chapitre 17


JEANNE

En faisant venir les filles, je ne savais pas trop à quoi m'attendre. Je voulais juste les revoir, qu'on poursuive ou mette un terme à notre histoire. Parce que ça avait été trop brutal. Parce que je pensais encore à elles. Et surtout je n'arrêtais pas de me demander comment Amélia avait pu m'oublier aussi rapidement. Je voulais comprendre. J'aurais dû passer à autre chose, nous avions grandi, nous avions chacune nos vies. Mais je ne pouvais pas.
Il fallait que je sache. Qu'on se revoit.
Et maintenant que nous étions réunies, il ne se passait rien. On se retrouvait comme de vieilles amies absolument par surprise d'avoir été séparées aussi longtemps, comme si c'était normal. Comme si c'était l'histoire la plus banale.
Je ne pouvais pas m'y résoudre. J'aimais romantiser ma vie. Contrôler. Que les choses aient du sens. C'était un de nos points communs avec Amélia, c'était pour ça qu'on se comprenait sans se parler jusqu'au moment où on constate qu'on aurait mieux fait de parler plus. Il fallait bien que je la fasse aussi cette erreur. Celle de croire que quand on a un lien avec une personne, celle-ci lit dans vos pensées. C'est faux. C'est totalement faux. Il faut parler.
Pourtant quand j'ai posé les yeux sur Amélia, je ne lui ai pas dit à quel point je la trouvais belle. A quel point elle avait changé, qu'elle s'était épanouie et que j'étais fière d'elle.
Je ne lui ai pas dit que j'avais envie de l'embrasser.
Que c'était comme si on ne s'était jamais quittées, que je pensais encore à elle tous les jours, et que c'était insupportable de ne plus l'avoir dans ma vie en tant que fausse copine ou meilleure amie.
C'était trop tard quand j'ai compris que j'avais des sentiments pour elle comme elle en avait pour moi.
C'était Amélia, on était trop proches, je ne l'avais pas vu avec les yeux d'une amoureuse comme elle l'aurait mérité. Mais aujourd'hui j'avais peut-être une chance de me rattraper.
Je l'observais faire le tour de la bibliothèque des archives. C'était la première pièce que je montrais aux filles et elles avaient l'air d'apprécier. Il y avait des bustes antiques, un parquet en bois qui grinçait, de la poussière, des ouvrages délabrés et jaunis. J'étais sûre qu'Amélia apprécierait. Je n'écoutais même plus Sabrina déblatérer sur les dates qu'elle avait prévu cette semaine. Je me contentai de hocher la tête en souriant jusqu'à ce qu'elle claque des doigts devant mon nez.
─ Jeanne ! Tu ne m'écoutes pas !
Elle avait donc remarqué. Je froissais mon visage en une moue désolée.
─ C'est Amélia, n'est-ce pas ?
Elle avait suivi mon regard.
Je hochai la tête, pensive.
─ Elle est vraiment belle !
─ Je sais, ai-je murmuré.
─ Je comprends pourquoi tu n'arrives pas à l'oublier !
Cette fois je secouais la tête.
─ Qui t'as dit ça ?
─ Ca fait trois ans que tu travailles ici, trois ans que tu m'en parles.
Je ne cherchais pas à nier.
A la place je laissais échapper un soupir.
Sabrina posa une main sur mon épaule d'un air entendu avant de retourner travailler.
Cette discussion avait rendu les choses un peu plus réelles. Amélia était vraiment là. Et Sabrina avait vu clair dans mon jeu : je n'avais jamais réussi à l'oublier et je l'aimais encore.
─ Tu cherches quelque chose en particulier ?
Elle sursauta imperceptiblement en me faisant face.
─ Pardon je ne voulais pas te faire peur.
─ Non... euh, non ça va. Merci !
Je reculais d'un pas, cédant à la pression de notre proximité.
Il nous fallait de l'espace. Je crois.
─ D'accord, n'hésite pas si tu as besoin de... de quoi que ce soit, précisais-je.
Elle me considérait, les lèvres entrouvertes, perplexe. Je n'insistais pas et allais proposer mon aide à Madeleine et Hortense de la même manière.
La bibliothèque était une pièce sombre en tant normal, mais en ce début de soirée, la luminosité était encore plus faible. La grande fenêtre au fond donnait sur des arbres qui filtraient un peu trop la lumière. Il ne faisait pourtant pas encore nuit, même s'il ne faisait plus jour.
Je proposais aux filles de changer de pièce et je leurs expliquai brièvement la fonction des autres salles devant lesquelles nous passions sans nous attarder.
─ Il y a la partie musée, c'est là où nous exposons les objets de valeur pour qu'ils puissent être observés. C'est le principe d'un musée quoi. Ensuite nous avons les archives pures et dures, c'est-à-dire que c'est des tas de boites remplis de documents assez spécifiques. Cette partie là est plutôt prisée par les chercheurs. Et enfin nous avons la salle de tri. C'est là qu'on reçoit et qu'on stock tout ce que les gens nous donnent et aussi ce qu'on trouve. On tri ce qu'on trouve intéressant de garder, d'exposer ou de mettre à disposition et on se débarrasse du reste. Ah... et ce n'est pas fini !
Je pivotais sur ma droite dans un autre couloir qui menait à la partie cachée du Sapphic Archives.
─ Le meilleur pour la fin ! C'est ici que je travaille le plus ! je précisais en ouvrant la porte. Le salon ! C'est un bar assez tranquille où j'organise des meetings, des réceptions et toutes sortes de réunions. Je m'adapte aux besoins des clients et de l'établissement.
Il faudrait aussi que je leurs montre la coloc. Mais ce serait pour plus tard. Je relevais la tête pour voir leurs réactions.
─ C'est magnifique ! Bravo pour tout ça ! me complimenta Madeleine.
Je me sentis un peu gênée de leur montrer ma vie après des années à ne pas savoir ce qu'elles devenaient. Mais ce n'était pas faute d'avoir essayé. En attendant il fallait bien commencer quelque part.
─ J'adore, murmura Hortense, les bras croisés comme si elle avait froid.
Il ne faisait pas froid.
─ Tu veux peut-être un gilet ? lui proposa Amélia.
Hortense déclina la proposition en nous assurant que tout allait bien.
J'opinai en restant vigilante.
─ J'ai hâte de prendre le temps de tout découvrir, ajouta Amélia sur la retenue.
Je sentais qu'elle était sincère malgré tout.
Il était l'heure de manger alors je leur proposai d'aller au restaurant. Nous pourrions peut-être mieux nous retrouver, décompresser, parler.
Il y en avait un à deux rues d'ici. Je leur suggérais d'y aller à pied. Nous arrivions enfin devant une terrasse où quelques personnes étaient déjà attablées en sirotant leurs apéritifs. Les plats n'étaient pas encore servis. Le serveur nous accueillait chaleureusement.
─ Quatre personnes ?
─ Oui, affirmais-je avec émotion.
Nous étions de nouveau quatre.

AMÉLIA

─ Quand est-ce qu'on verra la célèbre toile ? demandais-je à Madeleine.
Ses yeux brillaient lorsqu'on parlait de son travail. J'étais heureuse qu'elle ait trouvé sa place.
Les filles attendaient sa réponse tout autant que moi. Est-ce qu'on faisait semblant de s'intéresser les unes aux autres le temps d'un dîner pour feindre l'insouciance ? Parce que ça faisait du bien ? Ou est-ce que l'amitié s'était réveillée en étant réunies ?
Je n'avais pas envie de me poser la question. J'étais bien. Je voulais en profiter. Faire comme si tout allait bien, comme si de rien n'était.
─ Un camion va livrer la collection dans la semaine, expliqua Madeleine.
Jeanne était déjà au courant.
Elles avaient dû s'arranger.
─ Et toi Hortense ? T'as fait des études ou quelque chose d'autre ?
─ Quelque chose d'autre... répondit-elle, évasive.
En voyant qu'on attendait toujours, elle déposa sa fourchette, et planta son regard dans les nôtres.
Je le trouvai vide.
Mon cœur se serra.
─ Je ne me plaisais pas trop là où j'étais, avoua-t-elle. Mais je n'ai pas trop envie d'y penser. J'ai justement accepté de venir pour me changer les idées.
Puis elle ajouta :
─ J'ai pensé que ça pourrait me faire du bien de vous revoir.
On levait nos verres à cette dernière phrase, toutes souriantes.
─ Et toi ? m'interrogea Madeleine une fois le silence revenu.
─ Il se trouve que j'ai trouvé une éditrice pour mes poèmes, vous savez...
Oui elles se souvenaient, alors j'ai continué :
─ Après le BAC (après vous avoir lâchées) j'ai décidé de réunir mes poèmes dans un recueil. Il a très bien fonctionné. Le second que j'ai publié, encore mieux. J'ai pu commencer à vivre de ma plume à ce moment-là. Et puis j'ai trouvé une maison d'édition, les deux précédents je les avais auto édités. Le troisième donc, vient de sortir en librairies. Et c'est un beau succès. Malgré le fait que je sois en plein badbuzz.
Jeanne fronça les sourcils.
Pendant un instant je voulais croire qu'elle s'inquiétait vraiment. Même si cette soirée risquait de n'être qu'une parenthèse enchantée.
─ Comment ça ? demanda-t-elle.
─ Je présente mes recueils sur les réseaux sociaux, c'est comme ça que je me construis un lectorat, et ma dernière vidéo est devenue virale. Le problème c'est qu'il y a eu beaucoup de commentaires me qualifiant de « problématique » après que j'ai affiché un de mes poèmes. Une question d'interprétations je suppose...
Je voyais bien qu'elle se retenais de poser des tonnes de questions comme si ce n'était pas le moment. A la place Madeleine lança :
─ Bienvenue au club !
Je n'eus pas le temps de répondre que le téléphone de Jeanne vibra et qu'elle décrocha en s'excusant.
Nous écoutions sa conversation.
Au début il n'y avait que des commodités puis Jeanne sembla surprise. Puis embêtée.
« Oh... les chambres devront être libérées... d'accord... oui...aucun souci. On peut en garder une, d'accord. Non, non, pas de problème. Merci beaucoup. Oui. Vous aussi. Au revoir. »
Elle raccrocha et affichait un air coupable. Elle semblait en pleine réflexion avant de nous dire qu'il s'agissait de sa patronne.
─ Une équipe de chercheurs ont absolument besoin des chambres à l'étage. Nous pouvons en utiliser qu'une seule. Ce n'était pas du tout prévu mais Ernestine est vraiment embêtée. Je lui ai dit qu'on allait s'arranger. Je suis désolée.
─ Oh c'est... c'est pas grave, la rassura Madeleine.
Je commençais à paniquer.
─ Deux d'entre vous peuvent se partager une chambre. Parce qu'à quatre dans mon appartement on risquerait de se marcher dessus. Mais je peux en accueillir une. Je suis vraiment désolée, répéta-t-elle, confuse.
─ Je crois qu'avec Hortense on peut partager une chambre, proposa Madeleine en s'assurant que celle-ci était d'accord.
Elle hochait la tête en se forçant à sourire.
Le groupe s'était reformé, et les duos aussi. C'était logique. Hortense et Madeleine étaient plus proches. Et moi j'étais plus proche de Jeanne.
Mon cœur s'emballait. Nos regards se croisaient.
─ Je ne voudrais pas te déranger, peinais-je à articuler.
─ Il y a de la place. Et tu ne me déranges pas. Je peux même dormir sur le canapé et te laisser le lit, je t'assure.
Je ne savais pas si son attention était sincère ou biaisée par sa culpabilité, pourtant elle me touchait et c'était tout ce dont je n'avais pas besoin.
Je voulais refuser, mais une part de moi voulait me prouver que je pouvais le faire. Être encore plus proche d'elle sans me perdre.
─ D'accord. Enfin je veux dire pour dormir chez toi... pas pour le canapé. Je peux dormir dessus.
Je crus apercevoir un échange de regard entre Hortense et Madeleine qui me rendit légèrement nerveuse.
La politesse n'était qu'un vernis qui faisait briller notre conversation.
Cependant les regards qu'elles posaient toutes sur moi me nourrissaient. Je me sentais plutôt légère et confiante pour affronter la proximité de Jeanne.
Seule Hortense semblait trop fatiguée pour voir que six ans étaient passés. Comme si le temps s'était arrêté la dernière fois qu'on s'était vues.
A la fin du repas, nous raccompagnions Hortense et Madeleine et j'en profitai pour récupérer mes affaires en vitesse avant de suivre Jeanne jusqu'à sa voiture. C'était seulement lorsque nous nous retrouvions seules toutes les deux sur le parking caché du manoir, éclairé par un lampadaire et une demi-lune que la réalité de la situation m'éclata à la figure. Le moment de solitude qui s'ensuivit était assez rude. Malgré mon système d'alerte qui me hurlait de faire demi-tour, je me hissai sur le siège passager pour dissiper mon angoisse. Je voulais retrouver ma bulle de légèreté et la présence de Jeanne m'aidait à faire abstraction du reste. Comme si nous étions les deux comédiennes d'une même pièce. Comme s'il était plus facile de faire semblant ensemble que séparément. Tout va bien. Je me suis choisie et je ne reviendrai pas sur cette décision, alors maintenant il ne me reste qu'à profiter.
─ Je suis contente que tu aies accepté de venir.
Mon cœur se mit en pause. Nous franchissions les grilles qui avaient un aspect gothique que je n'avais pas remarqué en venant. Ou alors était-ce le manteau de nuit qui changeait ma perception. Je ne savais pas quoi répondre. Je me contentai d'un léger hochement de tête, le regard perdu à travers la vitre. Je me sentais en apnée.
─ Tu es vraiment très belle, Amélia.
Je tournai la tête vers elle afin d'observer son expression sincère. Je restai sans voix. Je savais que c'était une mauvaise idée. Je savais que ça ne serait pas aussi simple que prévu. Je savais qu'elle parviendrait à me déstabiliser. J'étais partagée entre le soulagement et l'irritation. Au moins je savais qu'elle le pensait, mais pourquoi avait-elle eu besoin de me le dire ?
─ Merci, soufflais-je d'une voix aussi normale que possible. Toi aussi. Comme toujours.
Son sourire s'affranchit.
Je m'enfonçai dans mon siège, troublée.
Il fallait oublier. Ce n'étaient rien d'autre que des retrouvailles, il fallait bien qu'elle me fasse remarquer que j'avais changé. Maintenant on pouvait passer à autre chose.

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