-moi, vous vous fréquentez depuis combien de temps déjà ?
— Quatre mois, et tu crois que ce n’est pas suffisant pour se décider à épouser quelqu’un !
— Je le sais, mais fais-moi confiance, vous avez besoin de prendre votre temps.
Lena savait que c’était peine perdue d’essayer de dissuader son père de ne pas se marier avec Lukeny. Il était têtu comme une mule. Parfois irraisonnable. Et ne voulait surtout pas se reconnaitre en tort même lorsque tout indiquait qu’il fonçait droit dans la gueule du loup.
— Te faire confiance ? balança Armando avec un rictus.
— Pourquoi ne pas repousser votre mariage pour plus tard ? continua Lena. Disons dans trois ou quatre mois, le temps que sa grossesse se confirme. Je te rappelle que tout peut arriver lors de ce premier trimestre.
— Le bébé n’est qu’un prétexte. Lukeny et moi projetions de nous marier depuis bien longtemps. Ne t’en fais pas, tout ira bien !
— As-tu au moins pris le temps de bien apprendre à la connaître ? Je te rappelle qu’en l’épousant tu fais directement d’elle une Domingo et…
— Je sais ce que tu penses de Lukeny depuis ton arrivée, mais détrompe-toi, elle n’est pas comme ces autres femmes. Je ne pense plus avoir besoin qu’elle me prouve son amour plus qu’elle l’a déjà fait, prononça Armando, avec un sourire. Je lui ai demandé de quitter son fiancé et elle l’a fait pour moi.
L’avait-elle fait par amour pour l’homme ou pour son compte bancaire ? Les intentions de Lukeny prêtaient à confusion, et c’était là toute la crainte de Lena.
— Ok, si tu le dis… marmonna Lena, sceptique. Je crois que je vais te laisser.
Lena, les paupières plissées, quitta le bureau de son père pour regagner le sien. Comment son père avait-il pu tomber dans le piège de cette femme ? Si avant, elle avait quelques doutes concernant les intentions de Lukeny, à ce moment-là, tout prenait un sens. Quitter une relation de plus de dix ans pour un homme que l’on venait à peine de rencontrer… !
Adossée contre le fauteuil, elle décida de contacter son amoureuse dont elle n’avait pas eu de nouvelles depuis la veille.
— Hey Babe, s’exclama Jade après avoir décroché l’appel vidéo, je commençais à croire que tu m’avais oubliée.
— Mais non, qu’est-ce que tu racontes ? fit Lena en levant les yeux au plafond, l’air faussement outré. Tu sais bien que ce n’est pas près d’arriver.
— Tu me manques tellement ma Lele, je te jure que je ne tiens plus sans toi près de moi.
— Malheureusement, les choses ne peuvent pas être autrement. Je ne sais pas Jade, je me sens perdue depuis mon arrivée à Luanda.
— Comment ça ? Je ne te suis pas là. Tu as encore des soucis ?
— Non ! J’ai juste l’impression que toute ma vie n’a été qu’un gros mensonge. Pas plus tard que la semaine dernière, j’ai découvert que mémé était restée en contact avec ma mère depuis tout ce temps ; le pire c’est qu’elle m’a incitée à la détester, me rabâchant sans cesse qu’elle m’avait abandonnée pour refaire sa vie ailleurs. Et là mon père me crache au visage qu’il va épouser une femme qu’il fréquente depuis quatre mois.
— Babe, calme-toi ! Tu es sûre que tout va bien ?
— Non Jade, avoua Lena avec une larme au coin de l’œil, plus rien ne va ! J’ai l’impression d’avoir commis une grosse erreur en restant ici. Je n’aurais peut-être pas dû prendre le poste de rédactrice en chef.
— Lena, je suis désolée. Mais si ça te fait autant souffrir, pourquoi ne pas tout arrêter ?
— Je ne peux pas Jade, s’écria-t-elle en posant les mains sur les tempes C’est trop tard pour faire marche arrière. L’avenir de Domingo Fashion est entre mes mains et je ne peux pas me louper sur ce coup.
— Désolée chérie, mais je ne te reconnais plus depuis que tu es partie en Angola. C’est quoi cette obsession de vouloir tout sauver ? Le magazine se portait bien sans toi avant le décès de ta grand-mère et je ne crois pas que cela change maintenant !
— Quoi ? Tu penses que j’en fais trop ? J’essaie de préserver les miens, et tenir ma promesse ! Je te signale que le magazine est mon héritage et que tôt ou tard je devrai finir par me retrouver à sa tête.
Jade soupira. Elle réalisa que Lena n’était pas en état de discuter. Elle décida donc de mettre fin à la conversation.
— Écoute… Je crois qu’on va s’arrêter là pour aujourd’hui. De toute façon, tu n’empêcheras pas ton père d’épouser cette femme. Bye !
Elle coupa court à la discussion et Lena, prise de colère, balaya son bureau de la main. Lena n’en revenait pas que Jade pense ça d’elle ; mais peut-être avait-elle raison ? Même si le moment était mal choisi, Jade avait conscience qu’un jour Lena dirigerait le magazine. Elle en avait peur, et c’était finalement arrivé, plus tôt que prévu !
Des coups contre la porte se firent entendre et Lena leva la tête pour autoriser la réceptionniste à entrer.
— Mademoiselle, je vous ai apporté votre courrier, s’hasarda-t-elle en balayant du regard les documents éparpillés sur le sol.
— Pose-le là, et n’oublie pas de fermer la porte en sortant.
La réceptionniste s’exécuta au pas de course. Lena jeta un regard perdu sur la paperasse avant d’y poser la main. Elle esquissa une grimace avant de commencer à éplucher son courrier. Il y avait des contrats de quelques mannequins qu’elle avait sélectionnés pour la séance photo, mais pas que… Elle remarqua qu’il était écrit sur l’un d’eux « À Mme Constantia Domingo ». Ce détail lui glaça le sang et elle réalisa que c’était sûrement l’un de ses courriers qui avait pris du retard. Elle ne se retint pas de l’ouvrir et d’en lire le contenu.
« Ça y est… C’est fini !
Je ne veux plus vivre dans la peur ; j’ai vécu quinze ans de ma vie à fuguer comme une criminelle.
Mais c’est vous les criminels et il faut que ça s’arrête !
Je ne veux plus de votre argent sale pour me clouer le bec, je veux juste vivre en femme libre.
Une semaine, tel est mon ultimatum ! Et si je n’ai toujours pas de réponse de votre part, je reviendrai à Luanda et la vérité éclatera. Vous ne m’empêcherez pas de parler cette fois-ci.
Elisabeth Betoncourt. »
Le cœur battant la chamade, Lena referma la lettre. Malgré tant d’années, elle avait le sentiment d’échanger avec sa mère. Sa voix résonnait tellement fort dans sa tête qu’elle avait l’impression de revivre le soir où sa mère était partie, quinze ans plutôt.
Si, jusqu’alors, Lena se demandait la raison pour laquelle sa mère et sa grand-mère correspondaient par lettres et non par mails, plus faciles à détruire, la réponse lui parut évidente en voyant la provenance du courrier.
— Kol-man-skop ? s’étonna-t-elle en se renfrognant.
Lena entra immédiatement le nom dans son moteur de recherche et découvrit que Kolmanskop était un petit village namibien en plein désert. Elle se doutait bien qu’il n’y avait pas de réseau, mais pourquoi sa mère avait-elle choisi d’aller se réfugier au beau milieu d’un village ? Les questions s’enchainaient et toujours pas de réponses !
— Tu veux bien m’envoyer l’adresse de cet Ivandro Mendoza ? pianota nerveusement Lena sur son cellulaire avant d’appuyer sur envoyer.
— 188, Maianga !
— Ne me demande surtout pas où c’est… Confert Maps !
— Merci Cabral. Cette information vient de changer ma vie !
— Tu vas bien ?
— Non… Mon père va épouser cette femme.
— Lukeny ? Euh… Tu lui as dit pour Ivandro ?
— Pas eu le temps ! En fait, c’est lui qui a demandé à Lukeny de le quitter.
— Ouille… Quand je pensais que ce serait un scoop ! Je te souhaite beaucoup de courage !
— Je sais où se trouve ma mère !
— Attends… Comment ? Où ? Depuis quand ?
— Une question à la fois ! Kolmanskop, c’est là qu’elle se trouve depuis tout ce temps, ce qui explique leurs échanges à travers des lettres et pas des mails. Je viens de recevoir une autre lettre venant d’elle.
— Euh… Mais que fait-elle au beau milieu de nulle part ? Tout ceci devient étrange si tu veux mon avis !
— Je ne sais pas Cabral… Et la lettre, tu l’aurais lue ? On aurait dit une menace ! Cette histoire va beaucoup trop loin.
— Lena, fais attention à toi !
— Merci. Bonne journée.
Lena rangea son téléphone avant d’essayer de se concentrer sur sa nouvelle maquette. Les paroles de Jade ne cessaient de défiler dans sa tête et elle se demandait si sa compagne n’avait pas raison. Son comportement avait beaucoup changé depuis peu et elle avait été la première à s’en apercevoir. Lena voulait tout simplement prendre en main l’entreprise familiale, mais ce qu’elle ignorait c’est que le pouvoir risquait de la changer, de vite lui faire oublier l’essentiel. Or, elle refusait de devenir glaciale comme ces autres personnes en affaires, qui n’avaient d’yeux que pour leurs propres intérêts et les faisaient toujours passer en premier.
Son téléphone vibra et elle jeta un coup d’œil sur l’écran qui marquait un message entrant de Jade.
— Je suis désolée… Je ne pensais pas ce que j’ai dit !
— Tu m’excuses ?
Lena soupira avant de pianoter l’écran de son cellulaire.
— Je ne sais pas… Tu as peut-être raison !
— Euh… Comment ça j’ai raison ?
— C’est étrange ! Depuis que je suis arrivée ici je ne pense plus qu’à ma personne. J’ai jugé la fiancée de mon père sans même chercher à la connaitre.
— J’avoue qu’elle ne m’inspire pas confiance, mais c’est peut-être moi qui me trompe et, qu’au fond, elle aime réellement mon père et n’en a rien à foutre de sa poche.
— Ou pas… Moi je trouve ton comportement assez légitime. Tu débarques chez toi après de longues années et on essaie de t’imposer une belle-mère. Tu as bien le droit de te méfier, mais parfois j’ai l’impression que tu en fais un peu trop. Ou pas !
— Tu sais, j’ai vécu avec l’espoir qu’un jour ma mère reviendrait et que l’on formerait la famille qu’on était avant !
— Et à mon retour, je réalise que ce ne sera plus jamais possible. Je crois que je déprime.
— Tu penses que c’est en rapport avec ton nouveau travail ?
— Non, rien à voir ! Tout se passe très bien chez Domingo Fashion. Je crois que c’est toi qui me manques !
— Toi aussi tu me manques énormément, mais tu rentres bientôt hein ?
— Jade, j’ai retrouvé ma mère.
— Comment, où ça ?
— Namibie, je sais où elle est ! Dans un petit village en plein désert.
— Ça veut donc dire que tu vas encore repousser la date de ton retour ?
— Je ne sais pas Jade. J’essaie de faire au mieux ma chérie.
— Je vois… Bye, ma pause vient de terminer !
— Je t’aime.
Lena releva la tête et croisa le regard de son assistant à travers la porte vitrée avant de le faire venir d’un geste de la main.
— Des nouvelles, Denzel ? demanda-t-elle, le regard fixé sur l’écran de sa tablette.
— Oui ! Commençons par cette invitation au défilé de mode organisé par Alberto Munoz. Son assistant vient de m’envoyer un mail.
— Le célèbre styliste, créateur de la marque Munoz ?
— Ah oui, répondit-il en claquant des doigts. Ton interview a fait le tour du monde et je suis certain que des propositions de contrat ne vont pas tarder à tomber de partout, c’est moi qui te le dis ! Et cette invitation n’est qu’un début.
— Je l’espère. Personnellement je n’hésiterai sur aucune offre de sa part. Ses créations sont des merveilles et elles se vendent un peu partout dans le monde.
— Ta grand-mère doit se retourner dans sa tombe en t’entendant dire ça.
— Ah, je ne te le fais pas dire ! murmura-t-elle en esquissant une grimace. Mais je n’ai pas l’intention de continuer avec cette guéguerre entre eux. Grand-mère avait ses raisons de ne pas signer de contrat avec Alberto, et moi j’en ai plusieurs pour ne pas refuser son offre.
— Parfait, je me ferai un plaisir de t’y accompagner, proposa-t-il avec un magnifique sourire.
— Évidemment que tu viens avec moi. Je veux que tu me commandes la plus récente de ses créations. S’il faut se vendre, autant bien le faire.
Denzel acquiesça avant de poursuivre :
— Aussi Lulu vient de me téléphoner. Elle veut une date pour le shooting d’Érith.
— Je n’ai pas de date en tête. Je la contacterai personnellement le moment venu.
— Je crois que c’est tout pour aujourd’hui. Si tu as besoin de quelque chose je serai dans le studio, prévint-il avant de s’en aller.
Lena jeta un coup d’œil furtif à la tablette posée sur son bureau, en même temps qu’elle tenait en main la carte que lui avait remise Lulu la semaine dernière. Ça la démangeait de la contacter pour prendre ce rendez-vous. Elle avait tellement besoin de parler à quelqu’un, du moins d’être autre part que chez elle. Elle se décida finalement à lui faire un SMS.
— Hey, ça te dit de prendre ce café ensemble ?
Elle rangea son appareil et retourna à son travail. En moins de deux minutes sa tablette vibra. Elle se hâta de lire la réponse de son ancienne camarade qui lui vola un sourire.
— Salut toi ! Je commençais à croire qu’on ne le prendrait jamais ensemble ce café. T’es libre ce soir ?
— Oui, évidemment !
— Ça te dit de diner avec nous ?
— Nous… ?
— Oui, mon mari et moi ! Ça me ferait tellement plaisir que tu viennes partager ce moment avec nous.
Lena ignorait que Lulu était mariée et elle trouvait un peu limite qu’elle l’invite à partager un repas en compagnie de son époux. Elle s’attendait à une soirée de retrouvailles entre filles, pas à un diner durant lequel elle se sentirait sûrement mal à l’aise avec un inconnu.
— Tu sais, lui aussi aimerait beaucoup te rencontrer !
Lena se renfrogna en lisant le dernier message. Elle se demanda qui pouvait bien être l’homme en question et la réponse lui coupa le souffle.
— Yanick Chaves, on était ensemble au collège.
Lena fut troublée de l’apprendre. Elle était presque sûre que cet homme était gay. Déjà à l’époque du collège, des rumeurs de son aventure avec le prof de portugais circulaient. C’était presqu’une évidence qu’il préférait les hommes aux femmes. Lena choisit de passer outre ce détail, après tout elle n’en avait rien à faire. Elle avait toujours entretenu des très bons rapports avec Yanick.
— Parfait, je serai de la partie.
Deux heures plus tard, Lena descendit de la voiture et se dirigea vers la propriété de ses anciens camarades de classe.
— Pense à revenir me chercher dans deux heures, avertit-elle son chauffeur, après s’être éloignée du véhicule.
Yero acquiesça et fit demi-tour. Lena appuya sur la sonnette et la porte lui fut ouverte immédiatement.
— Bonsoir mademoiselle, l’accueillit une jeune femme vêtue d’un uniforme. Monsieur et madame Chavez vous attendent au salon.
— Merci !
Lena débarqua dans le grand salon où l’attendaient ses deux anciens camarades de classe. Malgré les années, Yanick n’avait pas changé. Il était resté cet homme timide et réservé. Toujours aussi courtois et gentleman. La soirée se déroula dans la plus belle des ambiances, et Lena s’amusa plus qu’elle ne l’espérait. Il y avait quelque chose de bon à se remémorer les vieux souvenirs. Deux heures plus tard, Lena décida de rentrer chez elle ; mais elle ne manqua pas de remercier ses bons vieux amis pour ces moments riches en émotions et fous rires.
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