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Voilà une semaine et demie que mon père a accepté cette colocation. Depuis lors, il a signé les papiers avec le propriétaire. Ce dernier l'a reconnu, lui assurant qu'il fut le médecin de sa mère. Je ne sais pas si c'est une bonne chose mais en tout cas, je suis en train de finaliser ma valise.

Diego m'attend en bas, discutant probablement avec ma mère à propos d'un truc débile que je refuse d'aimer mais que Monsieur-Le-Gendre-Idéal adore. S'il rate sa vocation d'ingénieur, il pourra toujours se reconvertir en acteur et monter un film avec Madame Collins et son chien.

Je lui ai demandé de m'accompagner. J'ai prétexté que c'était pour m'aider à porter mes bagages -ce qui est vrai- mais c'est surtout parce que j'ai peur de me retrouver seule, nez-à-nez avec cet Angel De Los Santos.

Je vérifie une dernière fois ma penderie. Bien sûr, il y a certaines affaires que je viendrai prendre plus tard, toutefois, je dois m'assurer d'avoir le minimum syndical. Même si le "minimum syndical" a cramé avec mon ancien appartement.

Je demanderai un peu d'argent à mes parents plus tard, histoire de m'acheter quelques nouveaux vêtements. Pour l'instant, je ne peux pas me le permettre. Ils risqueraient de l'utiliser contre moi et de me forcer à rester ici.

Je glisse mon bonnet en satin dans mon sac à main, me tape les joues puis descends l'escalier. Autant dire qu'avec une valise, ce n'est pas chose simple.

Je crois que j'ai raté une marche.

Enfin, je le suppose au moment où je sens mon corps basculer vers l'avant. Le poids de mon bagage m'entraîne encore plus vers la mort et quand je crois que tout est fini pour moi, les mains de Diego se posent sur mes épaules, me réceptionnant au dernier instant.

D'un geste rapide, qui me surprend moi-même -je dois être Spider-Girl ou un truc du genre-, j'empoigne la poignée de ma valise et l'évite de dévaler l'escalier dans une cacophonie infernale.

— Putain, soufflé-je, encore sous le choc.

— Je sais que ma beauté est renversante, par ailleurs, je crois que tu as un peu trop pris l'expression au pied de la lettre, se marre mon meilleur ami.

Je secoue la tête, le remercie de son intervention puis termine ma descente risquée des marches. Une fois en bas, saine et sauve, je me tourne vers mes parents. Comme d'habitude, mon père tient une cigarette à la main tandis que ma mère me dévisage de façon désespérée. Je pourrais presque croire que je m'en vais à la guerre.

— Bon.., commencé-je, je vous remercie pour tout. À nouveau. Je vous enverrai un message quand je serai installée et...

Ma mère me coupe dans ma phrase en se jetant à mon cou. Je prends un court moment avant de répondre à son étreinte, troublée par son caractère mélodramatique. Ça fait une nouvelle personne à ajouter au film de Diego et de Madame Collins.

Je la connais par cœur, elle essaie de me dissuader avec son cinéma. Malheureusement, ma décision est prise.

Diego a raison. Je dois oser le changement. Solveig aussi a raison.

Tous les gagnants ont tenté leur chance.


Nous roulons dans le silence depuis bientôt dix minutes. Mon père n'a fait que grogner des au revoir. J'aurais parié qu'il serait en train de sauter de joie, enfin libéré du fardeau qui lui sert de fille.

— J'ai rempli la bouteille depuis la dernière fois, la voix du jeune homme retentit finalement dans l'habitacle.

Je ne peux m'empêcher de grimacer.

— J'ai abandonné l'alcool, assuré-je.

Diego détache les yeux de la route quelques secondes, histoire de me gratifier de son fameux sourire moqueur.

— Ah oui, et depuis quand ?

Depuis que cette cochonnerie m'a poussé à l'embrasser comme une jeune adolescente en manque. Mais pour des raisons évidentes, je ne lui dirai pas ça. Même s'il le devine sans mal.

— Depuis que je me suis rendue compte que je tenais à mon foie, dis-je à la place. Ce petit bonhomme me rend service depuis ma naissance, je ne devrais pas lui infliger de telles choses !

Mon meilleur ami glousse.

— Je te donne cinq jours, il marque une courte pause et fait mine de réfléchir. Ou plutôt deux. Si ce fameux colocataire est insupportable.

Le fait qu'il mentionne cet inconnu accentue la douleur dans mon ventre. J'ai refoulé mes angoisses depuis plus d'une semaine, hors de question de me faire submerger maintenant. C'est pourquoi, je pose ma tête contre la vitre puis soupire.

— On dirait mon père, grogné-je simplement.

Son rire est la seule chose que je perçois avant de fermer les yeux.

J'ai dû m'assoupir, car au moment où cet idiot me secoue comme un pommier, nous sommes arrivés devant l'immeuble.

Mon immeuble.

Je déglutis, dans l'espoir d'avaler la boule qui s'est formée dans ma gorge.

— Les lumières sont éteintes, Diego se penche vers moi pour regarder par la vitre. On dirait que ton coloc n'est pas à la maison.

Son odeur familière me chatouille les narines. Une part de moi a envie de le serrer dans mes bras mais c'est la partie qui rêve de lui flanquer un coup qui l'emporte. Il se redresse en protestant vivement. Le voir souffrir me procure toujours le sourire, c'est pour cette raison que j'ouvre la porte passagère en riant.

Mon meilleur ami me rejoint quelques secondes plus tard auprès du coffre de ma voiture. Il a voulu prendre le volant, déclarant que j'étais nerveuse et qu'à tout moment j'aurais pu nous envoyer dans le décor pour ne pas avoir à affronter ma décision.

Quelque part, il n'a peut-être pas tort.

Je suis étonnée lorsqu'il se saisit de ma valise -j'aurais juré que ma crasse de tout à l'heure aurait été suffisante pour qu'il me punisse de façon puérile- mais le laisse faire, ravie de préserver mon dos. Je sors le Vigik de ma poche puis le place devant le détecteur.

Diego est obligé de me pousser à l'intérieur parce que je n'arrive pas à me convaincre d'entrer. Une fois dans l'ascenseur, je regarde les chiffres défiler en jouant avec l'ongle de mon pouce.

— Je crois que je vais vomir, lâché-je.

— Pas ici, on risquerait de suffoquer dans l'odeur de tes tripes.

Son énième réplique stupide parvient à me dérober un rire. Je l'aime bien finalement ce petit con.

L'ascenseur s'arrête au quatrième. Les portes coulissent au ralenti. J'essuie mon front puis prends mon pouls.

— Est-ce que tu apprends à faire des massages cardiaques à l'école d'ingénieur ?

Diego me scrute, essayant de jauger si je suis sérieuse ou non. Sincèrement, je pense que je pourrais m'évanouir à l'instant. Et il est le mieux placé pour savoir que j'ai tendance à perdre connaissance dans les situations stressantes. Enfin non, j'espère qu'il a oublié cet épisode humiliant de nos vies.

Bien sûr qu'il ne l'a pas oublié ! Qui pourrait oublier qu'une femme s'est évanouie simplement parce qu'elle a reçu un baiser ?

Putain, Sativa, concentre-toi.

— Non, ricane le jeune homme. Je me ferai un plaisir de te regarder crever sur ce sol.

Après ses mots doux, je le suis jusqu'à la porte d'entrée. La clé manque de glisser de mes mains mais je réussis à l'insérer dans la serrure. La seule chose qui me rassure, c'est que mon colocataire fantôme n'est pas là.

Nous en recevons la confirmation au moment où nous tombons face à un appartement vide. Il semble encore mieux rangé que quand nous l'avons visiter. Sûrement parce que Timothy a emporté ses dernières affaires.

Cet Angel De Los Santos est vraiment un modèle de propreté, dis donc.

Diego m'accompagne jusqu'à ma chambre puis laisse ma valise dans un coin avant d'analyser mon nouveau lit. Son sourire goguenard ne présage rien de bon.

— Puisque ton colocataire n'est pas là et que j'ai monté ton bagage, je suppose que ma mission est terminée, il s'avance vers moi. Le rangement n'a jamais été mon fort. Bonne chance ma petite Sativa préférée !

Mon meilleur ami m'enlace et file à la vitesse de l'éclair. Je reste abasourdie un court moment avant de réaliser que cet enfoiré m'a laissé seule face à mon destin. La question que j'ai posé à Solveig -à propos d'un potentiel remplaçant à cet incapable- était peut-être du bluff, cependant, j'envisage désormais fortement cette possibilité.

Je passe les deux heures suivantes à ranger mes affaires, à faire le tour de l'appartement -sans oser regarder la deuxième chambre, celle de mon colocataire- et à lire le roman que j'ai acheté cet après-midi.

L'histoire est passionnante et très légère. Les personnages sont chaotiques. Exactement comme je les aime.

Pourtant, le calme est finalement troublé vers dix-neuf heures.

Je me rue vers la porte au moment où j'entends une clé tourner dans la serrure. Je tente de regarder dans l'œil de bœuf mais je n'arrive jamais à distinguer quoique ce soit dans ce truc. Si c'est comme ça que voient ces animaux, tu m'étonnes qu'ils finissent en steak hachés !

J'abaisse la poignée au même moment que l'inconnu. Je tombe nez à nez avec un visage qui ne m'est pas étranger.

— Toi.

En comprenant qui se tient devant moi, je ferme la porte d'un coup et m'appuie contre cette dernière.

Putain, est-ce que je viens de claquer la porte au nez de mon colocataire qui habite ici depuis plus longtemps que moi ?

Sativa, reprends-toi.

J'inspire un grand coup puis rouvre l'entrée. Il n'a pas bougé. Je lui tends la main, en essayant de paraître le plus naturelle possible et en réprimant mon envie de m'enfuir en courant.

— Sativa Henson, je tente un sourire. Je suis ta nouvelle colocataire. Je suis ravie de te rencontrer, j'espère que...

— Deux cents dollars, articule le jeune homme, sans prendre la peine de relever mes paroles précédentes.

— Quoi ?

— J'ai dû payer deux cents dollars pour refaire ma carrosserie.

Vite, les cours de théâtre ! La respiration, la concentration ! Le mensonge !

— Oh, m'écrié-je, et bien je trouve que la personne qui te l'a abîmé a été très lâche. Elle aurait pu...
— Je t'ai vue ouvrir ta portière en sortant de chez le cabinet d'ophtalmologie.

— Ah.., mon visage se décompose et je me mets à me balancer sur mes pieds. Alors j'imagine que.., je suis désolée ?

Pourquoi est-ce qu'il ne m'a pas poursuivie en courant ? Parce que personnellement, j'aurais poursuivi la personne qui a abîmé ma carrosserie à deux cents balles en courant.

— Tu devrais, grogne-t-il en me bousculant l'épaule pour rentrer.

Ma timidité habituelle est vaincue par ma curiosité.

— Comment se fait-il que tu roules en Porsche mais que tu doives vivre en colocation ?
— Mon père me l'a payée.

— Et il ne peut pas te payer un appartement pour toi tout seul ? demandé-je en m'installant au bar, le regardant prendre un yaourt à l'intérieur.

— Les temps ont changé.

— Quoi ? Son réseau de drogue s'est effondré ? plaisanté-je.

Pourtant, son expression pince-sans-rire commence à me faire peur. Soit il ne me trouve pas drôle du tout, et plutôt très exaspérante. Soit, j'ai raison ?

— Exactement, dit-il d'un ton désintéressé. Ça ou une autre connerie qui ne me concerne pas.

Le fait que nous ayons engagé une telle conversation en sautant les étapes "normales" de présentation me déstabilise. Pourtant, je ne fais que l'imiter. Il n'a pas paru gêné de me trouver ici. À vrai dire, il fait comme chez lui. Car après tout, c'est le cas.

Je le détaille discrètement tandis qu'il ouvre un tiroir et se saisit d'une petite cuillère. Je tente de mémoriser cet emplacement, même si mes pensées sont occupées à établir un portrait fidèle de lui dans mon esprit.

Il est plutôt grand. Bien plus que Diego en tout cas. Sa peau est légèrement mâte, ce que je relie à ses origines, et ses cheveux bruns sont ondulés, lui tombant presque jusqu'au menton. J'essaie de m'obliger à ne pas fixer son visage, à la recherche de plus de détails, mais j'échoue lamentablement à cette nouvelle mission.

Il a quelques tâches de rousseur sur le nez.

— Timothy ne m'avait pas dit que tu étais aussi curieuse, sa voix me sort de mon analyse.

Je prends une seconde à assimiler ses paroles. Il a un accent. Un petit accent qui redresse la fin de ses phrases. Je ne l'avais pas remarqué plus tôt, trop occupée à jouer à l'innocente.

— Pardon ? m'esclaffé-je.

Ses yeux se posent sur moi.

— Il m'a prévenu que tu étais spéciale comme fille mais il ne m'avait pas dit que tu étais curieuse, répète-t-il, toujours d'un air neutre.

Spéciale ?

Moi qui aimais bien Timothy, il vient de baisser dans mon estime. À moins que cet adjectif était censé être positif. Par ailleurs, dans la bouche de cet Angel de mes deux, cela ressemble plus à un reproche.

— Pardonne-moi d'essayer de découvrir avec qui je vais habiter, le fait que j'arrive à sortir cette phrase sans bégayer m'étonne moi-même. Tu ne m'as même pas dit ton prénom.

Il y a des nuances de vert et de marron dans ses iris. Quelques tâches d'or aussi. Je ne savais pas que c'était possible. Mis à part dans les livres. Tout est possible dans les livres. Il aurait pu gérer un cartel de drogue, ou appartenir à une famille royale d'Uruguay, ou pire, il...

— Je suis certain que tu le connais déjà, sa réplique m'extrait de mes divagations. Mais puisque tu y tiens tant, je m'appelle Angel.

Dès la première fois, j'ai trouvé que c'était un prénom à la con. Pourtant, lorsqu'il le dit, ça devient tout de suite plus beau. C'est sûrement "l'effet accent-sud-américain-trop-cool".

Je regarde la main qu'il me tend par dessus le comptoir avant de la serrer. Finalement, il connaît peut-être les bonnes manières.

— Sativa, déclaré-je.

Angel soupire en lâchant mes doigts.

— Tu l'as déjà dit.

Après quoi, il quitte la pièce, armé de son yaourt et de sa petite cuillère. J'attends d'entendre claquer la porte de sa chambre puis laisse tomber ma tête sur le bar.

J'imagine que ça aurait pu être pire.

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