À jamais

Mes jambes tremblent, affreusement. Je pâlis, assurément, et le regard triste d'Ellie me refroidis toute entière.

Je me sens faible.
Faible, car je ne peux rien faire pour arranger.

Faible.
Car je ne suis pas maître de mon destin.

Faible. Et humiliée. Comme si la vie m'avait remis à ma place, en me faisant un gros fuck.

- Et alors ? je tente de murmurer, mais elle est déjà partie.

Alors je cours. Mais pas comme j'ai pu courir auparavant. Je cours avec rage. Emplie de haine. Mais pas envers Ellie.
Pleine de colère envers le monde, envers les autres qui lui font croire qu'elle n'a pas le droit de m'aimer, ou simplement d'être différente.
Je l'aime. Elle m'aime. Et ça, juste ça, suffit pour qu'on ait le droit d'être ensemble.
Je manque de tomber à plusieurs reprises à cause de cette foutue robe à traîne et ces foutus escarpins... c'est pas pour rien que je n'en mets jamais !
Enfin, quand je la rattrape, je me place devant elle, stoïque.

- Ellie.
- ... oui ?
- Tu veux sortir avec moi ?

Elle semble tomber des nues, comme si ma question était insensée.

- Que... quoi ?
- Tu veux sortir avec moi ?

Elle cligne plusieurs fois des yeux, comme si le reste de son corps était tétanisé, puis secoue soudain sa tête comme pour se remettre de ses émotions et s'écrie :

- Mais... oui !

Et Ellie sourit de plus belle, retrouvant son visage d'ange. Elle se jette sur moi et m'enlace, puis elle dépose un doux baiser sur mes lèvres.
Elle est géniale, quand même.

- Mais tu... tu penses que les autres vont accepter ?
- Je m'en contrefiche des autres !
- Non mais je veux dire, tes amis ?
- Ah, oui... eh bien, s'ils n'acceptent pas que je sois heureuse, j'aurais juste perdu des cons, voilà tout.

Ellie rit légèrement, puis m'embrasse à nouveau.

Avec elle, je me sens plus forte. Je sens que c'est ce dont j'avais vraiment besoin. Ce vide, que je sentais depuis le début de l'année... seule elle pouvait le combler.
J'entrelace ses doigts et les miens.

Ensemble, nous sommes fortes.

- Je vais aller leur parler, je chuchote. Reste en retrait, et n'intervient que si tu vois que ça se passe hyper bien, d'accord ?

Elle acquiesce, confiante, et je me détourne.
Au loin, je les vois, tous les cinq réunis. C'est parfait. Seulement j'angoisse ; je n'ai réellement aucune idée de leur réaction.
Lorsque j'arrive devant eux, ils discutent joyeusement, et c'est Alex qui me remarque en premier :

- Sasha ! On t'a pas vu de toute la soirée, dis moi ! Tu faisais quoi ?
- Enfin, VOUS faisiez quoi, précise Denise, vu que t'étais avec Ellie.
- Ah oui, elle avait pas l'air très joyeuse d'ailleurs ! Il s'est passé quoi tout à l'heure ? me demande Lina.

Je prends une grande inspiration, et leur dit :

- Les gens, j'ai un truc à vous annoncer.

Comprenant que c'est sérieux, ils s'arrêtent de parler et m'écoutent attentivement... c'est encore plus stressant.

- Je suis en couple.
- Aha ! Je te l'avais dit ! triomphe Jessica à Alex.
- Hein ?
- Bah oui, c'était cramé ! rit Jess. Je l'avais dit direct que vous finiriez ensemble, Alex est témoin.
- Euh, sérieux ? dis je, éberluée.
- Évidemment ! Vous faites un super couple en plus !
- Ah bah... merci !
- Vu comment t'arrêtais pas de le regarder et tout... Et puis vous êtes trop mignons ensemble !
- Mignons ? Euh attends, je panique soudain prise d'un doute, tu penses que je suis en couple avec qui ?

Jessica et Alex se regardent, amusés, comme si c'était évident.

- Bah, Marco ! lance Alex, comme une évidence.
- Attends, quoi ? se réveille t-il soudain. Mais pas du tout !
- Arrête de mytho, le coupe Jess, on l'a tout de suite vu !
- Nan mais vous y êtes pas du tout les mecs là... je me désespère.
- Baaaah... avoue au moins que t'as déjà kiffé sur lui ! se rattrape t-elle.
- Ah bah ça risque pas ! je réclame.
- Euh... et pourquoi ça ?

Je marque une pause, puis j'inspire fort en essayant de rassembler un maximum de courage, et je dis :

- Parce que je suis lesbienne.

Ils se stoppent tous nets dans leur élan. Denise et Lina se sont immédiatement réveillées. Je ne les ai jamais vus aussi silencieux...
Lina demande alors, d'une voix un peu assommée :

- Mais... avec qui ?
- Je... je sors avec Ellie. Voilà.

Tout à coup, Jessica entre dans une colère noire : son visage fait peur à voir. Elle se lève, et hurle :

- Alors c'est elle qui t'a contaminée ! J'en étais sûre qu'elle était dangereuse... Je vais la défoncer.
- Non ! je crie, me mettant en travers de son chemin. Elle m'a rien fait, l'homosexualité c'est pas une maladie ! Je l'ai toujours été, et puis, je suis amoureuse d'elle depuis le début de l'année...

Elle n'a pas perdu son regard terrifiant, mais elle me jauge sans rien dire à présent. Et puis dans un élan de colère, elle me pousse si violemment que j'en tombe à la renverse, avant de me lâcher :

- Comment t'as pu me faire croire si longtemps que t'étais normale, pétasse ?

Je me relève aussitôt ; j'ai été bête de croire que Jess le prendrait bien.
Je la regarde doit dans les yeux, et lui lance :

- L'ouverture d'esprit, c'est pas une fracture du crâne, connasse !
- Quand je pense que depuis tout ce temps, t'as traîné avec nous juste dans l'espoir de te taper une de nous... bah sache que personne n'est malade, à part toi ! Tu me dégoûtes...
- Mais t'es encore plus conne que ce que je pensais ma parole ! Lesbienne, ça veut pas dire nympho, hein...
- Arrête de dire le nom de ta race ! Ça me brûle les oreilles...

Et elle me donne une claque gigantesque. Si on m'avait dit la veille qu'il se passerait ça...

- WOW ! Calm down !

Lina se place entre nous, et retient sa main. Son regard est défiant, mais envers Jessica.
Elle me défend.
Elle a un regard de feu, et est prise dans une rage énorme :

- C'était ton amie il y a cinq minutes, qu'est ce qui a changé ?
- J'ai découvert que c'était une pute. Pourquoi tu la défends ? Tu fais partie de son club de pouffiasses ?

Lina est prête à exploser. Mais avant de lui répondre, elle se tourne vers Marco et lui demande le plus posément possible :

- On peut savoir pourquoi tu ne viens pas la défendre, toi ?

Marco est impassible. Puis il me regarde, et soudain, j'ai peur : je ne l'ai jamais vu comme ça. Enfin, si, mais jamais pour moi. Regardée ainsi, j'ai l'impression d'être ridicule et pathétique... Mais je ne le suis pas. Je le sais. Et puis, en continuant à me fixer, il prononce ces mots en articulant bien pour me faire deux fois plus mal :

- Et pourquoi j'irai défendre une salope ?

Tout devient très flou, sans que je ne sache pourquoi, jusqu'à ce que je réalise que ce sont mes larmes.

Il a choisi son camp.

Marco.
Mon meilleur ami.
Il ne m'a pas choisie.

Et sans que je ne la vois venir, je reçois une claque si violente qu'elle me met à terre. Ce qui m'achève, ce n'est pas tant son geste, mais la violence qu'il a mis dedans.
C'était mon meilleur ami...

- Oh putain toi je vais t'enculer sale ! hurle Lina.

Et un énorme coup de poing part directement sur sa dentition.

- Lina ! je supplie. Soit pas aussi bête qu'eux !
- Désolée, déclare t-elle de la façon la moins désolée du monde. Je hais la violence.

C'était sûrement la phrase la moins crédible et pourtant la plus rassurante que j'ai entendu aujourd'hui.

- COMMENT T'AS PU FAIRE ÇA ! se réveille soudain Denise.

C'est la seule, avec moi, qui pleure. Mais elle pleure de rage, en se tirant voire s'arrachant les cheveux, trépignant, comme une grosse crise d'un enfant gâté.

- Bah c'est très simple, je réponds avec le peu d'humour qu'il me reste, je m'ennuyais hier donc je me suis dit "tiens ! Et si je devenais lesbienne, aujourd'hui ? Ça serait marrant !"

Mais Jessica n'a pas dû trouver cette blague très drôle, puisque sa main me remet rapidement au sol. Ça va finir par devenir une seconde maison, à force. Je vois sa main haineuse se lever à nouveau, et j'attends ; que pourrais je faire d'autre ?

Mais la sentence ne tombe pas. Quelqu'un m'a porté secours, et ça n'est pas Lina.
Quand je me redresse pour voir ma sauveuse, elle est à genoux sur Jess et lui assène claque par claque.
Le seul moment où elle s'arrête avant de reprendre, le visage enragé, elle lance :

- Touche pas à ma copine !

Alors avec Lina, nous la dégageons de force de sa victime, et je lui dit :

- Ellie, je t'avais dit de n'intervenir que si tout allait hyper bien...
- Et quoi ? lance t-elle sur un ton de défi. Je devais attendre patiemment que ma copine ne décède sous les coups en me préparant pour pleurer le cadavre ?

Je lui souris. Même dans les pires moments, elle a toujours une répartie parfaite.

- Tu vas me le payer, toi, lance Jessica avec fureur tout en s'épongeant le sang qui coulait de sa lèvre.
- Elle a un prénom, elle s'appelle Ellie, dis je simplement en la retenant.

Soudain, un bruit sourd. Le genre de bruit qui fait bourdonner les oreilles.

Un bruit... de silence.

On a coupé la musique. Sans y prêter attention, Denise se lève et me crie très près :

- Je ne sais même pas comment j'ai pu être si longtemps amie avec une ordure comme toi ! Dégage ! Dégage ! Dégage !

Et là, j'en ai marre.
Je repousse violemment Denise et regarde chacun de mes "amis" dans les yeux. Et puis je lance, avec toute ma haine, tout mon désespoir, avec toute cette injustice autour de moi, je lance :

- Mais qu'est ce que je vous ai fait bordel ? Marco, ça fait huit ans qu'on est meilleurs potes. Huit fucking années. Et tout les autres, là, on était tout aussi proches ! Alors de quoi vous m'acusez BORDEL ! Eh bah oui, vous savez quoi ? Je suis homo, c'est comme ça et pas autrement. Je suis homo au même titre que vous êtes hétéros, c'est un fait et ça restera comme ça, point barre ! Alors que vous m'acceptiez ou non, maintenant, j'en ai plus rien à foutre. Parce que je suis lesbienne, ET JE VOUS EMMERDE !

Sur ce, je brandis avec toute ma force un bras et un doigt d'honneur, saisis le poignet d'Ellie et lance un dernier regard aux autres troisièmes ahuris, avant de partir de cette salle pour de bon.

_

- Salut, Lina !
- Salut, vous ! me lance t-elle avec un demi sourire.

On avance devant le portail, puis d'un coup, un étrange frisson me parcourt.

- C'est le dernier jour... souffle Ellie. Après, on sera au lycée. Wow.
- T'inquiètes, on va presque tous dans le même ! je la rassure.
- Oui mais... quand même...

Lorsque je vois une petite larme commencer à couler, je la lui essuie d'un geste qui se veut rassurant, et puis je demande, tentant de ne pas laisser paraître la moindre émotion dans ma voix :

- Bon, on entre ? Il y a le discours du principal et puis... Ce sera la fin.

On se regarde, un sourire déjà nostalgique aux lèvres, et on franchit le portail.

- Hé, salope !

Ah tiens, encore Jessica ! Ça faisait longtemps... Au moins quelques heures. Évidemment, on se regarde en souriant avec Ellie ; elle est juste ridicule.

- Qu'est ce que vous foutez là, pétasses ? demande Denise.
- Allez baiser ailleurs bande de putes ! crache Jessica.
- Enculées de lesbiennes, marmonne Marco.

Et on continue notre chemin, jusqu'à un coin pour s'asseoir devant le principal. Ellie chuchote, amusée :

- Ils sont ridicules, non ?
- Je te le confirme, réponds Lina sur un ton très sérieux.

Et on explose toutes les trois de rire.

- Chers élèves de troisième ! commence le principal.
- Ça y est, le papi commence son discours ! chuchote Ellie. Alors, qu'est ce que tu voulais nous dire, Lina ?
- Ah oui ! Bah en fait, j'étais pas au courant, mais apparemment Marco serait en couple avec Denise juste parce qu'il nous a perdues - en particulier toi, Sasha - et qu'il recherche de l'affection quoi.
- Nan, sérieux ? je m'exclame. Mais Denise elle est pas amoureuse de lui ?
- Si justement... C'est ça le problème.
- Mais attends, comment tu sais tout ça ? demande soudain Ellie.
- C'est la petite sœur de Denise, Valentina ! rit Lina. Elle a dû oublier que j'avais le numéro de sa sœur, et puis en ce moment elle lui fait peur... Elle m'a dit "son nouveau copain il est bizarre... Elle l'aime trop mais il est toujours énervé ou triste, parfois il l'ignore et on dirait que c'est plus un bouche-trou affectif que sa copine ! En plus il fume tout le temps..." Ouais d'ailleurs, apparemment il serait passé à deux paquets par jour ! Encore pire qu'avant ton intervention, Ellie, j'ai l'impression qu'il fait tout pour combler le vide qu'on lui a laissé...
- Wow...

J'ai du mal à croire que c'est de Marco dont on parle. Je veux dire, c'était mon meilleur ami, quoi ! Jamais il ne serait devenu comme ça ! Jamais... Jamais je ne l'aurais laissé devenir comme ça.
Et puis, même de loin, en le regardant bien, il a l'air plus triste qu'autre chose...

- Eh au fait, demande Ellie, que deviens Alex ?
- Alex ? Lina sourit en coin, un air de satisfaction au visage. Je pense qu'il ne va pas tarder à larguer Jess... Et tant mieux.
- Bah, pourquoi tu dis ça ?

Lina soupire, et prend un chewing-gum. Elle essaie d'arrêter la cigarette, et c'est ce qu'elle prend pour compenser.

- Elle a une mauvaise influence sur lui. Déjà, au départ, je l'aimais pas trop, mais elle n'était avec nous que la moitié du temps, donc c'était supportable. Mais quand ils ont commencé à sortir ensemble, elle était toujours là et elle me tapait sur les nerfs, avec ses manières et ses remarques, et surtout elle changeait Alex. Avant, c'était lui, mon meilleur pote, et puis elle l'a convaincu de s'éloigner de moi, avec sa jalousie maladive là ! Mais ça va bientôt changer, heureusement... Il va pas supporter ses insultes homophobes plus longtemps.
- Ah ouais ? Pourquoi ça ? je demande.

Lina se tourne vers nous, un sourire malin et hyper fier au visage. Puis elle répond, en haussant les épaules :

- Alex est bi.
- Quoi ? Mais what ? Comment ça ? Comment tu sais ? nous lançons en même temps.
- Bah, j'sais pas si vous avez remarqué, mais que ce soit à ton coming-out, Sasha, ou durant tous les moments où ils vous ont insultés, Alex, lui, n'a jamais rien dit. J'ai failli le dire quand c'est parti en baston au bal, mais il m'a fait comprendre qu'il voulait le dire lui même, surtout qu'il aurait du coup largué Jess et que ça aurait encore plus mal fini... bien qu'il t'ai laissée seule dans la merde, du coup !
- Wow... j'pensais pas... murmure Ellie.

On se tourne vers Alex au loin, qui regarde désespérément Jessica cracher sa haine. On dirait que ça l'agace un peu plus chaque minute ; eh bien tant mieux.
Et soudain, c'est un autre événement qui retient notre attention.

Une gifle.
De Denise. À Marco.
Et violente, en plus.

On est trop loin pour les entendre, mais on voit que Denise pleure et pète un câble, tandis que Marco semble juste lassé mais bien énervé.
Et puis Denise finit par partir en fondant en larmes, la tête dans les mains.
Marco jette et écrase sa clope d'un geste rageur, puis souffle, comme s'il n'avait pas respiré depuis plusieurs mois. Avec un regard triste, il prend son paquet de cigarettes, et le jette à la poubelle comme une évidence.

Et puis il s'arrête, comme perdu.
Soudain, il avance, un peu hésitant ; mais il avance vers nous. Son visage est incertain, et plus il avance, plus il semble angoissé, et plus je me méfie.
Enfin, il arrive à un mètre de nous, où nous l'acueillons avec des regards défiants et méfiants. Il tremble légèrement, regarde Ellie dans les yeux, puis Lina, puis moi.

Il a l'air désemparé. Après toutes ces années, j'ai appris à lire dans ses yeux ; et je ne vois que des larmes refoulées, et du vide, encore du vide. Il prend une grande respiration, soutient plus que jamais mon regard, et m'adressant un sourire tremblant, il murmure :

- Désolé...

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