3.2 - Juin 1869 -

Lithia adressa un sourire reconnaissant à Charles Nighton. Prenant lui-même la tête du convoi de ses marchandises jusqu'à la capitale, il lui avait naturellement proposé de se joindre à eux. Encore plusieurs jours, peut-être une semaine avant de toucher à son but. Lithia n'en savait que trop rien, mais ce délai allait lui permettre de s'organiser maintenant qu'elle découvrait la réalité du terrain.

Judd, jusqu'alors silencieux, demanda à Lithia, les yeux rivés sur la rue :

— Tantine ?

— Ne m'appelle pas ainsi, Judd. Je t'ai déjà expliqué que...

Lithia s'arrêta et repensa à la situation. Plus besoin de convenances, ici, ils étaient libres.

— Oui, Judd ?

— Tu penses qu'il y a des esclaves dans ce pays ?

Lithia réfléchit avant de répondre. Elle cherchait dans sa mémoire les explications de Jin-Soo. Elle ne voulait pas mal les interpréter. Au loin, elle vit une femme habillée avec la tenue traditionnelle du pays suivi par une seconde femme dont les vêtements laissaient penser à une classe inférieure.

— Sans te répondre précisément, je sais qu'il existe des servants et des servantes, mais il me semble qu'ils touchent un peu d'argent pour leur dévotion à leur maître. Si c'est réellement ainsi, même s'ils doivent leur loyauté à celui qui les nourrit, ils jouissent malgré tout d'une certaine liberté que n'ont pas les esclaves dans notre pays.

— Mais on s'est battu pour ça ! Toutes ces années à souffrir. Tous ceux qui ont une couleur de peau différente devraient pouvoir vivre normalement, maintenant ! s'exprima-t-il, un peu raide.

Son regard cherchait dans celui de Lithia une réponse acceptable face à ce qu'ils avaient enduré.

Lithia le connaissait et savait ce qu'il ressentait, de par ses origines. Son père n'était autre que son frère William et sa mère une esclave, Liz, l'amie de Lithia. Si William s'imposait moins qu'elle, par peur des représailles de leur aîné, Josh, Lithia avait fait en sorte d'être là pour Judd, de le surveiller en secret et le défendre en cas de besoin. Sans cela, sa condition aurait été pire, mais elle pouvait se le permettre, car elle avait Jin-Soo derrière elle et à cette époque, pour avoir expérimenté plusieurs fois sa colère froide, son frère Josh n'osait intervenir auprès d'elle. Il a su attendre le bon moment. Celui où elle serait le plus vulnérable. Celui où il pourrait la briser au mieux.

Lithia secoua la tête. Elle était de nouveau partie dans ses profondes réflexions sur sa vie et les conséquences des actes de chacun. De même qu'elle ne rentrerait pas dans les détails de la condition humaine. Un esclave restait un esclave, quels que soient les bons sentiments des maîtres. Elle l'avait compris le jour où une partie des gens dont elle s'était occupée pendant des années avait viré de bord et s'était acharné sur son frère avant qu'elle n'arrive.

Un cri retentit au loin. L'appel d'un commerçant vantait les mérites des plats qu'il préparait dans une épaisse vapeur. Lithia abandonna ces souvenirs qui l'avaient encore pris au dépourvu. Elle remercia mentalement cet étranger qui venait de la libérer et se concentra sur les dires de Judd.

Judd le savait et attendit patiemment qu'elle revienne dans le fils de ses pensées et lui réponde.

— Judd, commença-t-elle d'un ton grave, les yeux au loin avant de se reprendre.

Elle se gratta la gorge, revint sur lui et le fixa, puis poursuivit enfin :

— Lors de cette guerre, nous nous sommes battus pour défendre les droits des hommes bafoués par d'autres. Il est vrai que vous êtes libres maintenant. Mais le plus dur reste encore à faire : changer les mentalités. Tant que les préjugés perdureront, votre vie ne sera pas facile. Ta place dans mon pays, je la prends à mon tour ici. Comment les gens vont-ils me percevoir ? Li-on tient beaucoup de son père, mais il porte une partie de moi. Vous deux êtes pareils. Nous risquons de connaître une situation identique si nous ne parvenons pas à nous intégrer et à montrer plutôt notre valeur. Il est temps de faire peau neuve, de démarrer une autre vie et de lui donner la direction que nous-même voulons.

La réponse de Lithia plut à Judd qui lui attrapa la main et l'entraîna dans ce marché découvert puis dans la rue marchande qui poursuivait la continuité des étals. Ils découvraient un monde totalement inconnu et se laissaient happer par un festival de couleurs chatoyantes sur les étals des boutiques.

Toute la modernisation que Lithia connaissait par chez elle, bien que son domaine soit assez loin des grandes villes, semblait avoir disparu. Même si leur vie paraissait simple, une certaine bonne humeur et jovialité s'affichait sur leurs traits dès qu'ils s'adressaient aux autres.

Lithia, Judd et Li-on n'avaient pas assez de trois paires d'yeux réunis pour tout observé. Ils badaient devant des objets dont ils étaient incapables de dire à quoi ils servaient.

— Maman ! Maman ! insista soudainement Li-on.

Il les traîna vers un marchand ambulant qu'il semblait avoir repéré au loin et s'extasia devant des animaux en sucre qui tenaient au bout de bâtonnets de bois.

Les paroles de Jin-Soo lui revinrent en mémoire :

"Les enfants se régalent de friandises faites de sucre chauffé et lorsqu'il refroidit, les artisans l'étirent en filament pour former des animaux."

Comme elle aurait aimé qu'il soit là pour en offrir un à son fils. Chassant, d'une inspiration et d'un battement de cils, ses pensées nostalgiques, elle adressa un joyeux sourire à Li-on et lui demanda s'il en voulait un.

Charles lui avait donné un peu de monnaie de ce pays, mais sa richesse n'allait pas bien loin. Prévoyante, elle avait emporté avec elle des objets à vendre. Valeur plus sûre pour avoir quelques liquidités par la suite.

Ils repartirent vers les quais, Judd et Li-on avec leur sucrerie en main, heureux malgré le dépaysement. Lithia se débrouillait un peu avec le langage de ce pays, mais tout ce que Jin-Soo lui avait appris pendant ces huit années, était loin d'être évident lors de sa mise en pratique. Elle apprendrait, comme elle l'avait toujours fait. Judd et Li-on aussi. C'était des enfants, cela sera plus facile pour eux, d'autant plus qu'elle avait commencé à leur inculquer les rares notions dont elle se souvenait.

Charles les attendait. Le convoi était prêt, les autorisations aussi. Plus d'entraves au but de son voyage. Lithia semblait, malgré ses doutes, avoir de plus en plus de facilité à respirer. Un poids, qui jusqu'alors lui comprimait la poitrine, s'évaporait au fur et à mesure qu'elle se rapprochait de la capitale. Elle savait, elle sentait au plus profond d'elle-même, qu'il était là-bas.

Avec un sourire qui s'épanouissait, elle fit grimper Li-on sur le chariot, Judd le suivi, puis lui tendit la main afin qu'elle puisse monter à son tour. Une fois installés, le convoi se mit en branle.

— Maman ?

Lithia se retourna vers son fils :

— Mon cœur ?

— Tu es belle. Tu souris, lui dit-il en l'admirant de ses yeux d'enfant.

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