chapitre 16


AMÉLIA

─ Jeanne !
Une femme métisse interpella Jeanne alors que nous la suivions pour poursuivre la visite comme c'était prévu.
─ Sabrina !
─ J'ai un truc à te raconter !
Elle se tourna vers nous.
─ Oh mais tu es occupée... à tout à...
─ Non tu peux rester, la coupa Jeanne. Ce sont mes amies.
La dénommée Sabrina nous salua d'un rapide hochement de tête assorti à un sourire avant de se coller à notre guide pour lui faire part de son anecdote.
J'étais bien curieuse de l'entendre.
─ Lors de la dernière coloc, je ne sais pas si tu te rappelles de mon amie Nahia ?
─ Comment aurais-je pu oublier cette femme ? Elle est absolument sublime !
Mon cœur se serra.
─ Eh bah figure toi qu'on est allée boire un verre hier soir. Bon d'accord peut-être deux, ou trois. Et qu'elle m'a parlé de toi. Je lui ai demandé si elle avait quelqu'un en vue en ce moment et elle m'a dit non, dans un premier temps. Mais moi je connais ses airs, et je savais qu'elle me disait pas tout. Alors elle a fini par craquer. Et devine quoi ? Elle m'a dit qu'elle avait flashé sur toi à la coloc. Qu'elle était triste d'avoir eu à te chasser de ses pensées parce que t'étais hétéro.
─ Oh.
Mon cœur s'affolait. En une fraction de seconde je remis le monde en question. Est-ce que Jeanne s'était trompée en disant qu'elle était lesbienne et qu'en six ans elle s'était rendu compte que ce n'étais pas le cas ? C'était ridicule. Je ne comprenais rien à cette conversation.
─ Oui ! J'ai éclaté de rire. Elle pensait que tu étais hétéro ! Je lui ai demandé pourquoi elle s'était mise cette idée en tête et elle a été incapable de répondre. Tu trouves pas ça... incroyable ? Elle était vraiment persuadée depuis une semaine que t'étais hétéro, et elle s'était fait une raison et avait même fini par l'accepter.
Ouf.
J'eus l'impression de revenir en arrière, à l'époque où Jeanne m'avait demandé de sortir avec elle parce qu'elle en avait marre qu'on lui dise qu'elle était trop belle pour être lesbienne. Je savais qu'elle ricanait avec cette femme pour lui faire plaisir, qu'au fond elle s'était résolue à ce qu'on la voit pour ce qu'elle n'était pas. Et je ne pouvais que comprendre. J'eus un pincement au cœur. De la nostalgie et un peu de tristesse.
Je me revis, ouvrir la trousse à maquillage que les filles m'avaient offert, seule dans la salle de bains, les mains tremblotantes. C'était la première fois que je savais ce que je voulais faire de ce maquillage. J'avais enregistré plusieurs tutos et avait fini par en sélectionner un en fonction du matériel à ma disposition. Pour ça j'avais fini par retourner dans ma chambre et déverser le contenu de la trousse sur ma couette. J'avais enfin une vue d'ensemble sur ce que je possédais. Je pris le miroir de poche et lançai la vidéo avec concentration.
Je choisissais le bon pinceau parmi les cinq ou six étalés devant moi de tailles et de formes différentes. Il me manquait une base à paupière alors je faisais sans. J'avais bien nettoyé mon visage et étalée ma crème préalablement, ça aussi, ça devait être la première fois que je l'utilisais.
J'avais la palette qu'Iris m'avait offerte et une autre toute petite qui était dans la trousse aux teintes bleu nuit et argentée.
Les couleurs dont j'avais besoin pour ce premier essai étaient plutôt naturelles. Du beige, du marron, décliné en plusieurs tons. C'était donc la palette d'Iris qui allait me servir. J'effectuais des mouvements de pinceaux sur mes paupières à différents endroits selon les couleurs plus claires ou plus foncées. Ce n'était pas déplaisant, j'avais toujours été manuelle et créative, le maquillage ressemblait à une de ces activités apaisantes. Le miroir de poche était trop petit pour la tache délicate du mascara dont je n'avais pas l'habitude, alors j'ouvris la porte de mon armoire sur laquelle était placardée un miroir plus grand. Le geste recourbait et allongeait mes cils. La brosse dévia sur ma tempe et je dus rattraper la trace avec un coton ce qui eut le dont de m'exaspérer. Ma joue était devenue rouge avec le frottement. Une fois cette maladresse passée, j'analysais mon reflet avec précaution. Il fallait que je gère le fait de ne pas être trop difficile avec moi-même combiné à la déception potentielle face au résultat.
Contre toute attente je ne me trouvais pas trop mal. Tout ce travail avait servi à illuminer mon visage. J'avais l'air plus heureuse bien que j'avais noté certains détails comme des placements de fard à paupière pas totalement maîtrisé mais ça ne se voyait pas trop.
Il manquait quelque chose. Je regardais les possibilités sur mon lit. Mon regard se posa sur un tube rempli d'un liquide rose et pailleté. Je l'appliquai sur ma bouche en reproduisant les pincements de lèvres des femmes que j'avais déjà vu en mettre.
Je tournais ma tête d'un côté puis de l'autre pour appréhender ce nouveau visage. Il était beau. Mais était-ce vraiment le mien ?
Tout à coup j'eus la désagréable sensation d'avoir un masque. Que mon sourire était celui de Jeanne. Que mon regard était le sien. Qu'elle contrôlait mes expressions.
La photo de nous deux sur la porte n'arrangeait pas la situation. Alors je l'ai décollée et jetée dans ma poubelle de bureau.
Je ne pensais pas qu'en ne la voyant plus elle serait toujours aussi présente. Sur mon épaule, dans mes gestes, dans mes idées.
J'eus le besoin de tout retirer avec un affolement tout à fait inapproprié à la situation. Ce n'était que de la poudre aux yeux. Qui vivait vraiment sous ce masque ?
Il y avait, depuis qu'elle était entrée dans ma vie, une équation Jeanne. Et tant que je n'arriverai pas à la résoudre je ne pourrais pas être moi-même.
La seconde tentative de maquillage avait eu lieu environ une semaine après. Et c'était tout autant une grosse mascarade. Mais elle m'avait permis de prendre conscience d'une chose, alors que j'étais en train de m'essayer au blush, j'étais restée bouché bée avec le pinceau en suspension contre ma joue : je trouvais le maquillage beau. J'aimais les paillettes et les yeux de biches tout autant que les joues roses pêche. Voilà ce que je trouvais beau, et parce que c'était le cas, je pouvais enfin me maquiller sans penser à personne d'autre qu'à moi.
Après ça, mes gestes étaient redevenus aussi tremblotant que la première fois, comme si tout d'un coup ça relevait d'une importance capitale. Mais surtout comme si, une autre moi était sorti de mon corps pour se poster sur mon épaule afin de me regarder faire avec perplexité. C'était la lesbienne.
Comme si le miroir venait de se fracturer dans le creux de ma paume, je le refermais douloureusement.
Qu'est-ce qui venait de se passer ?
Je tendis ma paume ouverte vers le ciel devant moi, il n'y avait évidemment pas de sang.
J'avais l'impression de devoir choisir entre moi, moi et moi.
Au moins on avait écarté Jeanne du problème. Pour l'instant.
Je commençais à croire que je devenais folle, ce n'était peut-être pas une dépression tout compte fait. Mais je me rabattis sur mes propres hypothèses qui n'étaient que des questions sans réponse : peut-être que je m'étais trompée. Que je n'étais pas lesbienne. Et qu'il était temps que je choisisse la bonne version de moi.
Si je n'étais pas aussi tendue j'aurais explosé de rire, à la place j'ai pleuré. Et le mascara a laissé de longues trainées sur mes joues.
J'étais lesbienne, et j'étais une femme. Il fallait faire un choix.
On ne pouvait pas être les deux, n'est-ce pas ?
Mais Jeanne ?
Jeanne était une exception.
Celle qui confirmait la règle.
C'était ça mon fameux théorème ? J'avais l'impression d'être en contrôle de maths et d'avoir répondu que la maison faisait six-cents mètres de hauteur et trois centimètres de largeur.
Je n'étais pas arrivée au bout du problème, je n'avais pas de solution.

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