chapitre 22

JEANNE

3 mai 2024

Nous étions déjà vendredi. Il me restait une semaine avant l'exposition du week-end prochain. Une semaine avant que les filles repartent. Je n'avais plus beaucoup de temps devant moi. Je me concentrai sur les préparatifs pour ne pas avoir à y penser, oublier que je commençais à m'attacher à notre petite routine.
Mais c'était sans compter sur Sabrina qui surgissait à mes côtés pour me rappeler à l'ordre.
─ Alors tu arrives à reconquérir l'amour de ta vie ?
Je vérifiais qu'Amélia n'était pas dans les parages en fronçant les sourcils face au manque de discrétion de ma collègue surexcitée.
─ Qui a parlé de reconquête ?
─ Jeanne...
─ Oui ?
─ Tu l'aimes ?
Mon expression innocente ne l'impressionna pas.
─ Bon alors ? Comment ça se passe ? Je suis sûre que vous flirtez ! Je vous observe toutes les deux, alors n'essaie pas de nier.
─ Oui.
─ Quoi ?
─ Je l'aime.
Elle porta une main à son cœur d'un geste dramatique.
Je souriais.
─ Mais ce n'est pas une reconquête, la paraphrasais-je. C'est une conquête.
─ Alors là il va falloir m'expliquer.
J'hésitais un instant, pas certaine de vouloir m'engager dans les détails. J'avais gardé cette habitude d'être exclusive avec Amélia. De ne pas la partager. Mais ma collègue attendait et je ne savais pas si notre relation allait évoluer alors je lui fis cet honneur afin d'avoir un peu de concret auquel m'accrocher :
─ Je ne pense pas l'avoir conquise un jour pour être honnête. Et maintenant je le regrette, elle méritait d'être séduite. Je veux me rattraper.
─ Oh. Et comment elle réagit quand tu « la séduit » ?
Je n'aimais pas la façon dont nous en parlions comme s'il s'agissait de n'importe quel flirt. Mais je n'avais pas les mots pour décrire ce que nous étions avec Amélia. Probablement des aimants. Des âmes-sœurs, ce genre de choses qu'on ne dit pas à voix haute à une collègue.
Même si Sabrina était devenue une amie.
─ Elle se remaquille.
Sabrina sembla y réfléchir très sérieusement.
─ Ca doit être bon signe, conclut-elle.
J'aimerais en être aussi sûre qu'elle mais elle ne connaissait pas l'âme de poète torturé qui me servait d'ancienne meilleure amie.
─ Tu n'as pas beaucoup de temps avant qu'elle ne reparte, tu dois agir Jeanne, reprit-t-elle le front plissé.
─ Tu ne serais pas une lectrice de romance toi ?
Elle se mordillait l'index d'un air faussement coupable.
─ Je le savais ! Bon, qu'est-ce que tu proposes ? demandais-je à tout hasard.
─ Il faut que tu sois plus entreprenante. Qu'elle arrête de se demander où tu veux en venir. Qu'il n'y ait plus de doutes possibles. Et là c'est l'étape où ça passe ou ça casse. Elle peut plus faire comme si ça n'existait pas, y croire quand ça lui chante et ignorer quand elle n'est plus d'humeur.
─ C'est l'étape ou j'avoue mes sentiments quoi...
─ Non ! Tu vas trop vite. C'est toujours un flirt mais plus conscient, moins innocent. Vous pouvez plus faire genre vous savez pas ce que vous faites. Ca devient de la séduction. Et ce n'est pas moins risqué.
─ J'ai saisis la nuance, je t'inviterais au mariage.
Elle s'éloigna en montrant son annulaire comme si je devais me figurer Amélia qui attendait sa bague.
L'image me parut plus réelle que prévu.
Sabrina semblait satisfaite de son intervention ce qui m'agaçait parce que je savais que ça me donnerait le courage nécessaire pour me lancer.
A midi je retrouvais les filles pour déjeuner. Nous nous installions à la même table à chaque fois, celle près du mur. Francesca apportait les sandwichs que nous avons commandé pendant qu'Hortense et Madeleine discutaient et qu'Amélia les écoutait. Je déposais mes affaires et mes notes en essayant de m'intéresser au sujet de la discussion mais je n'avais pas assez d'éléments pour comprendre.
─ Ça se passe bien ? me demanda Madeleine.
─ Oui, les préparatifs avancent. Tu pourras nous aider à réceptionner tes tableaux cet après-midi.
Elle acquiesça.
─ Dis donc vous êtes toutes belles ! enchaina-t-elle en s'arrêtant sur chacune de nous trois.
Hortense baissa les yeux sur son sandwich.
─ Ca va vous deux pour partager la salle de bains ?
Amélia avait les yeux écarquillés. Je ne pus réprimer un sourire.
─ Disons que madame a besoin de temps pour se préparer, la taquinais-je.
Les joues d'Amélia s'empourprèrent.
─ Je suis désolée, je ferais plus vite ! susurra-t-elle du bout des lèvres.
Je me tournais vers ma droite pour lui faire face.
─ Non. S'il te plait, murmurais-je en passant en revue sa tenue. Prends ton temps.
Elle se mordillait la lèvre.
Sabrina s'appuya sur mes épaules en passant derrière moi.
─ Réunion de la coloc ce soir les filles ! Oubliez pas.
Je regardais par-dessus mon épaule et elle me répondit d'un clin d'œil.
─ C'est vrai que c'est ce soir !
Ma collègue rejoignit Francesca derrière le comptoir et je répondis au regard interrogateur des filles :
─ C'est un peu un salon où toute l'équipe se réunit pour discuter de sujets d'actualités qui nous concernent. C'est comme une réunion de travail, en mieux. On fait le point, on débat, et on voit un peu où on en est. C'est assez utile pour répondre aux différentes demandes qu'on peut recevoir. Mais vous n'êtes pas obligées de venir. Evidemment les artistes et chercheurs en résidence sont les bienvenus aussi.
─ Ca à l'air intéressant ! Moi j'y vais si Hortense vient, déclara Madeleine avec une moue charmeuse.
J'étais heureuse de retrouver un peu de complicité.
─ D'accord, fit l'intéressée qui ne parvint pas à rester sérieuse.
─ Et moi ? râla Amélia.
Madeleine me fit un clin d'œil.
─ Et toi, je veux te voir à mon bras, clarifiais-je.
─ Ce n'est pas un bal.
─ Heureusement, sinon tu m'aurais encore lâchée.
C'était sorti plus sec que prévu et je m'en voulu.
─ Pas cette fois, parvint-elle à articuler malgré tout.
J'aurais voulu demander pourquoi ?

AMÉLIA

Archive n°89445225481
Pour la première fois depuis des siècles, la silhouette courbée aux mains noueuses et aux yeux éteints, qui, contrairement à ce que pensent les poètes, est la véritable image de la féminité, a abandonné la bassine dans laquelle elle lavait le linge, est sortie de chez elle et s'est rendue à l'usine. Ce fut le premier pas douloureux sur le chemin de la liberté.
-Virginia Woolf dans « écrire pour les femmes » aux éditions de la variation.

Je tenais l'essai d'une main pour le prendre en photo de l'autre et l'envoyer à mon éditrice. En fouillant dans la bibliothèque, le titre m'avait interpellé « écrire pour les femmes » c'était ce que je faisais. Mais est-ce que j'avais écris sur elles au lieu d'écrire pour elles ? Est-ce que j'étais ce fameux poète qui sexualise les femmes, idéalise la féminité ? Est-ce que j'étais si conditionné par la société que j'avais adopté le point de vue d'un homme ?
L'air me manqua. Et si mon badbuzz était justifié ? Et si j'étais problématique ?
La réponse de Catherine s'afficha sur mon écran quelques minutes d'angoisses plus tard.
« Je pense que tu peux creuser plus. Ce n'est qu'un début de réponse. On en reparle plus tard, j'enchaine les réunions. Je suis sûre que tu vas trouver 😊 »
Je retrouvais Hortense dans un couloir, en pleine conversation téléphonique. Elle semblait troublée. Elle avait vu que j'avais vu mais je lui demandais si je pouvais utiliser sa salle de bains pour me rafraichir. Elle hocha la tête et m'accompagna pour ouvrir la porte de leur chambre.
─ Est-ce que ça va ? m'inquiétais-je en entrant.
Un silence froid me chatouilla la nuque. Je me retournais pour lui faire face.
─ Oui, couina-t-elle la gorge serrée.
J'aurais voulu que Madeleine soit là. C'était à elle qu'Hortense se confiait. Pas à moi. Je ne me sentais pas légitime de gérer cette situation. Pourtant elle était mon amie, alors je ne devrais pas me poser la question. Je m'asseyais sur le bord du lit, comme on déposerait une oreille attentive entre les mains de quelqu'un.
Elle s'approcha, puis d'un geste hésitant désigna la salle de bains.
─ Tu peux utiliser ma trousse de maquillage et mes produits si t'as besoin. Enfin je n'en ai plus beaucoup.
Elle laissa son explication en suspens. Est-ce que je devais insister ?
La pudeur qui s'était installée entre nous n'était pas le résultat d'un désamour mais plutôt d'un respect. Je pense que même à l'époque nous avions compris que notre relation était comme ça et qu'il ne fallait pas aller à son encontre, qu'il fallait juste s'accompagner. Comme s'il y avait des choses qu'on pouvait partager et d'autres pas parce qu'on ne se comprendrait pas et que ça ne valait pas la peine de forcer.
Peut-être que notre dynamique était sur le point de changer. Peut-être que là, maintenant, il fallait se parler.
─ Tu ne t'intéresses plus à la mode ? balbutiais-je.
Elle ne nous avait pas dit ce qu'elle avait fait pendant toutes ces années. Je savais que Jeanne avait fait un master en communication et que Madeleine était en école d'art. Mais je ne savais plus rien d'Hortense si ce n'est le souvenir d'une jeune femme de dix-huit ans déterminée à entrer dans une école de mode.
Mais plus je la regardais, plus cette image semblait irréelle.
─ Non. Enfin j'ai pris du retard dans mes projets.
Je me dirigeai vers la salle de bains pour ne pas l'oppresser. Je passais les doigts dans mes boucles pour arranger leur forme.
─ Qu'est-ce que t'as fait alors ? tentais-je d'une voix douce.
Elle semblait remonter le fil de ses souvenirs. Je pouvais presque apercevoir que des images défilaient devant ses pupilles. Je sortis mon crayon à lèvres pour refaire leurs contours.
─ Je... j'étais...
Sa voix était devenue plus grave, plus cassée.
Je la voyais dans le miroir, assise, les bras ballants. Elle hésitait à se confier. Parce qu'après je saurais qui elle est vraiment. Parce qu'après on ne pourrait plus prétendre. Je continuais de tracer ma ligne pour la laisser prendre sa décision.
Je n'avais que l'écho du silence dans mon dos. Mon cœur s'émietta. Je brisais notre accord tacite, imprononcé, de ne pas franchir la barrière de l'autre pour la rejoindre et l'encercler de mes bras. Elle s'autorisa à verser les larmes qu'elle avait retenu, son corps trop frêle secoué de sanglots que je me contentai de maintenir.
─ Je suis là, murmurais-je. Je suis là, maintenant.
Et je le pensais. La gorge nouée, je la tenais contre moi en déposant un baiser sur le sommet de son crâne. Maintenant, aujourd'hui, tout de suite, je suis là. Je suis là avec elles, je serais là pour elles, tout comme je l'ai été et continuerai de l'être pour moi.
J'étais vraiment là, comme si je venais d'arriver, de déposer mes bagages. Tout ce qui se passerait ici serait important. Ce n'était pas juste une parenthèse. Ça n'en était plus une. Je ne pouvais plus être distante.
Parce que mon cœur, lui, ne l'était pas.
Elle avait déversé une telle quantité de pleurs que j'avais presque peur qu'elle se noie dans son chagrin. Mais ça lui avait fait du bien. Elle avait fini par prendre une grande inspiration en me regardant avec ses yeux gonflés, empli d'une tristesse et d'une colère qui serait bien plus longue à évacuer.
Mais elle semblait plus légère, et fatigué. Je n'insistai pas davantage.
─ Est-ce que tu as besoin de quelque chose ?
Elle secoua la tête.
─ Je n'ai pas envie qu'on voie que j'ai pleuré.
Je regardai l'heure. Nous avions quinze minutes avant la réunion.
─ Tu peux rester dormir, si tu préfères.
Elle semblait déjà avoir considéré cette option.
─ J'ai envie de venir, maugréa-t-elle comme un défi personnel qu'elle voulait relever.
Ne pas se laisser aller.
Je lus la détermination qui la maintenait debout, et ajoutai :
─ Alors nous avons quinze minutes pour se préparer. J'ai pris quelques maquillages avec moi. Ca te dit ?
Elle esquissait un sourire douloureux mais sincère.
Je m'empressai de fouiller dans mon sac pour ressortir tout ce que j'avais amené et les déposer devant nous sur le lit.
─ Tu sais à quel point ça peut être magique.
Elle semblait essayer de s'en souvenir. A la place elle me renvoya à mon propre passé.
─ Ca n'a pas toujours été le cas pour toi.
Elle attendait une explication. Pourquoi j'avais changé d'avis.
─ Et ça n'est plus le cas pour toi.
Elle avait l'air de se perdre dans son gros pull.
Bon très bien, je commence :
─ J'ai juste compris que lorsque l'on s'aime, on a envie de se mettre en valeur. Mais j'ai du passer par une grosse phase où je trouvais le monde si laid que je ne pouvais compter plus que sur moi-même pour changer ça, pour mettre un peu de beau dans ma propre vie. Aimer son reflet dans le miroir c'est déjà pas mal. La plus grosse connerie à laquelle je croyais depuis toute petite c'était que le physique ne comptait pas.
Elle écoutait, attentive.
─ Qu'avez-vous fait à Amélia ? ricana-t-elle.
Je haussai les épaules, amusée.
─ Tu dois être belle, mais tu ne dois pas te préoccuper de ton physique. A partir de là tu te braques. Et puis un jour t'as envie d'être belle, alors tu te préoccupes de ton physique. Et là tu te rends comptes que c'est important. Que tout est important, l'intérieur comme l'extérieur, avançais-je. Toutes les autres conneries qu'ils disent, elles servent juste à nous diviser.
Elle se triturait le bout des doigts sous ses épaisses manches.
─ J'ai rencontré un homme, dans mon école de mode, se confia-t-elle alors que je lui relevais le menton pour lui appliquer du mascara.
Elle levait machinalement les yeux au plafond.
─ Ne fais pas cette tête, ria-t-elle ce qui me fit prendre conscience de la ride sur mon front. On a pas toutes la chance d'être lesbienne.
J'approuvais et l'encourageais à continuer.
─ C'était un homme quoi... lâcha-t-elle finalement.
─ C'est plutôt court comme histoire mais ça à l'air bien résumé, la taquinais-je.
─ Et donc ?
─ Et donc il était dans la même école de mode, il voulait devenir styliste et moi aussi mais je lui servais parfois de modèle, tout le temps même, mais je n'étais jamais assez. Chaque fois que je portais une de ses créations, il avait quelque chose à redire. Pas sur sa tenue, mais sur la façon dont je la portais. J'étais déjà fragile. Ce n'est pas un milieu facile. J'avais tendance à me comparer énormément. Je crois que je l'aurais fait même si je n'étais pas dans la mode, mais là ça n'a rien arrangé. Je commençais déjà à aller mal à la fin du lycée, puis cette école, et lui... ça a définitivement enfoncé le clou et je suis tombée dans les TCA. J'ai dû arrêter l'école la deuxième année, j'étais trop faible, et j'ai été internée dans un hôpital. Depuis je fais des allers retours entre chez moi et l'hôpital pour essayer de guérir. Je suis ici parce que je me suis dit que ça me ferait du bien de changer d'air, et de vous retrouver. Peut-être que je pourrais renouer avec moi-même, avec la Hortense qui n'avait pas encore totalement sombré. J'espérais apercevoir son souvenir dans vos yeux et m'accrocher à cette fille là pour lui dire qu'elle était bien plus qu'un physique.
Elle avait tout dit sans faillir, tout déballé avec une force déconcertante.
─ Je suis désolée, Hortense. Que t'ai vécu ça. Qu'on ne t'ai pas aidé à l'époque. Je n'ai pas d'excuses, si ce n'est que j'étais trop prise dans mon mal être pour voir autour de moi. Mais surtout je suis désolée d'être partie sans me retourner.
Je me sentais un peu honteuse de lui avoir fait une leçon sur le physique alors que c'était ce qui avait failli la tuer.
─ Alors si tu veux, pour moi, le physique ne devrait pas compter. Mais tant mieux si ça te plait.
Cette dernière phrase m'acheva, et je suspendis mon geste.
Je me sentis bête, j'avais l'impression d'être superficielle. Pourtant je ne parvenais pas à être en accord avec son point de vue, comme s'il dressait encore une barrière entre nous.
Est-ce que les mots que j'écrivais étaient vraiment les miens ?
Je ne voulais plus connaître ce vide.
Je ne voulais plus me sentir dépossédée.

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