Chapitre 4 - Il suffit d'un presque rien
Luna
Deux jours plus tard.
Sept heures dix. Les étoiles fluorescentes paraissent se mouvoir et la lune les accompagne, me rappelant que moi aussi, j'ai ma place dans cet univers. Mon deuxième réveil m'extirpe de l'observation du plafond.
Des vibrisses me chatouillent le nez et je regarde le chat qui partage mon oreiller. Il reçoit mes caresses avec un ronronnement de plaisir.
— Et si je restais avec toi ?
Les responsabilités pesant plus lourd que mon manque de motivation, je m'étire avant de me lever à contrecœur. La fraîcheur du parquet clair dissipe les derniers restes de sommeil.
Les notes de Welcome to my life de Simple Plan rythment ma douche. Dans la pièce blanche qui sert de salon et de chambre, je replie mon clic-clac et me prépare en vitesse : un pull épais en laine écru sur un jean bleu clair, un coup de brosse sur mes cheveux détachés, du maquillage pour camoufler mes cernes et me donner bonne mine.
C'est vrai que tu en as besoin.
Une fois le ventre plein, me voilà fin prête pour un autre jour sur Terre. Mon compagnon à fourrure s'est déjà rendormi.
— Bonne journée Hermès !
Quitter mon appartement est toujours une étape délicate. Je prends une grande inspiration et me retire avec cette habituelle appréhension des situations anxiogènes qui pourraient survenir.
— C'est parti pour une belle journée, déclaré-je pour m'en convaincre.
Une heure plus tard, me voilà les mains agrippées à ma capuche, luttant contre la puissance du vent qui me déséquilibre. L'averse frappe mon visage et l'eau s'est infiltrée à travers mes vêtements, glaçant ma peau.
Une belle journée, hein...
Je prends soin d'éviter les flaques qui ponctuent le trajet alors que mes pieds sont gaugés dans mes Converse.
Rien n'annonçait ce changement de météo en sortant de l'école quinze minutes plus tôt.
— Maîtresse ! J'ai trop froid !
Inquiète, je me retourne vers le groupe d'enfants pour les encourager :
— Nous sommes bientôt arrivés ! Un peu de patience !
Je les guide encore une cinquantaine de mètres avant d'arriver à destination. En proie aux tremblements, je pousse la porte avec brutalité et fait entrer les enfants en les comptant deux par deux.
... vingt-deux, vingt-quatre, vingt-cinq. C'est bon.
Je grimace en apercevant mon reflet dans un miroir. La chevelure collée au crâne, les coulures de mascara jusqu'aux joues, le regard fatigué. J'essuie mon visage d'un revers de manche et baisse la tête pour épargner au personnel de la piscine la vision de mon état pitoyable.
— Maîtresse, pas besoin de se doucher aujourd'hui ! lance Paul, engendrant un rire collectif.
Malgré ma réticence à la baignade, j'aurai volontiers plongé dans le bassin pour me réchauffer. Dans les vestiaires, j'aide les filles à enfiler leur bonnet en silicone. Faire tenir leur chevelure sans le craquer est parfois un exploit. Ma mission accomplie, je porte ma voix pour me faire entendre :
— On y va en marchant. Sans courir, je vous vois !
Les cris enthousiastes résonnent dans le couloir alors qu'ils trottinent vers les douches. Tous sauf un. Un garçon blond se tient à l'écart, les yeux braqués au sol.
Élio.
Il n'a aucun trouble ou problème connu mais il ne parle pas et ne se mélange pas aux autres. Dans une tentative de le comprendre, j'avais demandé à rencontrer son tuteur légal à de multiples reprises, sans réponse.
Même un ministre a du temps à consacrer à ses enfants.
Les autres enfants ne comprennent pas le refus d'Élio de s'intégrer. Par chance, il n'est pas victime de harcèlement scolaire.
C'est déjà ça, mais pour combien de temps ?
Un frisson bien plus désagréable que le froid me parcourt à cette pensée. Je frotte du bout des doigts mon pendentif doré, devenu un talisman dans les moments de doute.
— Élio, tu viens ? l'invité-je en lui tendant la main.
Lorsqu'il lève le menton, je constate le mélange unique du marron et du vert de ses iris. L'enfant inexpressif hoche la tête et me suit, ses lèvres désespérément closes.
Seize heures quarante-cinq. Je peux enfin me détendre dans cette classe vide. Le répit sera de courte durée. Le travail du jour s'empile sur le bureau et il ne se corrige pas seul. Je m'attelle à la tâche et les mots se fondent les uns dans les autres, devenant flous à mesure que je coule dans cette vision de questions réponses interminables.
En me redressant dans mon fauteuil, des craquements expriment pour moi la douleur naissante de mon corps. La raideur de ma nuque, la tension dans mes épaules, mes doigts engourdis.
La mésaventure du bar vendredi soir n'a rien arrangé. Impossible de trouver le sommeil avant le milieu de la nuit.
Je rêve de me jeter dans mon lit tout de suite.
J'abandonne les copies et jette un œil par la fenêtre ouverte. Le bâtiment blanc et moderne forme un U, entourant une cour de récréation tapisée de feuilles orangées.
Accoudée sur le rebord, j'abaisse les paupières et respire profondément. L'air frais pénètre dans mes poumons et emporte avec lui une partie du stress accumulé.
Les sons extérieurs m'apaisent. Le vent murmure et les oiseaux gazouillent. Les élèves restés au centre de loisirs dévorent leur goûter, pressés de retourner jouer.
L'extérieur est si vivant comparé à moi.
Coincée entre mon stage ici et les cours à l'université qui aspirent mon temps, chaque jour ressemble au précédent et cette boucle n'en finit jamais. Vouloir devenir professeure des écoles avec ma phobie sociale n'est pas de tout repos. Transmettre des savoirs et suivre l'évolution des élèves est une vocation qui mérite quelques sacrifices. De plus, leur innocence crée un environnement dans lequel je suis à l'aise.
Contrairement aux adultes, le sourire d'un enfant est rarement hypocrite.
Des coups secs m'apostrophent et je bascule vers la source du bruit. Kazuki, un trentenaire au visage chaleureux et au corps sec, est appuyé contre l'encadrement de la porte.
— Alors Luna ? Encore dans la lune ?
— Tu comptes me le demander tous les jours ? m'amusé-je du jeu de mots de mon collègue.
Ses yeux bridés se plissent alors qu'il tapote un doigt sur sa joue, mimant un instant de réflexion.
— À chaque fois que tu seras perdue dans ton monde imaginaire, avoue-t-il tout sourire.
La bonne humeur ne quitte jamais cet homme et sa gaieté rend mon quotidien moins terne. Un des rares adultes avec qui j'ai l'impression d'être normale.
Il doit avoir pitié de toi.
Un souffle blasé m'échappe. Quand je pense que la voix s'est fatiguée de moi, elle finit toujours par se manifester.
Tant que tu auras besoin de moi, je serai là.
— C'était à mon tour d'apporter un gâteau aujourd'hui, me fait-il remarquer. Je l'ai laissé dans la salle des maîtres mais il semble que tu n'y sois pas allée.
Mon asociabilité pouvant me valoir des désagréments avec mes collègues, je m'empresse de me justifier :
— J'ai mangé un sandwich vite fait devant les cahiers. J'ai du retard dans les corrections.
Reste seule, c'est mieux.
— Si tu ne viens pas au chocolat, c'est lui qui viendra à toi, annonce-t-il en entrant dans la classe, dévoilant l'assiette qu'il cachait dans son dos.
Il dépose la part de gâteau sur mon bureau et je reprends ma place, ravie de cette pause inopinée.
— Arigatô gozaimasu ! (Merci beaucoup !) m'exclamé-je les mains jointes avant de croquer le fondant.
Délicieux, comme toujours.
Une fois libre, je traverse la cour et remarque Élio au portail, le visage fermé. J'aimerai lire les lignes muettes de son histoire mais il me manque la clé pour ouvrir la porte vers notre monde où il ne sera plus seul. Où il pourra enfin libérer les mots prisonniers de son esprit.
Où il sera enfin un enfant de huit ans.
Perplexe quant à la démarche à suivre, je m'accroupis près de lui et murmure à l'abri des oreilles indiscrètes :
— Encore un jour sans entendre ta voix. Est-ce que je peux faire quelque chose ?
Un voile de tristesse l'entoure, imperméable aux rires éclatants derrière nous. Ce contraste rend son silence poignant et j'espère qu'un jour, les murs de sa solitude s'écrouleront.
— Qu'est-ce qui te fait souffrir, Élio ?
Il baisse la tête et son petit corps penche vers l'avant. Je ne devrais pas insister mais le voir ainsi jour après jour m'est insupportable et mes mots vibrent sous ma peine.
— Ce n'est pas grave si tu ne te sens pas prêt. Si tu as besoin, je suis là.
Quelque chose vacille dans son regard alors qu'il semble réfléchir. Il ouvre la bouche mais la referme aussitôt. Un presque rien, mais qui suffit à me faire pressentir un ébranlement rapide.
Il a failli parler, j'en suis sûre !
— Élio ! Dépêche-toi ! crie l'animatrice du centre de loisirs.
Il se mord la lèvre avant de traîner la patte. Je le salue et je quitte les lieux, revitalisée par ce bref échange positif.
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Ayden
Il est déjà vingt-et-une heures lorsque je retrouve enfin mon domicile. Alors que le mélange Vodka-Red bull réchauffe mon sang, une irritation diffuse imbibe mes pensées. Mes mouvements sont lents et désordonnés mais je fais bonne figure en le voyant.
Assis en tailleur devant la table basse du salon, il ne daigne pas m'accueillir.
— Bonjour, c'est pour les chiens ?!
Absorbé par sa feuille, Élio ne réagit pas. Je le contourne et, le corps lourd, m'affale sur le canapé noir.
— Qu'est-ce que tu veux manger ?
Il persévère dans son mutisme, se contentant de hausser les épaules, les yeux ancrés sur son dessin.
Toujours autant causant à ce que je vois.
Sitôt ma commande à la pizzeria prise, je ferme les yeux en me frottant les tempes pour tenter d'endiguer un début de migraine.
Être dans une obscurité intérieure me soulage physiquement mais ne contient pas ma frustration. Les minutes s'écoulent et le silence salvateur est perturbé par les griffonnements des crayons.
Les sons répétitifs, mêmes minimes, irritent mon ouïe.
— Arrête, tu me soûles à faire du bruit, maronné-je en dévisageant l'enfant de côté.
Il se ronge la lèvre et colorie maintenant avec moins de force.
— Qu'est-ce que tu dessines pour m'ignorer comme...
L'interphone m'interrompt et je me fais violence pour parvenir jusqu'à la porte, récupérer la nourriture et revenir. J'installe les pizzas et les boissons - un soda et une bière - en prenant garde de ne pas abîmer le matériel d'Élio. Je me sers et l'invite à faire de même :
— Mange, ça refroidit vite.
À regret, il pose son crayon et engloutit une part si vite qu'il manque de s'étouffer avec. Il s'élance vers la salle de bain et en ressort moins de vingt secondes plus tard pour poursuivre son activité.
Intrigué par son manège, j'attends qu'il change de couleur pour lui piquer la feuille et l'examine. Des dragons volant autour d'un château.
— C'est pas l'astronomie, ton truc ?
La panique défigure ses traits et un cri muet bloque dans sa bouche qu'il n'ouvre que pour s'alimenter. Il tente de m'arracher son œuvre que je tends au-dessus de moi. Il grimpe alors sur le canapé et ses petites mains gigotent dans l'air, en vain.
— C'est pour qui ? Réponds-moi et je te le rends.
Tout en vidant ma cannette, je m'amuse de le voir aussi agité mais mon sourire s'évapore quand son regard se trouble et ses lèvres tremblent. Inutile de le faire pleurer, je ne suis pas disposé à gérer une saute d'humeur. Je souffle en lui rendant le papier qu'il récupère avec précaution.
Il sert à rien, ce gosse.
J'allume la télévision avant de m'asseoir pour me changer les idées. Une série policière fera l'affaire. À peine l'épisode débute qu'une vibration dans ma poche me dérange. J'extirpe mon portable et le SMS reçu m'arrache les rétines.
Kyle
Hé mon pote !!! Tu nou mank tro !!! Cé kan ke tu revien ??? Stp !!! Lexy te fai la geule mé tkt jm'en ocup !!!
Qu'est-ce qu'elle me veut, la folle ?
Ne perdant pas mon temps à répondre à cet analphabète, je pose mon téléphone sur l'accoudoir.
Je finis de dîner mais la pression dans mon crâne m'empêche de rester focus sur l'intrigue d'Esprits Criminels.
— Luna.
La voix est si fluette que j'en sursaute presque. Deux mois que j'ai la garde temporaire de mon neveu et je ne connaissais pas le timbre de ses mots.
Deux mois et le premier mot qu'il prononce enfin est un prénom féminin.
Bien que je ne me sente pas concerné par sa vie, ma curiosité revient au galop.
Qui est-elle pour faire parler un enfant qui ne parle pas de sa propre mère ?
— Ton amoureuse ?
L'enfant dément de la tête puis fouille dans son cartable à la recherche de son cahier de correspondance. Il en tourne les pages une par une, avant de me montrer un mot manuscrit.
Cher parent,
Malgré l'absence de retour, je réitère ma demande. Je souhaite vous rencontrer afin de discuter de l'état préoccupant d'Élio. C'est important pour l'aider à s'épanouir comme un élève de son âge. Cordialement,
Luna Oliveira
Je jette le cahier sur ma gauche et souffle de nouveau. Sur le plan professionnel, je ne chôme pas et travaille sans doute deux fois plus qu'elle.
Comme si j'avais que ça à faire, de discuter.
Mon esprit continue de s'embrumer alors qu'Élio est toujours penché sur sa feuille, sans se lasser.
— Vu que tu sais parler, dis mon prénom, ordonné-je à moitié sérieux. C'est le minimum pour me remercier de t'héberger.
Il rassemble ses affaires avec hâte et s'engage vers le couloir menant aux chambres. Franchement agacé d'être fui comme la peste, je me lève malgré mes jambes peu fiables et lui prends le bras, l'arrêtant dans son élan.
— Elle est si importante que ça, cette Luna ?
Le début d'un sourire naît sur son visage candide avant que ses yeux hazel ne s'ancrent sur les miens et se durcissent. Ses muscles se contractent sous ma prise et il s'efforce de se dégager avec une farouche détermination.
D'une envie de dialogue, j'en viens à affronter le mépris qu'il me renvoie. Je serre les mâchoires et, à peine l'ai-je lâché qu'il disparaît de ma vue.
Sa présence chez moi n'a que des désavantages et je craque les articulations de mes mains en pensant à ma sœur, responsable de la situation actuelle.
Une sonnerie m'attire de nouveau sur le sofa. Un appel d'Aleksander, le treizième de la journée. Si je persiste à l'esquiver, il enverra les pompiers défoncer ma porte.
— Bonsoir, comment va mon petit frère adoré ? chantonne-t-il avec sa douceur des bons jours.
Sa joie de vivre m'énerve. Tout m'énerve, moi y compris.
— Elles sont où mes clés de moto ?
— Là où tu les as laissés voyons, réplique Aleksander avec un naturel trompeur.
Mes doigts tapotent nerveusement sur ma cuisse alors que je souffle par le nez. Mon irritabilité monte en flèche.
— J'aime pas me répéter ! Elles sont où mes putains de clés ?!
— Tu sais que je m'inquiète pour toi.
Le rythme de ma main sur mon jean devient irrégulier en entendant sa voix vacillante. Je me crispe face à cette nouvelle source d'exaspération.
— J'ai dix-huit ans. J'ai pas de compte à te rendre.
— Tu... Ayden... Ne me dis pas que tu es encore ivre ?
— Ok, je te le dis pas.
Je devine à sa respiration saccadée qu'il est au bord d'une crise de nerf et je ferme les yeux, anticipant une leçon de morale inutile.
— Nous... Nous devons parler sérieusement, chuchote-t-il avec une lenteur fragile. Tes problèmes ne s'évaporeront pas d'un coup de baguette magique et je refuse de te...
— Je suis occupé, tranché-je pour clore la discussion.
Exaspéré par la tournure de la soirée, j'éteins mon téléphone et le remplace par une cigarette.
Le monde a encore décidé de m'emmerder aujourd'hui.
Je m'apprête à sortir sur la terrasse pour ma dose de nicotine quand je remarque le cahier rouge oublié par Élio.
Elle veut me voir ? Elle ne va pas être déçue.
*
"Une vie est faite de détails, mais un détail peut changer une vie."
Goyer Rémi
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Pas de proximité forcée mais un lien va relier Ayden et Luna.
Que cache le silence d'Élio ? Où est sa mère ?
N'hésitez pas à commenter et partager vos impressions ⭐
Monimoni-ka
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