16- L'Éphémère
Après une heure dans la grande pièce chaude, on leur signale que l'établissement doit fermer jusqu'au soir. En effet, il accueille le jour d'autres œuvres charitables et ne peut recevoir les sans-abris que pour les repas du matin et du soir, ainsi qu'un certain nombre, plus restreint, pour l'hébergement de nuit.
— Comment faire pour avoir une place pour la nuit ? demande Kalia à un préposé qui s'apprête à refermer les portes donnant sur la rue.
— Venez faire la queue de bonne heure, surtout qu'on annonce de la neige ou du verglas cette nuit. Cela risque de geler. On va être populaire j'imagine.
— Et ceux qui n'aurons pas de place, s'inquiète Max.
— Il faudra allez ailleurs, vous savez où... Vous êtes nouveaux, hein ?
— En quelque sorte, répond la jeune femme. On voulait juste savoir s'il y a beaucoup de places.
— Malheureusement, non. Nous devons respecter les quotas. On a bien essayer d'avoir d'autres lieux. Mais, pour les bonnes œuvres, les lieux libres sont souvent happés par les grandes entreprises pour s'enrichir.
— Oui, j'en doute, soupire Kalia.
Le préposé se tourne vers Max et le dévisage :
— Votre visage me dit quelque chose...
-— Oh, vous savez avec ce bandage sur la tête, on peut me confondre avec bien d'autres physionomies. Je ne ressemble à rien !
— Oui, possible...
— Merci ! À ce soir.
Kalia se dépêche de sortir, en entraînant Max dans son sillage, avant qu'on les identifie. Au fond, les deux nouveaux SDF ignorent qui ils sont en réalité. Leur identité ignorée pourrait leur jouer des tours et leur rebondir en pleine figure. Qui sait ? Sont-ils des bandits, des voleurs ? Sont-ils recherchés par les autorités ? Brandir une pseudo auréole n'aidera pas leur cause.
Ils se retrouvent à nouveau dans la rue.
C'est la fin de l'avant-midi. Le ciel est d'un gris luminescent, prometteur de neige et de froid. Les bruits de la ville sont omniprésents. Les passants se hâtent d'atteindre leur but, fuyant les bourrasques de vent qui fouettent et éloignent le peu de chaleur dégagée par les corps. En déambulant sur le trottoir, bras dessus-dessous, l'homme a un frisson et tente de refermer plus étroitement son manteau. Tout en marchant, il regarde les clefs puis, avec un haussement d'épaules, les réempoche.
— J'aurais préféré que vous ayiez trouvé, à la place de vieilles clefs d'une gare désaffectée, une carte d'identité avec mon adresse... ou les clefs d'une belle villa avec un foyer ou un jacuzzi.
Son souffle et celui de Kalia forment des nuages de vapeur quand ils parlent.
— Les clefs, je les ai trouvées près de vous quand vous étiez inconscient. Désolé, je vous ai fouillé mais...
Il la regarde un instant avec un éclat intriguant dans les yeux. Elle bafouille :
— Il fallait bien que je sache à qui j'ai affaire.
Il sourit face à son embarras qui lui met un peu de rose aux joues.
— Votre verdict ?
— Votre cellulaire a rendu l'âme ou vous vous êtes battu avec lui ; vous aimez collectionner les vieilles clefs et vous souffrez d'asthme ; cependant, vous ne conservez aucun papier d'identité, de portefeuille ou de clefs de voiture lorsque vous partez faire une virée en ville habillé comme un clochard.... Pardon ! Un... un..
— Oui, un « clochard » ... qui s'ignore lui-même, dites-le.
Ils traînent ainsi toute la journée. Cherchant des sources de chaleur, entrant dans les couloirs de métro ou les grands centres sousterrains de la ville. Ils se font jeter dehors de plusieurs endroits, réalisant que leur présence et leur aspect dérangent. Kalia se sent responsable de leur état et se demande bien ce qu'elle doit faire pour aider Max.
Ils ont l'occasion de mieux se connaître et parlent beaucoup. Ils font bien des hypothèses sur l'identité réel de Max, alors que Kalia s'en tient à une brumeuse vie d'infirmière qui a mal tournée.... Et bizarrement, aucun malaise ne lui vient quand elle fait cette déclaration.
Une vérité ? Qui est-elle ? Qui était-elle ?
En début d'apres-midi, une neige tombe et un grand froid s'installe. La ville devient blanche d'une pureté glaciale. Les gens se recroquevillent davantage sous les épaisseurs de vêtements. Le nez se plonge dans les lainages et les yeux vont plus difficilement vers les autres. On se presse de trouver une porte pour nous accueillir dans la tiédeur des maisons. Mais eux, n'ont pas de maison, et sans un sou, peu de commerce les tolèrent bien longtemps. Réalisant cette réalité, et ne se résignant pas à faire l'aumône, ils cherchent à obtenir des sous en offrant leurs services dans des kiosques de Noël sur une place de marché. Pelleter de la neige, ramasser les détritus, transporter du bois pour les braseros au coins des allés du marché : ils réussissent ainsi à amasser un peu moins de vingt dollars ainsi qu'un peu de chaleur et de fierté.
Avec cette richesse, ils vont acheter deux sandwichs dans un supermarché ainsi qu'un jus. Max confie les sous à Kalia :
— Gardez la monnaie pour plus tard, dit-il avec un rictus railleur.
Le ventre plus calme, ils vont se débarbouiller dans une toilette publique. En remplissant sa bouteille d'eau, Kalia observe son visage d'une pâleur extrême encadré par ses boucles châtains. Ses yeux pâles semblent inquiets et tristes. Son apparence lui est familière mais étrangère aussi. Qui était elle ? Que doit-elle faire pour sauver Max ? Lui trouver du travail ou un toit ? Une famille ? Un travail ?
Elle se sent aussi peu réelle que lors de son apparition dans cette rue. Alors que personne ne la voyait. Finalement, son statut de vagabonde la rend aussi peu matérielle que celle d'un fantôme. Dans cette ville, ils ne sont que des êtres éphémères que l'on oublie aussi vite qu'on les a aperçus.
Elle pousse un soupir en posant sur sa tête la tuque de Max qu'elle a lavée ce matin au refuge. Pour le moment, ils doivent trouver un lieu pour se reposer et reprendre des forces, pour que Max puisse mieux guérir.
Soigner le corps pour sauver l'âme.
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