chapitre 18
JEANNE
Si je ne devais pas regarder la route, il me serait impossible de détacher mon regard d'Amélia. Heureusement, nous arrivions. Je me garais à ma place habituelle. Nous nous jaugions quelques secondes en silence avant de sortir. Je la guidais dans la cage d'escalier jusqu'au troisième étage et ouvrit la porte pour la laisser entrer.
─ Après vous, madame.
Son expression implacable m'arracha un sourire.
Elle délaissa ses talons qui avaient laissé des traces sur ses pieds et posa le reste de ses affaires un peu plus loin. Je tirais sa valise jusqu'à ma chambre.
─ Voilà ton lit ! Tu as de la chance, j'ai changé les draps ce matin.
─ On pourrait croire que tu as prémédité ton coup, accusa-t-elle en croisant les bras sur sa poitrine.
Mais son regard m'indiquait qu'elle regrettait son allusion ce qui m'amusa.
─ Je te promets que non. Mais je t'assure que si j'avais su que tu serais aussi canon en arrivant, j'aurais tenté ma chance, la taquinais-je.
Elle était tendue. Je m'en voulais de ne pas avoir réussi à la rassurer. Il faudrait que je fasse plus attention, que je m'adapte à sa sensibilité. J'avais tout à réapprendre.
Elle restait debout, dans l'embrasure de la porte, sans oser entrer.
─ Si tu trouves que c'est trop personnel comme endroit, ce que je peux comprendre, je te laisse le canapé. Je voulais juste que tu sois à l'aise.
─ C'est gentil. Oui je vais prendre le canapé. Ça me parait plus... moins... enfin...
─ J'ai compris, t'inquiète pas.
Son visage se défroissa. J'en fus soulagée.
Elle retourna au salon avec sa valise.
La déposa au pied du canapé qui trônait au centre de la pièce, et s'assit en passant une jambe sur l'autre.
Je la regardais faire en me demandant ce dont elle avait besoin. Sans doute de solitude après toutes ces émotions, mais nous devions cohabiter alors je la rejoignis en allumant la télé. Ce serait moins pesant avec un fond sonore. Ensuite j'irais chercher un oreiller et une couette.
Mais avant il fallait trouver un film.
Elle releva les yeux devant Netflix et je lui demandais ce qu'elle voulait regarder. Elle haussa les épaules alors je choisis le premier film que la plateforme proposait. Cinq minutes plus tard je revenais les bras chargés de ce dont elle aurait besoin pour la nuit. Je lui indiquais qu'elle pouvait utiliser les toilettes dans le couloir et la salle de bains à sa guise mais qu'il fallait passer par ma chambre pour y accéder alors elle ne devait pas hésiter à entrer.
Elle me remercia avant de déclarer :
─ Je vais chercher un hôtel pour le reste du séjour.
─ Un hôtel ?
─ Oui, je ne voudrais pas te déranger. Tu as ta vie. Ce n'était pas prévu que je dorme ici. Encore moins pour une semaine. En plus tu as peut-être quelqu'un, je ne veux pas m'imposer.
Je posais mes mains sur mes hanches avec suspicion.
─ Tu aurais pu me demander tout de suite si j'avais quelqu'un, mais belle approche ! blaguais-je.
Elle ne riait pas du tout.
─ Non, je voulais pas forcément savoir si tu avais quelqu'un... je...
Je m'installais près d'elle, essayant de la comprendre.
─ Amélia, je t'assure que tu ne me déranges pas. Tu peux rester une semaine. Même deux s'il le faut. Il n'y a aucun problème. Le but était de se retrouver, n'est-ce pas ? terminais-je en plantant mon regard dans le sien.
─ Sans doute.
Je ne savais pas si son ton était enthousiaste ou si c'était moi qui voulais le percevoir de cette façon.
Elle avait l'air de mener une bataille intérieure.
─ Et non je n'ai personne ! précisais-je avec un clin d'œil.
Son sourire crispé me rendit nerveuse. Je décidais de me réfugier en cuisine, pour nous laisser de l'espace, préparer des muffins que j'offrirais aux filles.
Amélia me prévint qu'elle allait prendre sa douche. Au moment où je versai la farine dans le saladier j'entendis la porte de la salle de bains se refermer. Je lâchais un long soupir. C'était bien réel.
AMÉLIA
Je traversais la chambre de Jeanne, le cœur battant la chamade. Pourquoi me faisait-elle cet effet ? Je devenais totalement perméable à ses mots, ses gestes, ses intonations. Au lieu de rire à ses blagues je rendais le moment gênant. Tout ce qu'elle me disait me paraissait trop vrai, trop palpable. Il était évident que j'étais fatiguée. Le trajet en train était déjà assez éprouvant, mais la liste des évènements s'était considérablement allongée au fur et à mesure de la journée. Tout irait mieux demain. Je ne serais plus une éponge à stimuli.
─ Les serviettes sont sous le lavabo ! Dans le tiroir !
La voix de Jeanne était particulièrement vibrante. Je la sentais à travers toutes mes cellules, dans tout mon corps. Je me mordis la lèvre inférieure. Je n'avais même plus la force de crier un « merci ». A la place j'ouvris le tiroir blanc et tombais nez à nez avec tous les produits de Jeanne qui surplombaient le lavabo et les deux étagères du dessus.
Au milieu de tout ça, le miroir me renvoyait mon reflet superposé au sien. L'épuisement alourdissait mes paupières. Je la voyais déposer des gouttes de sérum sur ses joues, vaporiser de la brume, étaler de la crème, choisir un blush, dévisser un gloss, le reposer, en prendre un autre. J'étais statique, juste derrière. Tout ça n'était pas à moi. Mais j'avais décidé que c'était moi.
Je me concentrai sur les serviettes. J'en sortis une que je déposais sur un rebord vide. Retirait mes habits. Et me hissait sous l'eau chaude.
Toute la journée n'était plus qu'un ruissèlement vaporeux qui glissait le long de mon corps. Le parfum délicat qui se dégageait de la mousse m'interpella. Il ne m'était plus familier depuis longtemps. Pourtant j'en était enduite entièrement. Il me fallut reprendre mon souffle un instant avant de pouvoir continuer à me laver.
Quand j'eus terminé, l'air était irrespirable. Le miroir embué. Je ne me voyais plus.
Je voulais sortir d'ici au plus vite. Je m'entourais de la grande serviette blanche quand je réalisai que j'avais oublié ma valise au salon. Je pestais contre moi en restant figée comme si je pouvais la faire apparaître.
Je ne craignais pas de sortir comme ça devant Jeanne, enfin avant ça ne m'aurait pas posé de problèmes, mais puisqu'on ne s'était pas vues depuis longtemps ça allait un peu vite niveau intimité. Heureusement il n'y avait plus d'ambiguïté entre nous puisque je m'étais choisie et qu'elle s'en était aperçu.
Autant la traiter directement comme ma meilleure amie. D'un pas confiant je traversais la chambre en sens inverse. Le contraste de température me fit frissonner jusqu'au salon.
Je croisais les bras autour de moi, pressée.
Au moment où je me penchais pour relever ma valise, je sentis le regard de Jeanne se poser sur moi comme une brûlure. Je n'étais peut-être pas si à l'aise que ça devant le fait accompli, meilleure amie ou pas. Pas tout de suite. C'était trop tôt.
Je relevai la tête dans sa direction.
Elle détourna les yeux, gênée.
Pourquoi étions-nous si dramatiques ? Ce n'était pas si dingue que ça. Moi, enroulée d'une serviette au milieu du salon, elle qui me surprend, si ? Ce n'était rien. Encore moins pour des amies. Alors pourquoi nous mettions nous dans cet état stupide ?
─ Je voulais savoir si tu avais besoin d'autre chose ? articula-t-elle.
─ J'ai oublié ma valise. Je... j'y vais.
Je déglutissais péniblement en retournant dans la salle de bains. Cette fois-ci je voulais y rester. Je ne savais pas si j'aurais le courage de ressortir. Qu'est-ce qui n'allait pas chez moi ? Je mettais ça sur le dos des retrouvailles, encore une fois. Nous avions eu une histoire, nous ne pouvions pas le nier ni faire comme si ça n'avait jamais existé. C'était logique que des vestiges du passé refassent surface au début, mais nous allions trouver notre équilibre, j'en était sûre. J'essayais de m'empêcher de me refaire la scène en boucle et me contentai de trouver mes pyjamas parmi tout ce que j'avais apporté. J'enfilais un short rose imitation satin et le débardeur qui allait avec. Je terminais par appliquer mes produits du soir sur ma peau et je me surpris à ajouter des petites boucles d'oreilles et un peu de parfum. J'avais même envie d'ajouter du blush et du mascara mais je me ravisais, de nouveau moi-même je trouvais le courage de la rejoindre.
─ Des muffins ? je demandais plus pour lui indiquer ma présence que pour autre chose.
Elle semblait hésiter à se retourner comme si je risquai encore d'être nue alors je m'approchais jusqu'au plan de travail en m'y adossant.
─ Oui... admit-elle avec légèreté.
─ Certaines choses n'ont pas changées, remarquais-je.
Elle déposait des boules de pates dans ses moules et son air m'indiquait qu'elle ne savait pas où je voulais en venir. Sur le moment je pensais juste aux muffins, mais il était vrai que ma réflexion pouvait en inviter d'autres.
─ Tu pâtisses encore, précisais-je.
─ Oui. Mais toi tu as changé, argua-t-elle en me balayant du regard d'un sourire complice.
Mon cœur s'emballa.
Encore.
Moi qui pensais qu'elle ne verrait que celle que je n'étais plus, et que ce serait difficile à gérer j'étais confrontée à bien pire. Elle avait capturé la femme que j'étais devenue dans ses prunelles, la faisais vivre à coup de compliments formels, et pourtant je ne pouvais plus succomber. Parce que je m'étais choisie moi, et que je n'aimais pas celle que j'étais quand nous étions ensemble.
Ce fut seulement lorsque nous nous sommes séparées que je me suis trouvée. Jeanne représentait la beauté, et comme elle n'était plus dans ma vie il fallait bien que je la trouve ailleurs. Mais dehors tout n'était que béton, construction, cigarettes, destruction, guerre. C'était donc en moi que j'ai dû la trouver. Et je ne veux plus jamais la perdre, je ne veux plus m'effacer.
Ça s'est fait progressivement. Le jour où mes parents s'en sont rendu compte, c'était à l'anniversaire de Justine, la fille d'Iris et Léo.
J'étais en train de me préparer avant d'aller chez eux. Je venais d'acheter une longue robe rouge qui épousait mon corps. Je ne voulais pas attendre davantage pour la porter, alors je décidais que c'était l'occasion. Evidemment, il fallait lui assortir une paire de talons. La sensation que me procurait cette tenue me faisait oublier l'inconfort.
Avant de franchir la porte d'entrée, mes parents se sont regardés avant de se tourner vers moi comme un seul homme et de me complimenter pendant une heure. Ils l'avaient souvent fait auparavant mais cette fois je pouvais m'autoriser à les croire, et ça changeait tout.
Nous sommes arrivés à la fête, j'eus le cœur tapant, mais je tenais debout. J'étais même plus solide que je ne le pensais. J'ai souhaité un joyeux anniversaire à Iris qui nous a ouvert la porte, et tout de suite elle s'est arrêtée sur moi.
─ Ma puce, tu es splendide ! Il va falloir que tu me racontes !
Elle fut accaparée par d'autres invités mais son attention se reporta sur moi lorsque nous sommes tous passés à table environ deux heures plus tard et qu'inévitablement mon épuisement social était déjà pesant.
─ Alors Amélia, je suis tout ouïe ma chérie ! me gratifia Iris d'un air malicieux.
Sauf que moi je n'avais pas envie de parler. Je puisais dans mes réserves pour donner le change autant que possible. C'était aussi le genre d'approche qui pouvait me rendre muette. Je ne savais pas du tout quoi dire.
─ Euh...
Heureusement elle avait assez d'énergie pour deux.
Justine leva les yeux au ciel face à ce tableau qui s'était répété tant de fois lorsque sa mère entamait une conversation avec moi. Pourtant aujourd'hui j'étais moins gênée, peut-être parce que j'étais en phase avec l'image sur laquelle les autres pouvaient poser leurs yeux. Et c'était justement ce qui intriguait Iris. Mais je ne pouvais pas lui dire que je trouvais les femmes fascinantes depuis toute petite, que le monde était moche, qu'il n'y avait plus rien de beau à part elles et que pour rendre la beauté accessible à moi-même j'ai dû me rendre compte que j'étais une femme. C'était bien trop intime. C'était fait pour les poèmes. Pas pour être glissé dans une discussion banale.
─ Tu as rencontré quelqu'un ? Aller tu peux me le dire !!!
Maman suivait la conversation avec attention alors que papa et Léo parlaient avec un autre couple d'amis que je ne connaissais pas bien.
Justine eut l'air exaspéré. Autant d'éléments qui ne devaient pas me faire perdre mes moyens.
─ Désolée de te décevoir mais il se trouve que je suis juste allée faire les boutiques et que j'ai flashé sur cette robe.
J'avais réussi à sortir une phrase complète sans bégayer. Belle performance.
─ Tu me l'as fait pas à moi, ma puce ! Je suis sûre qu'il se passe quelque chose ! Promis je ne dirais rien à personne, elle termina sa phrase en chuchotant.
Là, elle me compliquait la tâche mais son incrédulité confortait mon sentiment d'avoir vraiment changé, qu'il ne s'agissait pas que d'une robe et d'une paire de talon, qu'il y avait plus.
─ Est-ce que tu aimes toujours les filles ? demanda-t-elle doucement.
─ Maman ! râla Justine mais celle-ci riposta d'un geste de la main.
─ Oui, répondis-je sans appel. Toujours.
─ En tous cas je suis à peu près sûre que ça ne peut pas être Jeanne qui est revenue dans ta vie... expliqua-t-elle en faisant des gestes censés désigner mon allure, la mine sérieuse comme si je représentais une énigme.
Elle me prit de court. Pourtant une partie de moi pensait qu'elle avait raison. Il n'y avait pas de place pour deux Jeanne. Et en me remémorant celle que j'étais lorsque nous étions ensemble je préférais être elle qu'avec elle. Alors je m'étais choisie moi.
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