chapitre 14


SIX ANS PLUS TARD

JEANNE

1er avril 2024

Alors que j'écoutai Sabrina et Francesca débriefer sur leurs rencarts de la semaine passée, Ernestine fit irruption entre les tables. Elle s'arrêta devant la nôtre, perchée sur ses talons.
─ Jeanne, je peux te parler une seconde ?
Je pris congé de mes collègues pour rejoindre ma patronne un peu à l'écart.
─ Cette année je voudrais redorer au maximum la réputation de l'établissement. Je voudrais le rendre plus dynamique. Toucher la nouvelle génération. Et surtout plus de monde. J'ai toujours prêté beaucoup d'importance à la transmission, et c'est d'autant plus important pour cette société un peu en retrait dont nous faisons parties. Il faut que les histoires se transmettent. Il faut qu'on s'écoute. Il faut qu'on se parle entre nous. Il ne faut pas qu'on s'oublie. Il faut que les suivantes sachent que nous sommes là, que nous avons existé et qu'elles pourront exister ensuite. Le bouche à oreilles, le contact, c'est important. Enfin, tout ce monologue, ce beau discours que je devrais penser à noter pour nos prochains évènements... c'est pour t'expliquer que ce serait bien que l'établissement accueille la nouvelle génération d'artistes lesbiennes. Il faudrait que tu mettes à l'honneur ces femmes, découvre des nouveaux talents, choisis celles qui commencent à faire parler d'elles pour nos prochaines expositions, met les en lumière. Il faut un lien entre le passé, le présent, et le futur. Pour que ce lieu continue de vivre. Pour que nos histoires ne meurent pas. Il y a beaucoup d'archives mais il nous faut en créer de nouvelles. C'est cette idée qui m'a interpellé. On archive beaucoup, c'est l'essence même du SAPPHIC ARCHIVES, mais j'ai la conviction qu'en plus de ranger nos mémoires dans des tiroirs il faut tapisser les murs de nouveaux souvenirs. On s'occupera de les ranger ensuite.
─ Je trouve cette idée merveilleuse. J'ai déjà exposé quelques artistes contemporaines cependant... je dis sur le ton d'une interrogation comme pour m'assurer qu'elle avait pris cette information en compte.
─ Je sais ! Mais il en faut encore. Plus souvent. Il faut qu'elles viennent. Qu'elles attirent un nouveau public. Qu'elles sachent qu'elles peuvent revenir, fouiller dans le passé, repartir, inventer, choisir, classer, trier, résister, céder...
─ Je vois ! Je vais faire de mon mieux pour proposer un programme porté sur les artistes de cette génération.
Ernestine semblait satisfaite de ma réponse.
Je sentais que cette discussion improvisée allait être potentiellement plus décisive qu'une réunion. Il fallait que je sois très attentive.
Ernestine me gratifia d'un regard persistant comme pour insister quelques secondes de plus. Je savais qu'elle plaçait beaucoup d'espoir en moi. Et j'étais enthousiasmée par cette nouvelle mission. Je sentais qu'elle allait redonner un coup d'éclat à notre année et surtout à l'établissement. Je n'avais pas le droit d'échouer. J'aimais mon métier plus que tout mais il fallait se rendre à l'évidence, on ne tiendrait plus si longtemps si on ne se renouvelait pas. Si je voulais rester ici, je n'avais pas le choix. Je jetais un regard autour de moi, le café du hall, le couloir qui mène à toutes ces archives, cette histoire, l'étage de la coloc, le bar, les soirées, les artistes, toute cette culture.
Ernestine avait dû discerner les images qui défilaient dans ma tête car elle avait l'air satisfaite, rassurée, que je comprenne l'ampleur de la situation.
Ses yeux verts se changèrent en deux billes lumineuses, comme à l'approche des fêtes de Noel, j'eu l'image d'une femme heureuse dans une avenue bondée, levant la tête vers des guirlandes plein d'éclats. Nous étions pourtant aux abords de l'été. C'était la magie du SAPPHIC ARCHIVES. Oui, j'en étais sûre, je voulais rester.
Elle semblait se dire qu'elle avait eu raison de me faire confiance. Comme pour confirmer ma première réponse, je me répétais :
─ Je vais faire mon possible, madame. Je veux que ce lieu continue de vivre. Je veux même le faire revivre !
Je regrettais cette dernière phrase au moment où elle franchit mes lèvres. J'en ai peut-être fait un peu trop. Pourtant je le pensais. Mais ça m'a semblé prétentieux, ou niais. Un peu comme dans un téléfilm de Noël. Pourtant ma patronne semblait convaincue.
Elle me remercia avec conviction.
─ Je savais que je pouvais compter sur toi. Merci. Est-ce que tu pourrais m'avoir pour un prochain évènement, le tableau de Mad ? C'est la fille d'une amie qui m'en a parlé, il fait beaucoup parler de lui en ce moment et c'est l'œuvre d'une jeune peintre lesbienne.
Un peu honteuse de ne pas en avoir entendu parler, je lui assurai que je l'aurais.
Sans perdre de temps, je rejoignis les filles, mais n'écoutais pas leur conversation. J'ouvris mon ordinateur et commençais à me renseigner.
Je tapais le nom de l'artiste que j'avais mémorisé lorsque ma patronne l'avait prononcé « Mad ».
Je tombais directement sur la traduction en français « colère ».
Je faisais défiler les résultats mais rien n'accrochait mon regard. Il fallait que je précise ma recherche alors j'ajoutais le mot « peintre » et hésitais à ajouter « lesbienne », avant d'appuyer sur Entrée.
Finalement un site Internet me parut être le bon, je cliquais, et la page d'accueil s'ouvrit sur un fond blanc sur lequel apparaissaient un à un des tableaux parfaitement alignés comme dans une galerie d'art. C'était plutôt bien fait et on avait l'impression d'avoir un aperçu du travail de l'artiste. Le ton était chaleureux, sensuel, langoureux. Quelque chose de sensible, qui relevait de l'impression. Des lèvres, de la peau, des courbes jetés dans un mouvement coloré.
On pouvait cliquer sur les tableaux mais je me rabattis sur l'onglet « boutique » pour en découvrir plus. Il y avait moins de dix tableaux. Ils faisaient parti d'une même collection. Le style immersif me touchait. On n'avait pas l'impression d'être spectateur de quelque chose de beau mais plutôt acteur de la scène. L'un d'eux m'interpellait particulièrement. On avait la sensation de saisir une femme par la taille. Ce qui était assez sage et provocateur à la fois. Je comprenais l'intérêt d'Ernestine pour cette artiste. Peu importe qui regardait ce tableau, effectuait ce geste qui menait forcément à la réflexion selon la perception du spectateur devenu acteur. Il est courant de voir un homme saisir la taille d'une femme, mais qu'en est-il si le spectateur est une spectatrice ? Que ressent-elle ?
Amélia.
Ce tableau m'évoquait Amélia.
Je sentais mes joues s'échauffer. Les larmes se préparer.
Je n'étais même plus la main.
J'étais la femme qu'on saisissait par la taille. Je n'étais plus la main, encore moins le bras ni l'épaule.
Et je ne savais pas trop ce que tout cela signifiait.
─ Est-ce que ça va ? s'inquiéta Sabrina, les sourcils froncés.
J'avais oublié que je n'étais pas seule. Pendant un instant je me souvenais juste que je n'étais pas avec Amélia.
─ J'ai juste du travail en plus ! déclarais-je. Tout va bien.
─ Ne te mets pas trop la pression, me conseilla ma collègue. Tu connais Ernestine, elle peut être un peu ambitieuse parfois !
Je hochais la tête avec un sourire entendu. Mais je savais déjà que ma nouvelle mission allait être éprouvante.
Seulement je ne savais pas encore à quel point.
La pause de midi arriva et les filles avaient d'autres plans que de déjeuner ici. Je me retrouvais seule avec mon sandwich et les souvenirs de mes anciennes meilleures amies. Depuis, j'avais des copines. Mais aucune relation que j'avais noué n'étais aussi familière que celle que j'avais avec elles. Et aucune n'était aussi forte que celle que j'avais avec Amélia.
Elle me manquait souvent. Je me demandais si c'était son cas. Je me refaisais les passages de notre histoire en essayant de capter tout ce qui avait fait que ça n'avait pas fonctionner. Parfois j'avais l'impression de tenir des hypothèses cohérentes puis à force de les tourner dans tous les sens, plus rien ne semblait être vrai. Et alors mes pensées s'embrouillaient. Parfois tout était de ma faute. Parfois c'était de la sienne. Et puis quand j'étais plus raisonnable, je pensais que ça venait de nous deux sans trop savoir sur quoi m'appuyer de façon concrète.
Heureusement c'était la fin de ma pause et j'avais assez de travail pour m'empêcher d'inventer ce qu'on aurait pu devenir si on était restées soudées.
L'après-midi je poursuivis mes recherches.
Après avoir vu l'œuvre, il me fallait connaître l'artiste. Il y avait justement un onglet à son nom sur lequel je cliquais avec empressement comme si elle pouvait me parler un peu plus d'Amélia.

Mad, est une artiste peintre de 24 ans. Ses peintures à fleur de peau, au sens propre comme figuré, puisent une certaine inspiration chez les impressionnistes sans en reprendre tous les codes. C'est une peinture poétique. Son univers grandit à chacune de ses toiles dont certaines ont déjà trouvé leurs places dans de jeunes galeries prometteuses et mêmes chez des acheteurs qui semblent déjà déceler tout le potentiel de cette jeune artiste. Un vrai vent de fraicheur dans cette nouvelle génération. Mad est actuellement étudiante dans une prestigieuse école d'art à Rennes.

Pendant un instant je me voyais me rendre en Bretagne à sillonner les campus à la recherche de la mystérieuse Mad dont aucune photo ne figure sur son site internet ni autres coordonnées directes à part une adresse mail. Je rédigeai donc un message pour présenter le SAPPHIC ARCHIVES et lui demander si elle était disponible pour s'entretenir avec moi. Je cliquai sur Envoyer mais j'avais envie d'en savoir plus. J'étais impatiente. Je voulais qu'on discute tout de suite. Ses tableaux avaient réveillé une part de moi qui attendait des réponses. Pourtant je ne la connaissais pas. Et elle non plus.
Heureusement, à force d'essayer des combinaisons de potentiels pseudos sur Instagram, je finis par trouver son compte. Evidemment, il était privé alors j'envoyais une demande d'abonnement. Sa photo de profil ne laissait pas distinguer grand-chose. On la voyait de dos dans l'obscurité. Sous un ciel étoilé.
Mais les émojis « pinceaux », « palette » et « appareil photo » me confortaient dans l'idée que c'était bien elle.

*

Une semaine était passée et je n'avais pas de nouvelles de cette mystérieuse artiste. L'algorithme des réseaux sociaux avait cependant capté mon intérêt pour son travail et je voyais des vidéos d'amateurs discuter passionnément de sa toile soulevant des débats sur le sens de la peinture qui m'avait tant touchée. Toute cette effervescence ne faisait qu'accroitre mon envie et l'urgence d'entrer en contact avec elle, de la faire venir ici, d'exposer cette fameuse œuvre.
Je commençais même à avoir peur qu'elle ne trouve pas ma proposition inintéressante en comparaison à l'engouement qu'elle rencontre. D'autres galeries plus prestigieuses pourraient bien avoir déjà mit le grapin dessus. Il me la fallait absolument ! J'avais la conviction que cet art devait passer par ici, que nous devrions être sa case de départ.
Mad ne semblait pas être de cet avis. J'avais tenté d'entamer des recherches pour trouver d'autres artistes mais c'était comme si la réponse de Mad était plus décisive que les autres. Comme si, si elle acceptait de venir, j'aurais réussi ma mission. Pourtant je pouvais réellement organiser quelque chose de très bien sans elle, elle n'était pas la seule. A ce propos, il fallait que je fasse le point sur la façon dont j'allais réunir ces femmes talentueuses. Est-ce que j'allais proposer un thème ? Une soirée ? Une exposition ? Est-ce qu'il fallait que je leur trouve un point commun, en plus d'être lesbienne, quelque chose de plus subtil qui lierait leurs œuvres les unes aux autres ? Qui seraient les invités ? J'avais tant de choses à faire. Je devais m'organiser. Mais une seule question m'obsédait : Mad allait-elle répondre ?
Une notification m'indiquait qu'elle avait accepté ma demande d'abonnement. Je me ruais sur son profil pour voir si elle avait des photos afin de mieux la cerner. Mon cœur battait rapidement. Comme si elle allait me donner sa réponse, qu'elle venait de prendre connaissance de mon existence, mais ce fut une simple photo d'elle qui m'acheva et je compris pourquoi elle ne m'avait pas encore répondu. Pourquoi elle avait mis autant de temps. Ça n'avait sans doute rien à voir avec le fait que les étudiants en art n'avaient pas une seconde pour souffler ni que sa toile était virale.
Je reçu un message de sa part.
A ce stade, je n'avais aucune idée de ce qu'il pouvait bien contenir. Si elle allait décliner ma proposition ou si elle allait venir. Pourtant j'étais censée la connaître et je n'étais plus sûre d'avoir envie qu'elle accepte. J'avais nourri une nostalgie envers notre amitié passée, j'avais idéalisé des souvenirs, mais était-ce une bonne idée d'y revenir ? Après tout, ne sommes-nous pas tous en train d'essayer de fuir le passé ? De vouloir se renouveler. J'entamais la lecture, le cœur au fond de la gorge.

Salut Jeanne, j'espère que tu vas bien.
Je suis surprise de voir que nos métiers vont nous permettre de nous revoir après toutes ces années. Je ne suis pas sûre que tu saches que c'est moi, Mad. Maintenant que tu le sais, j'espère que ça ne changera rien.
J'aurais besoin de souffler un peu après les partiels. Je pense que c'est une bonne idée de venir. Je crois. Merci pour ta proposition.
D'ailleurs l'établissement pour lequel tu travailles à l'air vraiment cool.
Tu peux m'envoyer toutes les indications nécessaires,
PS : merci pour tes compliments sur mon travail, je suis contente que ça te plaise.
Madeleine.

Mais il y avait aussi cette part de moi qui était heureuse. Et je la détestais. Parce que revoir Madeleine me rapprochait d'Amélia. On ne pouvait pas en réunir que deux sur les quatre, pas vrai ? Bree aurait été d'accord.
Le soir même j'annonçai à Ernestine la bonne nouvelle. Mad avait accepté.
─ Vous n'imaginez pas ma surprise quand j'ai compris qu'il s'agissait d'une de mes anciennes amies.
─ Le hasard fait bien les choses ! s'enthousiasma ma patronne comme si elle avait elle-même reprit contact avec sa propre amie.
─ Qu'est-ce qui vous a séparé ?
La question me prit de court.
Mes lèvres s'étaient entrouvertes par réflexe, question de rythme dans la conversation, mais aucun son n'était sorti.
─ Peu importe, me sauva-t-elle. L'important c'est ce qui va vous réunir. L'art. N'est-ce pas incroyable ?
Je ne pouvais qu'être subjuguée. Et d'accord.
─ En fait nous étions quatre. Mais je suppose qu'après le lycée c'est compliqué de rester en contact avec nos amies. Nous avons pris des chemins différents.
─ Qui vont se rejoindre.
J'étais soudain perplexe.
─ Madeleine sera le sujet de notre prochaine exposition, même si nous devons décider des détails, vous pouvez inviter vos deux autres amies à venir la voir !
─ Pour être honnête, j'y ai pensé.
Ernestine hochait vivement la tête pour m'encourager.
J'adorais mon métier. J'adorais ce lieu. Je devais organiser un évènement exceptionnel pour continuer à faire vivre cet endroit, mais si l'affect s'en mêlait et me faisait perdre mon objectif de vue ? Ne serait-il pas plus prudent d'inviter seulement Madeleine pour des intérêts professionnels et d'en rester là ?
─ Vous allez vous en sortir. Ce que je veux dire c'est que des occasions comme ça ne se présenteront pas forcément tout le temps. Je trouve que c'est une jolie façon de vous retrouver et que ce serait dommage de ne pas en profiter. Evidemment, c'est vous qui décidez.
J'acquiesçais, pensive.
─ De plus, il n'y aura personne à l'étage ce mois-ci. Les chambres sont vides. Si elles habitent loin, on peut les accueillir. J'aime ce lieu, j'aime quand il vit. Vous faites du bon travail. Alors vos amies sont les bienvenues.
Je ne savais même plus où elles habitaient.
─ C'est vraiment très généreux. Merci beaucoup.
Mais ça rendait nos retrouvailles de plus en plus possibles.
─ Que voulez-vous, j'ai un faible pour les belles histoires. Je les collectionne dans tous ces tiroirs.
─ Je vais les contacter, répondis-je comme une promesse que je me faisais à moi-même pour ne pas reculer quand je serai seule devant mon écran et que les angoisses m'accableront.

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