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— Excusez-moi ? s'enquiert à nouveau le jeune homme assis derrière le petit secrétaire.

Je fais un effort surhumain pour ne pas m'emporter. Après tout, ce n'est pas de sa faute. Tout le monde réagit de la même manière la première fois.

— Sativa Henson, répété-je calmement. S-A-T-I-V-A. Comme la plante de cannabis. J'ai pris rendez-vous par téléphone la semaine dernière. Le Docteur Valdez est un ami de ma famille.

L'employé finit enfin par rentrer correctement mon prénom dans sa base de données. Toutefois, vu la tête qu'il fait, il n'est pas au bout de ses peines. Et moi non plus.

— Je suis désolé Mademoiselle Henson mais il semblerait que le Docteur Valdez ait reporté votre rendez-vous. La clinique vous a normalement envoyé un mail pour vous prévenir.

Merde.

Il a dû se perdre parmi les deux mille autres que je n'ai pas ouvert et que je n'ouvrirai probablement jamais.

À la place, je lui adresse un sourire poli, le remercie à nouveau puis me dirige vers la porte de sortie. Au passage, je jette un coup d'œil à la mamie qui était assise à côté de moi dans la salle d'attente.

Elle est toujours concentrée sur ses mots fléchés. Il ne reste que quelques cases vides. Les mêmes que quand je me suis levée afin d'aller parler au secrétaire.

« Grosseur d'un projectile », lis-je. La réponse est en sept lettres.., je fais mine réfléchir tandis qu'elle lève la tête vers moi. « Calibre ». Essayez le mot « Calibre ».

La petite vieille prend un court instant avant de réagir mais finit par m'écouter. Lorsque son visage s'illumine, je reçois la confirmation que j'ai raison.

Elle me remercie vivement tandis que je quitte enfin les lieux.

Des mots fléchés de Force 2, cette mémé est une petite joueuse. Ma grand-mère m'obligeait à l'aider avec ses Force 4 lorsqu'elle bloquait trop longtemps. Elle disait que j'avais un don avec les mots.

C'était une sacrée dictatrice du haut de ses un mètre cinquante-deux. Que son âme repose en paix.

Arrivée près de ma voiture, je fouille un instant mes poches à la recherche de mes clés de voiture. Mon père me tuerait si je les perdais une seconde fois.

Au moment où je les retrouve enfin, je me remets à pester sur ma stupide habitude à ne pas vider ma boîte mail. Je crois que je me suis trop longtemps perdue dans mes pensées car quand je réalise mon acte, il est déjà trop tard.

La portière de ma Clio 4 vient de s'écraser sur la carrosserie de la voiture voisine. Et ce n'est pas n'importe quelle voiture.

Porsche 718 Boxster.

Quelle personne sensée gare une Porsche 718 Boxster dans un parking minable coincé entre un cabinet de médecin et un Walmart ?

Je retiens mon souffle en refermant doucement ma portière. Je prie Dieu, tous les saints, pour que cette voiture n'ait rien.

Cependant, il ne semble pas m'entendre.

Une belle rayure verticale, d'au-moins vingt centimètres, s'est dessinée sur la carrosserie grise, jusque là immaculée. Si bien, que j'aperçois même le reflet de mon visage horrifié dedans.

Putain, qu'est-ce que je suis censée faire ?

Mon assurance va s'arracher les cheveux -et les miens, par la même occasion-. Mais après tout, je ne peux pas simplement m'enfuir comme ça.

Ou peut-être que si ?

Mon index se met à jouer avec l'ongle de mon pouce, comme à chaque fois que je commence à stresser.

J'ai déjà assez de dettes envers mon père comme ça, il risque de me couper les vivres s'il voit une énième facture à mon nom lui tomber dessus. Mon travail de barmaid ne pourra pas subvenir à mes besoins plus d'un mois.

— Je peux savoir ce que vous faites ?

Je sursaute à l'entente de cette voix profonde. Je ne bouge pas, comme si ne pas regarder la personne qui vient de s'adresser à moi pourrait la faire disparaître.

— Je répète ma question, qu'est-ce que vous faites à fixer ma voiture de cette manière ?

Sa voiture ? Oh, merde.

Je rassemble tous les savoirs qu'il me reste de mes trois années de théâtre au collège puis plaque une expression choquée sur mon visage.

— Mon Dieu, m'écrié-je. C'est votre voiture ? Je suis désolée mais j'ai été interpelée par votre carrosserie. Je viens de me garer là-bas, j'indique une voiture au hasard arrêtée un peu plus loin. Lorsque je suis passée, j'ai été impressionnée par votre voiture. Mon père a toujours rêvé d'avoir une Porsche, je n'ai pas pu...

L'inconnu m'interrompt en me bousculant sans gêne. Il se penche vers sa voiture. Son visage passe par une centaine d'émotions avant de s'arrêter sur la colère.

Ça va coûter cher. Sûrement bien trop cher pour que j'estime un prix. Mais ce n'est plus mon dos.

Je m'excuse vaguement et m'enfuis avant qu'il ne se redresse. À cause de mon mensonge, je ne peux pas monter dans ma Clio et partir alors que j'ai affirmé que ce n'était pas ma voiture.

C'est pourquoi, comme l'idiote que je suis, je me dirige d'un pas confiant vers le Walmart. J'évite de me retourner vers la scène de crime, de peur de voir l'inconnu me pourchasser en hurlant sa rage.

Si je fouille dans ma mémoire, je suis sûre que je vais me rappeler avoir besoin d'acheter quelque chose. Je ne vais quand même pas déambuler dans les rayons sans but.

Pourtant, c'est ce que je fais pendant les vingt-cinq minutes qui suivent. La vendeuse du rayon animalier me lance un regard étrange lorsqu'elle me voit scruter la nourriture pour oiseaux pour la troisième fois.

Je n'ai même pas d'oiseaux, ces trucs me foutent les jetons.

Finalement, je m'approche de la sortie sans achat quand j'estime que je tourne en rond depuis un assez long moment. Je plisse les yeux pour tenter d'apercevoir ma voiture.

Foutu Docteur Valdez, mes lunettes ne sont vraiment plus adaptées à ma vue. Ma mère avait raison lorsqu'elle me disait que je devais arrêter de lire avec trop peu de lumière.

Je vois toutefois passer une Porsche grise. Elle trace jusqu'à la sortie du parking, sans même prendre la peine de s'arrêter au stop. Elle manque d'emboutir une voiture qui tournait à ce moment-là mais continue sa route vers la nationale à grande vitesse.

Enfin !

En passant les portiques du supermarché, ces derniers ne trouvent rien de mieux à faire que hurler à la mort.

Le vigile abandonne sa place près des portes automatiques pour venir vers moi. Je lève les mains pour m'innocenter et désigne l'étiquette de mon tee-shirt, que je ne prends jamais la peine de couper. Il me gratifie d'un regard résigné puis retourne se planter à son poste.

Au moment où j'ouvre enfin la portière de ma voiture, je remercie Dieu -même s'il m'a abandonné une demie-heure plus tôt- que personne n'ait constaté que je ne l'avais pas verrouillé.

Ça aurait été ma veine si je m'étais faite voler ma caisse à cause d'une connerie pareille.

Je démarre, conduis jusqu'à la sortie du parking, marque mon stop et m'engage sur la grande route.

Je connecte mon téléphone au Bluetooth d'une main tout en évitant en catastrophe le piéton qui traversait au rouge. Le gentil monsieur m'adresse un doigt d'honneur que je choisis d'ignorer afin de lancer ma playlist.

La voix envoûtante de The Weeknd emplit bientôt l'habitacle, permettant enfin de détendre mes nerfs tendus depuis bientôt une heure.

Je m'apprête à m'engager dans ma résidence mais la voiture de pompier qui est stationnée devant me force à me garer sur le trottoir. Je descends en vitesse, paniquée.

J'espère qu'ils ne sont pas là pour Monsieur Martins, le retraité du troisième étage. J'ai entendu dire que son diabète s'était aggravé.

Je tombe bientôt sur la dame du septième. Une vraie commère celle-là, elle doit sûrement savoir ce qui se passe.

— Bonjour Madame Collins, dis-je le plus poliment possible. Est-ce que je pourrais savoir ce qui se passe ? Tout le monde va bien, j'espère ?

Elle prend le temps de réajuster le nœud papillon de Dandelion -c'est le nom de son chien, un stupide chihuahua qui aboie à quatre heures du matin et qui a certainement une plus grande garde-robe que moi- puis se tourne dans ma direction, les larmes aux yeux.

Je pense que dans une autre vie, cette dame était une star hollywoodienne. J'habite ici depuis bientôt deux ans et elle m'a servi toute sorte de prestations déchirantes. Le jour où sa plante verte a rendu l'âme, j'ai cru qu'elle venait d'enterrer sa mère.

— Il y a eu un problème au sixième étage, m'informe-t-elle, la voix pleine de trémolos. Un feu s'est déclenché après une explosion.

Une explosion ? Au sixième étage ? Putain mais j'habite au sixième étage !

— Quoi ? je ne peux m'empêcher d'hausser le ton. Est-ce que vous savez dans quel appartement cela a eu lieu ?

Je parierai sur le 615, c'est là que vit Steve. La première fois que je l'ai croisé avec ses tatouages et sa carrure de rugbyman, j'ai failli appeler la police. Habituellement, je ne me fie pas aux apparences mais pour ma défense, il tenait une paire de ciseaux dans sa main.

Au final, il est juste passionné d'origamis. Et il cultive des plants de beuh dans sa chambre -de la super bonne qualité, au passage-. Mais ça ce n'est qu'un détail.

— J'ai entendu les pompiers parler du 606.

Mon cerveau court-circuite. Le 606 est juste à côté du 607, là où moi, je réside.

— Il y a eu une explosion chez Monsieur Saito ? m'étranglé-je. Est-ce qu'il va bien ?

Pour être tout à fait honnête, ma préoccupation première est de savoir si mon appartement se porte bien. Toutefois, je préfère éviter d'exprimer mon égoïsme à voix haute.

— Il est un peu sonné, répond Madame Collins. Mais il va bien, oui. Il a affirmé que son Japon natal avait connu une explosion plus destructrice que celle-ci. Je crois qu'il mentionnait Hiroshima. Même si je doute qu'il l'ait vécu. Les pompiers l'ont évacué rapidement, lui ainsi que tout l'étage, son visage devient exagérément misérable. Je suis désolée de vous le dire mais je crois que le mur qui séparait vos appartement s'est effondré.

Je risque d'en faire de même d'une seconde à l'autre. J'ai pris des mois à trouver ce logement. Tous mes livres sont encore à l'intérieur, mis à part celui qui gît sur le siège passager de ma Clio.

La commère du septième étage doit lire tout mon désarroi sur mon visage car elle s'approche pour me prendre dans ses bras. Dans d'autres circonstances, je l'aurais repoussé gentiment -surtout en sentant la tête de son maudit clébard contre ma poitrine- mais je n'ai plus la force de le faire.

Je me contente de tapoter maladroitement son dos en contemplant les sirènes du camion rouge.

Quelle journée de merde. Le karma. Ça doit être ça.

***

Dire que mes parents sont ravis de m'héberger temporairement est un euphémisme.

Je peux les comprendre, la dernière fois que je suis venue, j'ai causé une inondation dans la salle de bain parce que j'avais oublié de fermer le robinet de la baignoire. Les voisins avaient aussi appelé la police pour tapage nocturne le soir où le nouvel album de Beyoncé était sorti.

Je ne cherche pas à me justifier mais cette femme extraordinaire mérite qu'on écoute sa musique à fond. Même à deux heures du matin.

Je n'oublierai jamais le regard assassin de mon père quand il avait dû quitter son gala -ou je ne sais quelle connerie- en catastrophe pour expliquer aux agents que non, sa fille n'était ni en train de faire la fête, ni muette.

En situation de stress intense, j'ai tendance à perdre mes mots. Littéralement.

Ma mère a toujours été plus douée pour feindre l'enthousiasme. C'est pourquoi, elle m'enlace étroitement à l'instant où je franchis la porte d'entrée. Mon géniteur se contente d'un signe de tête dans ma direction, sans quitter sa tablette des yeux.

À en juger par son expression sérieuse, on pourrait croire qu'il vérifie les calculs d'ingénieurs de la NASA mais je le connais assez pour savoir qu'il a juste recommencé son même jeu débile pour la énième fois.

J'enserre mon dernier livre dans ma main gauche tandis que ma mère m'invite à déposer mon sac à main dans ma chambre à l'étage. Je n'ai même pas pu récupérer un seul vêtement dans tout ce carnage.

Heureusement -enfin, tout est relatif-, j'ai encore quelques affaires qui traînent dans la penderie ici. Après avoir balancé mon sac sur le lit, déposé soigneusement « Flocons d'Amour » de Jonh Green sur la table de chevet et enfilé mes chaussons duveteux de maison, je redescends pour m'installer au bar.

Ma mère s'affaire dans la cuisine, réchauffant les restes du déjeuner, dans l'optique de me les servir.

Il est presque vingt-une heures, j'imagine donc qu'ils ont déjà mangé.

Avant de venir ici, j'ai été prendre un café, histoire de digérer ma situation, puis j'ai erré dans les rayons d'une libraire, à la recherche de ma future lecture.

J'ai retardé le coup de fil décisif aussi longtemps que je le pouvais. J'ai même pensé à payer une nuit d'hôtel afin d'éviter d'affronter mon père, mais je me suis finalement raisonnée. Miraculeusement, ce n'est pas lui qui a décroché. Je crois que j'aurais dormi dans ma voiture sinon, trop honteuse pour lui avouer la nouvelle merde qui vient de me tomber dessus.

Ma mère m'a assuré que je pouvais venir, que cette maison serait toujours la mienne et « qu'ils étaient mes parents, que je ne devais pas hésiter à me tourner vers eux dans ce genre de situation », pour citer ses paroles exactes.

— J'appellerai Diego demain, assuré-je en picorant le riz qu'elle vient de poser devant moi. Il devrait pouvoir m'héberger quelques temps. Je ne veux surtout pas vous peser. J'en profiterai pour lui demander s'il sait quand est-ce que son père revient.

— Voyons ma chérie, nous sommes ravis de t'avoir ici avec nous, j'entends le ricanement de mon géniteur depuis le salon. Quant au Docteur Valdez, il est parti en vacances avec sa femme, répond ma mère. Aux Caraïbes. Il nous a envoyé de superbes photos. Tu demanderas à ton père de te les montrer.

Je bougonne. Il faut vraiment que j'apprenne à ouvrir mes mails. Comme je ne réponds rien, ma mère range les assiettes sèches dans le placard.

Je joue avec mon morceau de poulet, jusqu'à trouver la force de lui poser la question qui me brûle les lèvres.

— Est-ce que par hasard, tu n'aurais pas un autre collègue qui.., tu sais, enfin qui aurait un appartement à louer ?

— Tu n'as qu'à te servir du magnifique ordinateur que je t'ai payé pour en chercher un toute seule, comme une grande, je sursaute en voyant mon père attraper le briquet posé près de moi. Il serait temps que tu apprennes à te débrouiller par toi-même, Sativa.

Je grimace et me mords la lèvre inférieure pour éviter de lui répliquer que quand on a été assez immature pour me donner un prénom aussi stupide, on ne devrait pas se permettre de faire la leçon à qui que ce soit. À la place, je hoche la tête, sous le regard attristé de ma mère.

Elle sait très bien que notre relation est tendue. Ou plutôt, qu'il me tyrannise depuis que j'ai eu vingt-et-un ans et que je suis trop lâche pour me défendre.

Mon père coince une cigarette entre ses lèvres puis se dirige vers la baie vitrée qui mène à la piscine extérieure. J'attends de l'entendre se refermer avant de me tourner vers ma génitrice.

— Je croyais qu'il avait dit qu'il ne fumait plus, je murmure.
Elle secoue la tête.
— Ton père a dit beaucoup de choses, ma chérie. Avec l'âge, tu apprendras que les hommes sont tous des menteurs.

Je me contente d'apporter ma fourchette à ma bouche tout en acquiesçant.

Il faut que je trouve un moyen de quitter cette maison au plus vite, sans quoi, l'explosion qui a ravagé mon appartement ne sera pas comparable avec celle que je vais provoquer ici.

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