Chapitre 3 - ...des rouages connectés

Aleksander

J'aimerais tant le serrer dans mes bras mais je crains d'encaisser un second refus de sa part. 

La douleur qui irradie mon crâne m'oblige à quitter la chambre en vitesse. Je prends dans le congélateur une poche de gel et le choc glacé sur mon cuir chevelu m'arrache une grimace.

 Ayden s'avachit sur le canapé et penche sa tête contre le dossier. Je m'installe sur le fauteuil d'en face, alerté par son rude changement. 

Son état accroît mon mauvais pressentiment ressenti toute la journée durant. La plainte dans sa voix en rajoute une couche :

— C'est le 14 juillet dans ma tête. Soit tu parles, soit tu rentres.

Même s'il s'est calmé, il n'en reste pas moins distant.

— Déjà une semaine que tu ne viens plus travailler, formulé-je d'un ton que je veux neutre. As-tu une explication à me donner ?

— Je bosse soixante heures par semaine. J'ai besoin de repos, rétorque-t-il en lissant ses cheveux en arrière.

Ses yeux sont vitreux, dépouillés de leur magnifique luminosité océan. 

En réalité, l'homme lui ressemble comme deux gouttes d'eau mais ce n'est pas Ayden. Cette contrefaçon néfaste m'écorche le cœur. 

Je sens la nervosité me regagner et caresse le bracelet bleu à mon poignet gauche. Il m'observe de côté, en cillant à peine. 

Malgré son ébriété absurde, je suis tendu d'être soumis à ses capacités d'analyse. Il lit en moi comme dans un livre ouvert et je n'ai jamais pu lui cacher le moindre état d'âme, faisant de lui mon meilleur confident.

Du moins, en temps normal...

Une odeur artificielle m'interpelle et je le questionne, amer :

— Qui est la fille qui a laissé son horrible parfum sur toi ?

Il fronce les sourcils à la recherche de l'information avant de hausser les épaules après quelques secondes.

— Je sais même plus ce que j'ai fait y'a une heure.

— Regarde-toi, rétorqué-je en masquant l'inquiétude dans ma voix. Tu pars je ne sais où, avec je ne sais qui, faire je ne sais quoi, me laissant seul à me morfondre.

Il me scrute avec attention et arbore un sourire en coin.

— Si t'es jaloux, je m'occuperai de ton cul la prochaine fois.

— Bon Dieu, Ayden ! m'exclamé-je en me levant. Comment...

— "Chuuut, le petit dort", m'imite-t-il, l'index sur ses lèvres.

Je m'assoie à sa droite et prends garde à baisser la voix :

— Comment peux-tu dire une telle chose dégoûtante ?! Nous sommes frères !

— Je crois pas, non.

Blessé par sa réponse, je presse la poche de glace, m'occasionnant une nouvelle vague de frissons.

— Bien sûr que si !

— Non.

— Si !

Après une dizaine de protestations, il abandonne en soufflant :

— Tu donnes mal au crâne.

Étrangers de sang mais frères de cœur, nous qui avons grandit ensemble durant une décennie. 

Il se frotte les paupières pour lutter contre Morphée qui requiert sa présence. Son corps nonchalant semble se fondre dans les coussins noirs.

— J'ose croire que tu es rentré en taxi, dis-je à mi-voix.

— Contrairement à toi, j'ai le permis. Faut le rentabiliser.

Je me pince l'arête du nez et ferme les yeux avec force, désespéré devant la stupidité de ses choix. Lui qui porte le surnom de "petit génie" depuis ses neuf ans, perd tout bon sens avec sa largesse éthylique. 

Les émotions se bousculent dans ma tête, déjà mise à mal. Il n'aurait pas dû être dans cette précarité avant une douzaine de jours. La date approche et cette anomalie dans le calendrier ne fait que nourrir mon pessimisme à son égard. 
Je déglutis et prends une longue inspiration pour le dissimuler avant d'enchaîner :

— Comme tu ne prenais pas mes appels, je suis venu t'informer que je pars en Russie au petit matin pour trois jours.

— Ton père ? demande-t-il en fronçant les sourcils.

Il détache son cou du canapé, tendu par la nouvelle. Qu'il s'alarme pour moi me rassure un peu.

— Non. Il est toujours aux États-Unis avec Mère.

La perspective de me retrouver coincé dans des bureaux me coupe le moral.

— Déjà que je subis cette torture de travail la semaine, je vais devoir l'endurer un week-end entier ! Et sans toi, qui plus est !

Même en première classe, ma phobie de l'avion garantit une angoisse durant quatre heures et demie. D'ici peu, des centaines de kilomètres nous sépareront et je déteste cette réalité.

— Viens avec moi, Ayden. Je m'occupe de tout.

— J'peux pas, grommelle-t-il dans un demi-sommeil.

Dénué d'énergie, il s'endort peu à peu et me laissera de nouveau seul. Je pose la poche de froid ramollie sur la table basse.

— J'ai une commotion cérébrale, attesté-je sûr de moi.

— Faudrait déjà avoir un cerveau, ricane Ayden.

Ravalant une exclamation, je le gratifie d'un regard courroucé.

— Je te trouve bien impertinent pour quelqu'un qui a bu comme un trou. J'attends tes plus plates excuses pour ta maltraitance, continué-je un ton au-dessus.

— Je m'excuse jamais.

— Tu pourrais faire une exception pour moi, réclamé-je sèchement.

— Tu pourrais dormir dans ton lit.

Sa détermination à avoir le dernier mot m'agace et je prends sur moi pour garder une attitude raisonnable.

— L'immeuble appartient à notre famille. Je suis ici chez moi et ton lit est aussi mon lit.

Ayden arque un sourcil incrédule face à mon argument d'une logique infaillible. 

Je comptais me reposer en l'attendant mais j'ai fini par m'endormir. Lorsque ma sensibilité me condamne à l'insomnie, les odeurs des personnes que j'aime me sont d'un grand réconfort.
Semblable aux enfants avec leur doudou.

Sauf que je suis un homme de vingt ans. C'est tellement puéril.

À travers le mélange chaotique de senteurs, je distingue aussi cette fragrance mentholée qui témoigne du problème qu'il s'efforce de me cacher. Je ne veux ni le froisser ni perdre une opportunité d'en savoir plus. 

Après un instant de réflexion à peser le pour et le contre, j'ouvre le sujet qui fâche :

— Tu ne devrais pas boire autant avec ton traitement médical.

Ses lèvres s'étirent en une expression narquoise. 

— T'inquiète, je gère.

Un silence pesant s'installe. Le tic-tac du mécanisme de ma montre s'ajoute à l'ambiance d'impuissance du moment.

Rassemblant ma maigre vaillance, je poursuis avec bienveillance :

— C'est en rapport avec l'anniversaire ? Tu te sentirais mieux si tu me parlais de...

— Putain.

Il se redresse brusquement et ses phalanges craquent sous la pression de ses doigts serrés. Je regrette aussitôt mes paroles.

— Des heures passées à me vider la tête et tu viens refoutre du bordel dedans ! me reproche Ayden d'un ton acerbe.

Le cœur serré, je récupère un bonbon dans ma poche que je déballe en vitesse. Son goût cola m'apaise d'un iota.

— J'vais me coucher, râle mon frère en tentant de se lever.

Il chancèle et je me précipite pour empêcher sa chute. Mes bras entourent sa taille alors qu'il recule mollement pour s'éloigner de moi. 

Un mélange de honte et de gêne froisse son visage et je comprends mieux sa réaction.

— Laisse-moi t'aider, murmuré-je pour le rassurer.

L'étreinte involontaire m'apaise et je ferme les yeux un instant, emporté par cette sérénité chaleureuse qui m'a tant manqué. "Un câlin et fini le chagrin" avais-je l'habitude de dire avant son départ. 

Son poids me fait dangereusement pencher en arrière, signe qu'il peut s'effondrer d'un instant à l'autre. Je le soutiens tant bien que mal à travers le couloir. 

— Tu es vraiment lourd, Ayden.

— C'est que du muscle, peste-t-il piqué à vif.

Il y a encore deux ans, il était plus petit que moi et moelleux comme une brioche. Une absence d'une année et il a changé du tout au tout.

Dans sa chambre, je le dévêts de ses vêtements noirs et l'installe au lit. Mes doigts effleurent les deux billes métalliques qui ornent sa nuque et je me crispe.

Quelle idée de se faire un piercing à cet endroit.

— Repose-toi petit frère, chuchoté-je en lui prenant la main.

— Arrête de me toucher, se braque Ayden en la retirant.

Il continue de me repousser malgré notre passé fusionnel. Je pourrai presque sentir un morceau de cœur tomber. La gorge nouée, je fixe mes chaussons, dissimulant les larmes qui menacent de couler.

— Va te coucher, Alek.

Le prenant au pied de la lettre, je soulève la couette et m'apprête à prendre place à ses côtés.

— Dans ton lit, bordel ! proteste Ayden en me poussant.

Je tente de résister mais un coup d'oreiller me fait lâcher prise. Je m'écroule sur mon postérieur avec fracas.

— Ivrogne ingrat ! m'emporté-je sous la douleur. Comment oses-tu me jeter comme un malpropre ?! Tu devrais avoir honte ! 

Je m'empare à mon tour d'un oreiller mais il pare mon attaque avec son avant-bras et éclate de rire avant de grimacer.

— Putain... Ma tête.

Horripilé par ses agressions, je rouspète :

— Je suis sûr que tu es plus gentil avec les filles qu'avec moi.

Je lui tourne le dos, décidé à ne plus jamais l'aider de ma vie. Je saisis la poignée pour fermer la porte quand un murmure m'arrête :

— Bon voyage.

Surpris par cette gentillesse spontanée, je pivote vers Ayden.

— Et bon débarras.

— Petit insolent !

L'envie de claquer la porte me prend mais je me ravise. Je ne peux pas réveiller en sursaut un enfant pour une chamaillerie d'adulte.

Je m'attelle à préparer un verre d'eau et un remède contre la gueule de bois que je dépose sur son chevet. Ayden endormi, je retrouve le petit frère qui m'a tant apporté. Je dégage délicatement les cheveux à la triste couleur de ses paupières.

Tes cheveux châtains étaient si beaux...

Obligé d'accepter notre séparation, je récupère mon Iphone sur le lit et m'allonge sur le ventre, mon derrière étant à l'agonie.

Je tapote sur l'écran à la recherche d'un numéro. Après deux sonneries, il décroche.

— Il est trois heures quarante-six, articule Érik avec une voix éraillée.

— Je suis désolé... Ramène-moi à la maison, s'il te plaît.

— Je serai là dans trente-sept minutes, répond-il froidement avant de raccrocher.

Ni bonjour, ni rien. Malpoli.

Les émotions tourbillonnent dans mon esprit et je pars retrouver la cuisine ouverte. La crédence et les plans de travail sont en marbre noir, et valorisent les meubles blancs. J'en fouille les recoins mais, excepté une quantité importante de fruits, légumes et protéines, aucune trace de ce qui m'intéresse. 

Les sucreries.

Où sont les douceurs qui apportent du baume au cœur ?

Je prends une pomme et la repose dans la corbeille lorsqu'une idée survient : faire des courses en ligne. 

Après avoir soigneusement inspecté le site, mon panier est rempli de mes victuailles préférées : cookies à la nougatine, brownie, Magnum amande, Dragibus et une trentaine d'autres articles.

Je ramasse la veste qu'Ayden a laissée au sol et en extirpe le portefeuille en cuir. Je range le tout sur le porte-manteau après avoir payé ma commande.

Une honnête compensation pour coups et blessures.

J'en profite pour confisquer les clés de sa Suzuki.

Pas de moto, pas d'accident.

À mon tour d'avoir les paupières lourdes et j'ai beau les frotter, le risque de m'assoupir est grand. Je traverse le salon et contemple l'extérieur. 

Dépourvues de rideau, les baies vitrées à la new-yorkaise offrent une vue imprenable sur la ville. Je passe un appel, deux, puis cinq.

Je t'en prie, répond... Nous avons besoin de toi, Mère.

Face à son silence, je soupire de lassitude. Je me concentre alors sur la lune, l'astre qui reçoit mes confessions lorsque j'en ressens le besoin. Je lui avoue mes craintes et leur poids s'allège un temps.

Veille sur Ayden en mon absence, s'il te plaît.

Je m'adresse aussi à Dieu lorsque la sonnerie de mon téléphone retentit. Je vérifie l'heure, quatre heures vingt-trois.

À la fois chauffeur, garde du corps et tortionnaire, Érik a de nombreux défauts - désagréable, brutal, glacial, intimidant, géant - mais il est d'une ponctualité exceptionnelle. Un vestige de son passé militaire.

Lorsque je pénètre dans le hall de l'immeuble, il détache sa silhouette imposante de la berline aux vitres teintées en rehaussant ses lunettes. Même sorti du lit au milieu de la nuit, son apparence est tirée à quatre épingles. Un pull noir à col roulé et un costume tout aussi sombre. Aux pieds, une paire de Rangers qui se lie avec l'ensemble. Seule sa blondeur casse son apparence monochrome. 

L'air fouette mon visage et je grelotte en pressant le pas. Il m'ouvre la portière arrière quand je le rejoins.

— Tu as fais vite, m'étonné-je en montant dans la voiture.

— Vous m'avez appelé, je suis venu.

Recruté par Père après avoir quitté l'infanterie française, il n'obéit pourtant à aucun de mes ordres. Il referme derrière moi et prend place à son tour. 

Le véhicule quitte l'impasse paisible pour s'engouffrer dans l'avenue et m'emmener loin d'Ayden. J'attrape le sachet de bonbons dans le compartiment à ma gauche et dévore un à un les crocodiles gélatineux. Un bien-être fugace et indispensable.

— Vos vêtements.

L'homme parle peu, sa voix rauque suffit à s'imposer.

— J'ai quitté la maison et pris un taxi sur un coup de tête, expliqué-je en évitant son regard noir dans le rétroviseur central.

Sortir en pyjama... J'en perds mon éducation.

Le précédent chauffeur ne s'est pas amusé de me voir ainsi dévergondé. Érik monte le chauffage mais malgré mon besoin évident d'être consolé, il ne pipe mot. J'ajoute le manque de tact à sa liste de défauts.

— Je suis sûr que tu es plus bavard avec les filles qu'avec moi.

L'homme de marbre ne daigne pas esquisser une quelconque réaction, m'ignorant comme à son habitude.

— Je vais te virer, marmonné-je vexé. Pas maintenant parce que j'ai besoin de toi mais je le ferai mardi à la première heure.

Alors que l'habitacle se réchauffe, je me laisse aller à la rêverie. La vitre s'embue, me permettant d'y tracer des lettres avec l'index. Le visage vulnérable de mon frère me revient lorsque je mets le point final à mon activité.

Tout ira bien.

En écrivant cette phrase, deviendra-t-elle réalité ?

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— Nous sommes arrivés, maître.

— Aleksander, rectifié-je dans un état de semi-conscience.

J'ai horreur de ce surnom qu'il utilise au quotidien. 

Je me pince les joues pour m'extraire des limbes du sommeil mais l'ouverture de la portière est radicale. Des milliers d'aiguilles glacées me pénètrent et c'est après une course effrénée que je pousse la porte du manoir. Contrairement aux contes de fée, point de roi et de reine. J'en suis le seul habitant depuis qu'Ayden l'a quitté il y a deux mois, peu après sa majorité.

Érik fait demi-tour et la peur au ventre, il m'est inconcevable de rester seul une minute. J'en suis réduit à solliciter mon pire ennemi numéro trois. Avec son visage anguleux vide d'expression et ses iris ténébreux, il me paralyse dès que je croise son regard.

— Nous devons partir dans moins de trois heures. Reste dormir ici. Ce ne sont pas les chambres vides qui manquent. 

Il quitte la maison sans une réponse et je soupire de nouveau dans ce grand espace dénué de chaleur humaine. Dépité, je foule le tapis de velours rouge menant à l'escalier devant moi. Un claquement soudain me fait tressaillir et me retourne pour découvrir Érik, un sac de voyage à la main. Excité et rassuré par ce retournement de situation, je retrouve le moral.

— Regardons un film, proposé-je. Je te laisse monter dans la salle cinéma et choisir parmi les cinq mille DVD.

— Allez vous coucher, exige-t-il d'un ton tranchant.

— La nuit est déjà gâchée, refusé-je en me dirigeant vers la cuisine. Je dormirai dans l'avion.

— Allez vous coucher maintenant.

Je feins de ne pas entendre sa voix durcir et pousse la porte.

— Je prépare le popcorn. Le préfères-tu sucré ou caramé...

— Arrêtez vos caprices, crache-t-il en m'empoignant le col.

— Lâche-moi immédiatement ! m'exclamé-je, scandalisé d'être tiré comme un animal. Brute épaisse ! Comment oses-tu poser ta main sur moi ?!

Il m'entraîne vers l'étage et j'ai beau essayé, je suis incapable de me soustraire à sa poigne aussi puissante qu'un étau de fer.

— J'ai changé d'avis ! Rentre chez toi ! Tu es viré ! Vi-ré !

*

"S'inquiéter n'effacera pas les problèmes de demain, cela ne fait qu'enlever la paix d'aujourd'hui."

Anonyme

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Aleksander est un personnage haut en couleur et sa sensibilité promet de nombreuses scènes théâtrales. 

Pourquoi s'inquiète-t-il autant ? 

N'hésitez pas à voter et partager vos impressions ⭐

Monimoni-ka

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