Chapitre 1 - Il était une fois...

Luna

Quelques mois plus tôt

Si nous avions droit à un vœu, la célébrité, la fortune et le grand Amour seraient à portée de main. Pourtant, je ne rêve que d'une chose : être normale.

Mes soirées se ressemblent toutes et j'ai envie de changer. J'ai besoin de changer pour ne plus être la fille ennuyeuse qui vit dans son monde imaginaire fait de mots et de papier.

Le poing serré sur la bretelle de mon sac à dos, je suis tétanisée depuis déjà trois minutes, admirant les autres fêter le début du week-end avec des cocktails colorés.

Aller boire un verre ou rentrer lire à la maison ? Choisis Luna.

Mon esprit et mon cœur discutent sans jamais se mettre d'accord. Leur seul point commun est l'appréhension qui me guette peu importe qui je décide de suivre. Malgré la fatigue de la semaine, je tranche en faveur du muscle qui palpite dans ma poitrine. 

Je compte jusqu'à dix et je rentre.

J'ai l'air d'une enfant chétive s'apprêtant à pénétrer dans le redoutable cabinet d'un dentiste. C'est pourtant le visage d'une femme de vingt-et-un ans qui se réfléchit dans la vitrine du bar.

Ça va mal se passer, anticipe la petite voix dans ma tête.

Les lumières tamisées m'invitent à franchir le seuil et, après avoir inhalé profondément, je tire la porte. La chaleur m'enveloppe comme pour appuyer mon choix. 

Je pénètre dans le bistrot tête baissée en prenant garde de ne croiser aucun regard. Mes Converse noires et blanches foulent le parquet vieilli jusqu'à une table du fond collée au mur, loin de la curiosité des passants et des courants d'air. 

Loin des gens.

Les briques rouges des murs et les tables sombres donnent une touche d'élégance rustique à l'endroit. Des étagères boisées sont décorées de bouteilles de toutes sortes. Loin d'être bruyantes, les conversations s'entremêlent en toile de fond.

L'atmosphère est agréable. J'inviterai Imani à son retour à Paris.

Je saisis la carte devant moi et, pour éviter un bégaiement gênant, prépare ma prise de parole en apercevant une serveuse foncer vers moi.

Bonjour, un Mojito framboise s'il vous plaît. Bonjour, un Mojito framboise s'il...

— Bonsoir, avez-vous choisi ? 

— Un Mojito s'il vous plaît.

Son expression est avenante mais j'ai perdu mes moyens et répondu trop vite.

Ce n'est pas difficile pourtant.

— C'est noté ! chantonne-t-elle avant de s'éloigner pour transmettre la commande au barman derrière le comptoir.

Bon... Tant pis pour la framboise.

Décidée à ne pas laisser ce faux-pas gâcher mes efforts, je risque une œillade aux autres clients. Des inconnus qu'on croise et qu'on oublie aussitôt. 

À ma gauche, deux adolescentes discutent de garçons. Je souris, me rappelant les bavardages insouciants du lycée avec ma meilleure amie.

— Faut vraiment que je me remette au sport, annonce un homme à son groupe d'amis. Ce sera ma résolution de 2015.

— C'est ce que tu dis chaque année !

Ils s'esclaffent, attirant l'attention d'un couple enlacé. Ils sont tous si naturels que je me sens étrangère dans ce monde d'interactions faciles. 

Une vibration dans ma poche me tire de mes pensées et je décroche lorsque le prénom de Joaquim apparaît sur l'écran de mon téléphone.

— Salut sœurette ! Ça va ?

Sa jovialité est masquée par des cris et une musique techno qui contraste avec le murmure relaxant de mon environnement.

— On fait une soirée d'intégration avec les nouveaux internes en chirurgie, m'explique-t-il en haussant la voix. Tu veux venir ?

Je n'éprouve aucun désir de faire de nouvelles rencontres. J'en ai même peur mais lui avouer me mettrait dans l'embarras.

— Passer ma soirée à écouter des anecdotes horribles de médecins ? Non merci.

— Promis, je ne te raconterai pas comment j'ai coupé une...

— Je ne veux pas savoir ! coupé-je plus fort que voulu, m'attirant les regards des jeunes filles.

Je baisse la tête, me cachant derrière la barrière de mes cheveux châtains. L'avantage de les porter longs et sans frange. 

Loin de se douter de l'épreuve que je mène contre moi-même, Joaquim rit, content de lui. Il a beau être mon aîné de six ans, mon frère est taquin peu importe les circonstances et son cursus de chirurgien orthopédiste n'arrange rien. Son ton se fait soudain plus sérieux :

— Si tu me dis que tu es seule chez toi à lire un bouquin, je viens te kidnapper.

C'est ce que je fais tous les soirs. Sauf aujourd'hui, pensé-je avec un brin de fierté personnelle. Je lui réponds, confiante :

— Non, je bois un verre avec des collègues. Ne t'inquiète pas.

Obligée de mentir pour maintenir une façade de normalité, je jongle avec les mots, ignorant le nœud dans mon estomac.

S'il savait, il aurait pitié de toi.

J'entends plusieurs personnes qui persistent à réclamer son attention mais Joaquim les fait taire avec humour.

Il est toujours aussi populaire. Le contraire de moi.

— Tu t'amuses enfin, c'est cool. D'ailleurs, tout semble plus sympa après quelques verres. Profites-en pour chercher un homme qui voudra enfin de toi.

D'abord bouche bée, je riposte avec sarcasme :

— De quoi tu parles ? Les seules femmes que tu touches, c'est tes patientes sur une table d'opération.

— Argh... gémit-il d'une voix surjouée. J'ai perdu mon ego, aidez-moi à le retrouver !

Mes lèvres s'étirent sous l'hilarité de ses amis et cette parenthèse dissipe la tension qui raidissait mes muscles.

— Bon, je te laisse, conclut-il rapidement. Bonne soirée !

Je le salue à mon tour et range mon portable. Le ciel grisé m'indique que j'ai le temps d'en profiter. 

J'extrais un livre de mon sac et reprends ma lecture de la veille, un thriller. J'adore les histoires policières avec des tueurs en séries à arrêter, au grand dam d'Imani qui préfère la légèreté des romances.

Plus que trois pages avant la révélation finale. Captivée par les lignes, le monde extérieur s'évapore. Mes doigts effleurent le papier avec une légèreté sacrée. Je retiens mon souffle avant de tourner la page comme si ma vie en dépendait lorsque la réalité m'arrache de ma bulle imaginaire. 

Une personne vient perturber mes sens et, prise au dépourvu, ma maladresse se surpasse. Ma main gauche tape contre le verre apporté par la serveuse et se brise au sol. Un silence brutal tombe et tous les clients se tournent vers moi. Sous les feux des projecteurs, j'imagine leurs jugements muets et mon rythme cardiaque s'emballe.

L'anxiété sociale repart au quart de tour.

— Je... Désolée, je...

La gorge serrée de honte, mes mots résistent entre mes lèvres tremblantes. Ne prêtant pas attention aux dires de l'employée, je repose mon livre et bas en retraite vers les toilettes à quelques pas. 

En entrant dans ce refuge, je suis aussitôt incommodée par une odeur interdite dans un lieu public. Adossé contre le mur face aux miroirs, un homme tout de noir vêtu fume, les yeux rivés au sol. 

Mais monsieur ? Il ne faut pas se gêner surtout !

Planant dans cette pièce étroite, la fumée nauséabonde envahit mes narines et ma poitrine se gonfle sous ma respiration que je tente de maîtriser. J'avance vers un lavabo et, les mains frémissantes, me rince le visage.

Tout ira bien. Si je reste ici dix minutes, ils m'auront oubliée.

Une vague d'irritation en plus du malaise émotionnel et olfactif m'envahit. Désireuse de m'intégrer, cette nouvelle contrariété ajoutée à la précédente me confirme que j'ai fait le mauvais choix. 
Encore. 

Toujours.

Je n'arriverai jamais à être comme tout le monde.

En récupérant du papier au distributeur, j'observe le reflet de l'individu derrière moi, attirée par la couleur tape-à-l'œil de sa chevelure blanche. 

Tête baissée, il tient sa cigarette entre l'index et le majeur avec une attitude condescendante. Celle de quelqu'un qui se croit au-dessus des autres. Au-dessus de la loi. Je le range mentalement dans la catégorie des humains à fuir. 

Je tamponne mon visage en m'efforçant de retrouver un semblant de calme intérieur.

Si j'avais du courage, je lui ferais face et lui ordonnerais d'aller s'empoisonner à des kilomètres de moi. Sauf que je ne fais rien, excepté le dévisager et l'insulter dans mon esprit. Je ne fais rien car je ne veux pas tenter le diable. Des personnes se font agresser pour moins que ça et au vu de ma carrure juvénile, je suis une cible facile.

Vous ne savez pas lire ? Interdit de fumer !

— Un problème ?

Une voix masculine a tranché le silence, me faisant sursauter pour la seconde fois de la soirée. J'aimerai partir mais l'idée d'affronter les moqueries dans la salle fige mes jambes.

— Ne m'ignore pas.

La voix résonne de nouveau. Profonde et empreinte d'un timbre autoritaire. Relevant les yeux, je réalise qu'il est juste derrière moi, me dépassant d'une trentaine de centimètres. 

Mon pouls cogne dans mes tympans et la torsion dans mon ventre engendre une légère nausée.

Le menton enfin relevé, il dévoile un visage sculpté sous ses cheveux qui retombent sur son front en mèches désordonnées. Il ne semble pas plus âgé que moi mais la différence entre nous est inimaginable.

Je suis faible. Il est fort.

Un frisson parcourt mon corps lorsque mes yeux noisette croisent les siens sur le miroir. Froids et vides. Ses sourcils bruns sont froncés et ses yeux azur me transpercent.

— T'es sourde ? Arrête de m'ignorer.

Chaque fibre de mon être est tendue alors que je lutte avec la voix hautaine qui me harcèle sans cesse.

Je t'avais prévenue, Luna.

Il coince sa cigarette entre ses lèvres. Je suis bloquée entre la menace de cet inconnu et mon corps qui refuse de m'obéir. Une souris prise au piège, nez à nez avec un prédateur imprévisible.

Alors que le papier tombe en miettes d'être frotté sur mes mains, l'ambiance est suffocante, m'obligeant à respirer par ma bouche entrouverte.

Il faut que je sorte. Peu importe les regards.

Mes cordes vocales vibrent malgré moi :

— C'est vous le problème ici.

Mon cœur implore une échappée mais abasourdie par ma propre audace, je ferme les yeux en priant pour que cette situation n'aille pas plus loin.

Va-t-il s'énerver, m'insulter, me frapper ?

Un lieu qui sert de l'alcool à foison peut réserver des surprises, souvent mauvaises.

Soudain, une fragrance âcre m'enveloppe et se fraye un chemin dans mes poumons. Oppressée, je tousse violemment, portant mes mains à mes lèvres. Je fais l'erreur de relever les paupières et les larmes recouvrent mes iris piqués par cette toxicité. 

Refusant de me montrer plus vulnérable face à son hostilité, je me tourne vers l'homme qui vient de souffler son poison sur moi.

— Connard !

Alors que j'ai l'impression de cracher mon âme, l'autre continue de me regarder, ses lèvres déformées par un sourire arrogant.

Tu croyais l'impressionner ? Fais ce que tu sais faire de mieux, fuis.

Non. Je sais que cela n'aurait aucun impact mais je ne veux pas me laisser écraser si facilement. Il se penche vers moi sans ciller et son ton se durcit :

— Baisse les yeux et dégage de ma vue.

Mes jambes reprennent enfin vie et je déteste l'idée que mon corps obéit à sa demande grotesque. Je me précipite vers la porte, récupère mes affaires et sors aussi vite que mon état le permet. 

Ma trachée irritée me pique alors que je fouille la poche de ma parka noire à la recherche de mon inhalateur. Après avoir expulsé l'oxygène de mon corps, je place l'objet entre mes lèvres et prend une longue et lente inspiration. Deux bouffées et mon souffle se calme peu à peu.

La crise passée, je lève les yeux au-dessus de moi. Le ciel est sombre, recouvert de diverses nuances bleu foncé. Novembre vient de débuter et les jours raccourcissent. 

Il n'y a pas d'étoile, aucune étincelle dans cette étendue obscure.

Aucune lueur d'espoir.

Au comble de la malchance, je suis heurtée par un cycliste qui manque de me faire chuter. Je lâche un juron tout en le voyant continuer à zigzaguer sur le trottoir.

Encore un qui se croit tout permis.

Je me masse l'épaule blessée en maugréant :

— Pourquoi faire des efforts si je n'y arrive jamais ? C'est toujours la même chose...

Tu comprends enfin.

Spontanément, mes doigts se portent à mon collier doré et font glisser le pendentif le long de la chaîne. 

J'accélère le pas, bien décidée à oublier ce début de soirée chez moi avec un livre ou un film. De quoi m'occuper l'esprit des heures durant. 

Je dois laisser ce désastre et me concentrer sur la suite.

Demain est un autre jour.

*

"Un mauvais chapitre ne signifie pas que c'est la fin du livre."

Paulo Coelho

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Le premier chapitre de Luna nous met déjà dans l'ambiance de son problème à interagir en société.

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Monimoni-ka 

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