LUCAS



Je descends du taxi devant un immeuble à trois étages, et avance les mains chargées de mes bagages. Je vérifie pour la énième fois l’adresse que m’a indiquée mon père avant mon départ et m'assure d’être au bon endroit. De loin, j’aperçois deux hommes qui se disputent. Leurs cheveux longs, leurs yeux d’un bleu mer, sans compter leur grande taille et la ressemblance qui les caractérise, je dirai qu’ils sont père et… fils ? La seule différence est que le plus âgé est viril alors que le plus jeune, s'il ne criait pas comme un charretier, j'aurais juré qu'il s'agissait d'une femme. Les traits de son visage sont magnifiques. Son nez est fin, sa bouche pulpeuse est ourlée d'un rouge à lèvres rose. Je reste scotché quelques secondes sur les chaussures à talons aiguilles et le slim qui épouse ses fesses et le pull blanc qui le moule comme une seconde peau. Ce type a le visage et le corps le plus canon que j'ai vus de ma vie, et son accoutrement est plutôt… Créatif. Je souris en passant devant lui et d’un pas hésitant, me dirige vers le plus vieux. J’hésite à lui adresser la parole tant il a l'air en colère.
— Monsieur, pourriez-vous me renseigner s'il vous plait ?
Il se retourne pour me faire face et hoche simplement la tête sans répondre. Je lui tends le morceau de papier qui indique l'adresse. Il me confirme d'un hochement de tête, du moins j'espère. Je ne manque pas de le remercier avant qu'il ne monte directement dans une Jeep garée sur le parking et filer en faisant crisser les pneus.
Le jeune me jette un regard acéré avant de filer dans la rue. Je me demande dans quel quartier je suis tombé. J’atteins le troisième étage et toque contre le battant blanc de l’appartement 15 B dans lequel je dois m'installer quelques jours. Pas de réponse. Je pousse la porte qui n'est même pas verrouillée. Le son d'une musique assourdissante me vrille les oreilles. Au moins l'appartement est insonorisé, car de l'extérieur on n'entend rien. Pas étonnant qu’elle ne m’ait pas entendu au milieu cette cacophonie.
— Maman, je l’appelle tandis que je longe le couloir vers le salon.
Toujours rien... J’arrête le CD et reste statufié devant un bazar sans nom. Un fauteuil est renversé, des morceaux de verre jonchent le sol, tout est pêle-mêle et je ne sais plus où mettre les pieds. On dirait que le salon a servi de ring pour un match de catch. C'est incroyable. Aussitôt la musique coupée, des ronflements de plus en plus forts me parviennent. Je lâche mon sac de voyage dans un coin pour voir ce qu’il en est. Les yeux écarquillés, je tombe sur un tableau que je n'aurais jamais imaginé. Ma mère à moitié nue vautrée dans les bras d’un vieil homme. Je fais demi-tour sans attendre quand j’entends une voix de rogomme dans mon dos.
— Tu es là ?
    Je prends une grande inspiration me demandant si je dois répondre ou prendre mes bagages et foutre le camp.
— Oui M’man, je t’attends dans le salon, répondis-je finalement.
Voilà la plus belle façon de me souhaiter la bienvenue. J’ai tellement honte que cette femme soit ma mère. Je me sens mal tout d’un coup.
— Lucas, je suis contente de te revoir, balbutie-t-elle en enjambant les débris pour remplir son verre de whisky.
C’est tout ce qu’elle trouve à me dire après ses longues années d’absence. Qu’elle est contente de me revoir ! Je suis certain que ce n'est pas le cas.
— Dis-moi… Pourquoi es-tu là ? Me demande-t-elle en portant le verre d’alcool à la bouche comme si la cuite de la veille ne lui avait pas suffi.
— T’es sérieuse là ? Je rétorque en la détaillant écœuré.
Évidemment qu’elle l'est. Me voir débarquer du jour au lendemain ne peut être qu’un frein à sa vie dissolue.
— Ton père m'a prévenu de ton arrivée, mais je t'avoue que je n'y croyais pas ! Vas-y, fais comme chez toi.
— Où se trouve la cuisine ? Je veux me faire un café si tu permets.
Elle m’indique du doigt la pièce d’à côté et j’y vais d’un pas précipité. Je stoppe mon élan en sentant une odeur nauséabonde qui reste coincée dans ma gorge et manque me faire gerber, on dirait une odeur d'ammoniac. J’ouvre en vitesse la fenêtre et tire les rideaux avant que l’odeur ne m’étouffe. Je prends de longues bouffées d'air avant de revenir vers l'évier qui déborde de vaisselle baignant dans une eau croupie. Dans une casserole traînent des œufs fêlés et pourris qui empestent. Le nez pincé entre deux doigts, je vide la marmite dans la poubelle. Tout est tellement sale que je sais déjà que je ne pourrais pas supporter de vivre dans un tel environnement. Cela n'a pas l'air de déranger l'ivrogne que j'aie devant moi.
Un coup d’œil vers le salon et je la vois prendre des mains du vieux une liasse de billets qu’elle glisse dans son sac à main posé en vrac sur le canapé. Mon regard croise naturellement le sien et je baisse mes yeux pour retourner à la vaisselle. Après avoir nettoyé le sol, les assiettes et mis en marche la cafetière, j’entends la voix de ma mère qui me souhaite de passer une bonne journée. Je la regarde filer en compagnie de son amant du soir jusqu’à ce qu’ils sortent de l'appartement sans autre explication.
Quelques heures et coups d'éponge plus tard en rongeant mon amertume, la maison brille. On peut à nouveau respirer de l’air frais même si ça m’a pris une bonne partie de la journée. J'ai juste pris le temps de cuire quelques pâtes de que j’ai trouvées « non périmées » dans l'un des placards.
Je m’assois devant la télé pour suivre un film en attendant l’arrivée de ma génitrice et sans m’en rendre compte, je m'endors comme un loir. Des martèlements contre la porte me tirent de ma léthargie. Je m’extirpe du canapé les yeux embrumés pour ouvrir.
Ma mère dans un état d'ébriété avancé ! Encore !
— Bonsoir, bougonne-t-elle en titubant, les chaussures en main. Tu vas bien ?
Elle m'embrasse sur la joue avant de continuer à zigzaguer dans le couloir. Je la suis du regard jusqu’à sa chambre où elle tombe raide morte sur le lit en se mettant à ronfler. Je n’en crois pas à mes yeux qu'elle mène ce genre de vie alors que mon père s’est sacrifié chaque jour pour m’offrir un avenir meilleur. Elle n’a jamais voulu de moi, d’ailleurs je me demande ce qui m’a poussé à revenir chez elle. Enfin si, je le sais. Il faut que je me loge, car le travail m'appelle ici, de ce côté de la ville. Je n'aurais jamais pris la décision de réapparaître devant ses yeux si mon père ne m'y avait pas poussé. Je ne pourrai pas être mieux que chez ma mère en attendant de trouver un logement, c’est ce qu’il m’a dit en quittant San Francisco, mais là… Je suis choqué de la voir débarquer au petit matin, complètement saoule.
Si mon père la voyait dans cet état…
Je sais que mon père a toujours eu la foi, pensant qu’elle changerait malgré tous les scandales qu’elle lui avait faits. Je n’avais que dix ans, mais je comprenais ce qu’il se passait. Ses retours à des heures tardives à la maison, ses excès d’alcool et ses injures envers lui. Rien ne passait inaperçu à mes oreilles. Puis un jour, elle nous a claqué la porte au nez. Elle a pris toutes ses affaires et elle est partie. Je la détestais lorsque je voyais mon père pleurer pour elle en cachette. Il l’a toujours portée dans son cœur malgré ses mauvaises actions et a presque réussi à m'en persuader. Il m’a souvent répété que c’était ma mère et que j’avais beau lui en vouloir, cela ne changerait pas. Quand je vois la façon dont elle mène sa vie, je me rends compte que je ne me suis pas trompé.
Je retire de la pochette de ma valise la lettre avec laquelle je suis parti de San Francisco et la relis de nouveau. Une lettre adressée au docteur Bermudes. Un vieil ami de mon père. Quand j’ai parlé de mon souhait de commencer ma carrière de médecin dans un dispensaire, il m’a tout de suite proposé de demander à son ami de me prendre avec lui. J’ai toujours voulu devenir un grand médecin, mais je préfère commencer avec les plus démunis avant d'intégrer un grand hôpital. Je voulais être quelqu'un qui ferait parler de lui et amasserait autant d'argent que possible. Mais tout a changé quand j’ai eu mon diplôme entre les mains. Ma vision des choses a changé quand je me suis aperçu lors de mon internat que beaucoup de gens n'ont pas les moyens de se soigner faute d'assurance. Je veux sauver le plus des vies possibles, car la médecine n’est pas faite pour rendre riche comme je l'imaginais au début de mes études. J’ai cherché à travailler dans le bénévolat et mon paternel a eu la brillante idée de m’envoyer ici. Mais au fond de moi, je sais qu’il m’a proposé le Queens à cause de ma mère. Parce qu’il espère me voir tisser des liens avec celle qui m’a donné la vie, et qui pourtant n’a pas hésité à nous tourner le dos à la première occasion. La tête penchée sur l’accoudoir, je m’endors à force de ressasser.
— Lucas, tu as dormi sur le canapé ? J’entends.
La voix de ma mère résonne comme un écho lointain et me tire de mon sommeil.
— Comment veux-tu que je dorme sur mes deux oreilles quand tu rentres saoule et en gueulant à des heures pareilles.
J’en ai marre de tout supporter sans jamais me plaindre. Il est clair que le comportement de ma mère me sort par les narines alors si elle est assez aveugle pour ne pas s’en apercevoir, tant pis.
— J’étais avec des amis et on a juste pris quelques bières.
C’est fou comme elle a le don pour minimiser les choses. Des petites bières qui lui ont bien défoncé la gueule.
— Je ne te demande pas de comptes et tu es libre de faire ce que bon te semble. Tu es chez toi, lui répondis-je en me redressant sur le canapé pour filer à la cuisine.
— C’est aussi ta maison, lance-t-elle en me rejoignant.
— Ça suffit, je finis par m’énerver, lui faisant face. Regarde-moi et vois la réalité en face. Je ne suis plus le gamin de dix ans que tu as abandonné sans remords. Je suis un homme maintenant et tu n’y as pas contribué. Vingt-six, si tu t’en souviens encore de mon âge ?
Je remplis un verre d’eau et la plante dans la cuisine. Je la supporte de moins en moins, elle et son sarcasme. On ne peut pas toujours agir pour regretter plus tard.
— Mais je te jure que je l’ai regretté. Chaque soir, j’ai pensé à toi, à vous et j’en ai pleuré. Mais la vie de famille n'était pas faite pour moi.
— J'imagine, j’ironise avec dédain. Saches que je n'ai lu aucune des lettres que tu m'as envoyées. Et que les choses soient claires, après ce que j'ai vu hier soir, je ne compte renouer aucun lien avec toi. Tu n’existes pas pour moi alors laisse-moi tranquille le temps que je trouve un autre endroit pour me loger.
Une larme de crocodile roule sur sa pommette. Ce n’est pas ça qui changera ce que je pense d'elle ni effacera tout le mal qu’elle nous a fait. Adossé contre la porte de la salle de bains, je m’effondre sur les carreaux, le visage baigné des larmes. Je ne sais pas si ma réaction envers elle est juste, mais j'ai besoin de déverser ma colère sur elle. Ses années d’absence m’ont rendu insensible à ses peines même si mon père m'a couvert d’amour et d’affection pour deux. Inconsciente et égoïste, elle l’a toujours été.
Après ma toilette, je me prépare, prêt à sortir. Je la trouve affalée sur le tapis du salon, le visage triste, une tasse de café entre les doigts.
— Où est-ce que tu vas ? m’interpelle-t-elle avant d'arriver à la porte. Il faut qu’on parle, ajoute-t-elle la voix entrecoupée.
Je soupire et sans répondre, et lui claque la porte au nez. Elle essaie de me manipuler comme elle l'a fait si longtemps avec mon père. Je ne tomberai pas dans son piège, car une mère n’est pas seulement celle qui donne naissance à son enfant, mais plutôt celle qui le défend et le soutient contre vents et marées. Moi je n’ai pas eu cette chance. J’ai grandi sous l’aile d’un père compréhensif, aimant et tendre.
Ma trousse dans la main, je déboule dans le couloir et je traverse avant de descendre à toute allure. J’atteins le bas des marches au pas de course. Sans y prêter attention, je heurte deux personnes sur mon passage. Mon étui m'échappe des mains qui tombent sur le parquet du rez-de-chaussée. Merde !
— Bon sang, mais regarde où tu mets le pied ! s’écrie l’un d’eux d'une voix aiguë alors que je m’accroupis pour ramasser ma mallette.
— Je suis désolé. Pardonnez ma maladresse, je m’excuse.
Je me relève et tombe nez à nez avec le mec de la veille… Je le reconnais tout de suite avec ses cheveux blonds frisés et ses yeux bleus perçants. Mon regard se plante dans le sien et je me fige sur place. Les deux hommes me lancent un regard courroucé, me contournent sans aucune autre forme de procès, partent sans me répondre. Je perds le sens des réalités quelques instants avant de me reprendre. Une main sur ma poitrine, je réalise que mon cœur bat frénétiquement. Son visage s’imprime comme une photographie dans mon cerveau et mes lèvres se relèvent en un sourire idiot.
J’arrête un taxi à qui je remets l’adresse du cabinet médical pour mon rendez-vous. Tout le trajet l’image de l’inconnu s’invite dans mes pensées et j’ai presque envie de rire. Peut-être à cause de son accoutrement contre lequel je n’ai rien d’ailleurs, ou le regard incendiaire qu'il m'a jeté avec ses yeux magnifiques. Il ne manque pas de culot ! Je descends du taxi devant le cabinet. Je fais face à une grande enseigne où on peut lire facilement "The Queens Center". Je me rends à la réception et demande à parler au Dr Bermudes. Des affiches médicales pendent sur les murs peints de couleurs brillantes. La voix de la réceptionniste qui revient à moi pour me signaler que le docteur m'attend et va me recevoir me tire de ma torpeur. Je longe le couloirs, ne manquant pas de jeter des œillades à travers les portes vitrées de la salle de repos. Les lits sont séparés d'un paravent. Tout y est simple, mais beau, propre et neuf. Je toque au bureau du chef d'établissement qui m’invite à entrer et me retrouve en face d’un homme grand et joufflu. Totalement à l’opposé de l’image que je m’étais faite de lui.
— Bonjour docteur, je suis Lucas McMahon.
— Prends donc place, me dit-il en me désignant le fauteuil en face de lui. Bonjour !
Sans plus attendre, je tire de la poche de ma sacoche la lettre que m'a faite mon père que je lui tends sans commentaires. À son air étonné, je comprends que mon père ne lui a pas téléphoné. J'espère que cela ne me posera pas de problèmes.
— Je suis le fils de Louis McMahon, je lui dis pour dissiper ses doutes.
— Oui, je sais. Je lis sa lettre, ça fait tellement longtemps que je n'ai pas revu ce bougre.
Les traits de son visage se détendent et il se plonge aussitôt dans la lettre. Un sourire se dessine sur son visage au fur et mesure qu’il évolue dans sa lecture. Ils doivent être amis depuis longtemps vu les anecdotes que mon père m'a raconté de leurs années universitaires. Il était l’un de meilleurs médecins de la ville de New York aux dires de mon paternel.
— Donc, tu es Lucas, le fils de Louis ? Comment va-t-il ? Toujours à San Francisco ? me demande-t-il d'un air enthousiaste.
— Oui. Il va très bien et il vous transmet ses salutations.
— Je suis content de t’avoir devant moi. Comme tu lui ressembles ! Le même regard, les mêmes cheveux bruns et les mêmes yeux verts. Tu es le bienvenu chez nous, m'assure-t-il en serrant ma main.
— Et Olivia, qu’est-elle devenue ? poursuit-il d’un air curieux.
— Ma mère va très bien et vit depuis bien longtemps ici à Los Angeles dans le Queens.
— Ah, je vois !
Un sentiment de honte me submerge et je baisse mon regard quelques secondes. Je suppose qu'il doit être au courant de pas mal de choses. Il n'a pas l'air surpris et doit connaître leur histoire, si je me fie aux paroles de mon père. Ils sont amis depuis le collège et se sont toujours restés en contact.
Je lui remets mon diplôme de médecine et mon relevé de notes qu’il parcourt des yeux avec un hochement de tête. Il me le rend et se lève pour m’inviter à visiter le dispensaire.
— Je suis heureux que le fils de mon ami ait choisi cette voie. La médecine est un métier noble mais pesant et dur. Ici, tu verras défiler toute la misère du monde. Tu es prêt à ça ?
— Oui docteur, je suis prêt, j'affirme avec un hochement de tête.
Nous faisons le tour de la petite clinique de jour qu'il a fondée avec ses propres deniers. Le matériel est suffisant pour administrer des soins médicaux élémentaires. Il me fait part de son nouveau programme qui consiste à faire du porte-à-porte pour examiner certains patients se trouvant dans l’incapacité de se déplacer jusqu’ici. Je suis enthousiasmé par l’idée. Le petit dispensaire fonctionne grâce à des dons qu’il reçoit de dons privés de personnalités ou de riches industriels et ça depuis son ouverture, quinze ans plutôt.
Il me présente une pièce qui me servira de bureau et sommairement meublé. J’enfile une blouse que l'infirmière vient me remettre pour m’occuper de quelques patients en attente. Certains souffrent de malnutrition, d'autres ont des infections de la peau dues à une hygiène inexistante dans la rue. Une infirmière arrive pour me mettre au courant de la situation de quelques habitués et me donner donner un coup de main. Je prends les constantes de quelques personnes âgées que je décide d'ausculter en premier. Puis vient le tour des femmes enceintes présentes pour une consultation prénatale avant de prendre en charge le reste des patients. Mon emploi de temps va être surchargé dorénavant. Mais je ne me plains pas tant que je le consacrerai à sauver des vies et à venir en aide aux plus démunis, car tout le monde n’a pas les moyens de se payer les soins dans un hôpital. En plus ça me tiendra éloigné de ma mère et me permettra de digérer certaines tensions. La médecine est ma vocation et je l’assume.







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