chapitre 6


JEANNE


A la maison, les filles prenaient place sur le canapé et je demandai si l'une d'entre elles pouvait m'aider à descendre les matelas. Nous avions décidé de faire soirée pyjama, de se goinfrer de sucreries et de regarder Desperate Housewives jusqu'à pas d'heure. C'était nécessaire pour notre équilibre qui se trouvait un peu chamboulé ces derniers temps. Il y avait des émotions nouvelles, passées involontairement sous silence, tout simplement parce que nous n'y avions jamais été confrontées jusqu'à présent et j'avais besoin de les retrouver. Surtout que je me sentais responsable de tout ça. Je savais que le couple, bien que factice, que je formais avec Amélia, et dont j'étais à l'origine, jouait un rôle dans cette nouvelle dynamique. Nous avions toutes besoin d'une soirée pour nous retrouver.

Pendant que Madeleine et moi descendions les matelas, il y avait des bruits d'emballages depuis la cuisine. J'en conclus avec satisfaction qu'Hortense et Amélia étaient déjà en train de préparer notre petit festin composé de chips, de bonbons, et de glaces.

─ Les cornets à la pistache sont à ma sœur ! criai-je depuis les escaliers.

Ma voix était certainement étouffée par le matelas alors je descendais plus rapidement pour vérifier que ma consigne était respectée.

Je vis Hortense avec la boite dans les mains, et sa mine coupable, en train de la remettre dans le congélateur ce qui m'arracha un sourire.

─ Je rigole vous pouvez en prendre mais c'est à vos risques et périls.

La petite dictatrice qu'était Azra s'entendait bien avec les filles et n'hésiterait pas à leur rappeler pendant au minimum un an que les glaces à la pistache étaient sa propriété privée.

Nous nous installions au milieu du salon, j'avais retiré la table basse, entre le canapé et la télé. Chacune s'était emparée de son oreiller selon la position dans laquelle elle voulait se mettre. Moi je l'avais calé entre mon dos et le canapé, Amélia était en tailleur et cachait son ventre avec, Madeleine l'avait installé au plus proche de la télé pour s'allonger à plat ventre et croiser ses bras en y déposant son menton et Hortense l'avait délaissé sur le sol se plaignant de la chaleur. Je décidais rapidement d'imiter la position de Madeleine mais sans l'oreiller, une jambe par-dessus la couverture. En face de nous, entre les matelas et la télé, étaient alignés trois plateaux. Un pour le salé et deux pour le sucré. J'ai remarqué que les filles avaient trouvé les muffins que j'avais préparé en pensant à elles. C'était un clin d'œil à la série. J'en tendis un à chacune qu'elles acceptèrent avec plaisir et je lançai l'épisode.


HORTENSE


Nous étions affalées au milieu de nos couvertures dépareillées. Les voix des personnages, les dialogues étaient familiers. Le gout du muffin à la myrtille dans lequel je venais de croquer était irrésistible. Je regardais vaguement Amélia et son corps tendu. Elle était à l'aise mais jamais détendue. Elle se cachait derrière son oreiller, elle ne se cachait même pas de nous, mais du monde. Je reportai mon attention sur le muffin qui avait fait briller mes doigts d'une fine pellicule de gras. Le gout m'apparut plus lourd comme bourré d'ingrédients que je ne devrai pas ingérer. Au même moment, je vis la silhouette parfaite des personnages que j'affectionnais et que je prenais secrètement pour modèles. J'étais un peu plus épaisse qu'elles. Je repensai aux réflexions de mon père sur ma façon de m'habiller. Tout ça formait un tourbillon insensé dans ma tête mais qui me faisait décider qu'il fallait que je change quelque chose chez moi. Du coin de l'œil je voyais les filles engloutir le gâteau en étant uniquement absorbé par l'intrigue de l'épisode. J'étais la seule à me questionner à chaque bouchée. Elles avaient déjà presque fini alors que je n'en étais pas à la moitié, et je me sentis tout à coup étrange à manger si lentement. J'avais envie de le finir. C'était bon. Et à la fois j'en avais peur, comme si chaque bouchée était une décision importante qui impacterait ma vie. Petit à petit je parvenais à me concentrer davantage sur l'épisode que sur le muffin, et à mon tour je l'avais englouti.

Quand je m'en suis rendue compte, je me sentis mal, comme si la mollesse de la pâte allait devenir celle de mon ventre.

Mon corps n'avait pas besoin de ça, j'avais mangé sans avoir faim, c'était forcément du surplus. Et donc de la graisse.

Je passais le reste de la soirée à refuser toutes les sucreries qu'on me tendait. Madeleine le remarqua.

─ Tu n'as pas faim ?

─ Non je ne sais pas ce que j'ai mais je me sens un peu ballonnée, ça doit être la chaleur qui me coupe l'appétit.

Jeanne s'inquiéta à son tour.

─ Si tu préfères je peux te faire de la soupe, j'en ai des toutes prêtes dans le placard. Ou des pates ? D'ailleurs si vous voulez on peut même commander des pizzas, je sais que d'habitude on dîne avec ces cochonneries mais on peut changer si ça ne vous convient plus !

─ Tout est parfait madame Van De Camp ! la taquina Madeleine ce qui m'évita d'avoir à répondre.

─ Je crois qu'elle ne tolèrerait pas ce repas très peu sophistiqué, répondit Jeanne du tac au tac.

─ Moi ça me convient, voulut la rassurer Amélia en enfournant quelques chips dans sa bouche.

Et le calme revint.

J'étais frustrée. Mais leurs attentions m'avaient touché. De toutes façons je ne savais pas vraiment ce que je voulais.


AMELIA


Je trouvais les filles étranges. Pourquoi avaient-elles tout à coup envie de changer nos habitudes ? Hortense avait mis deux heures à terminer son muffin alors qu'elle ne se serait pas gênée habituellement pour en dévorer deux et ne pas proposer la dernière glace s'il n'en restait qu'une.

Madeleine réagissait à une dispute de couple dans l'épisode et lynchait tous les protagonistes masculins qui se comportaient mal avec les héroïnes. Jeanne ne manquait pas d'exprimer son accord. Hortense ricanait moins vivement que d'habitude. Et moi j'admirai la beauté des personnages. Les femmes étaient quand même incroyables. C'était quelque chose que j'avais remarqué depuis mon plus jeune âge. Le monde pouvait être laid, il y aurait toujours la beauté des femmes pour relever le niveau. Peut-être que Jeanne était pour moi ce qui rendait le monde un peu moins moche.

─ On est déjà en mai, soupira Hortense dans un moment de creux.

L'épisode tournait un peu en rond.

Sa réflexion me rappela qu'on avait le bac, et que c'était sans doute la raison pour laquelle l'ambiance n'était plus tout à fait la même.

─ Ouais... souffla Madeleine. Ça passe trop vite. C'est bientôt l'été.

─ Summer body, s'exclama Jeanne.

Je soupirai malgré-moi. Je n'avais jamais compris toute cette concentration autour du physique de l'été.

Pourtant rien dans sa voix ne donnait l'impression qu'il s'agissait de quelque chose de négatif, au contraire, et ça me faisait peur.

─ Il va peut-être falloir commencer à y penser, renchérissait Hortense.

─ Carrément ! s'enthousiasma Jeanne.

J'avais l'impression qu'elles parlaient du même sujet mais pas de la même manière.

C'était une contrainte pour l'une, un divertissement pour l'autre. Moi je ne savais pas où me situer. Je me sentais totalement étrangère à cette idée. Illégitime d'en parler.

Ça me semblait être quelque chose d'aliénant, de dégradant. Je trouvais déjà la conversation insensée.

─ Vous êtes déjà sublimes les filles ! tempéra Madeleine.

Elle exprimait si facilement ce que j'avais pensé sans pouvoir le formuler. Pourtant il manquait quelque chose dans sa réponse. Où était passée son indignation face aux dictats ? Pourquoi étais-je la seule à y penser ?

Je n'arrivais pas à participer à leur échange.

─ On s'y met ensemble ? continua Jeanne.

─ Carrément ! apprécia Hortense.

Je me sentais de plus en plus loin.

─ Je vous suis juste pour vous rappeler de temps en temps que vous êtes déjà belles, argumenta Madeleine.

Et je me retrouvais sans voix.

Elles se tournèrent vers moi en attendant ma réponse.

─ Je... d'accord.

C'est tout ce que je pus articuler en me disant que ce serait juste du temps passé ensemble et que j'allais naturellement m'isoler si je refusais.

─ Ce n'est pas un peu bizarre comme concept, le summer body ? je parvenais finalement à demander. Je veux dire que l'objectif c'est quand même de correspondre aux standards de beauté, non ?

Madeleine restait silencieuse, elle qui aurait pu faire un exposé sur un tel sujet.

Je voyais bien que la question embarrassait Hortense qui ne savait pas quoi dire.

─ C'est plutôt pour se sentir bien dans son corps ! répondit Jeanne avec conviction.

Se sentir bien dans son corps uniquement si on suit le modèle selon les règles de la société, pensais-je. Mais je ne voulais plus être mal à l'aise alors je me tus.

─ Comment on s'y prend ? demanda Hortense.

On peut faire un peu de sport, et puis manger mieux, expliqua Jeanne.

Mon cœur se brisa. Parce que je n'étais plus sur la même longueur d'onde. Je commençai à les trouver bêtes de penser comme ça. Ce qui me faisait très mal. Je m'éloignai. Je m'en voulais. Et je leur en voulais. Je ne voyais pas comment relativiser. Il y avait des choses plus importantes comme le bac et ce qu'on allait faire ensuite. Mais elles préféraient se concentrer sur leurs physiques.

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