chapitre 10




JEANNE

19 mai 2018


C'était l'anniversaire d'Amélia. Notre relation avait évolué, je ne pouvais pas le nier ni la définir, mais j'étais au moins sûre qu'il fallait que je lui trouve un cadeau spécial, qui lui ferait plaisir et qui lui montrerait que je n'étais pas indifférente à notre désir.

Hortense, Madeleine et moi, nous étions secrètement donnés rendez-vous au centre commercial pour lui choisir quelque chose avant la fête organisée par ses parents qui aurait lieu le soir-même.

─ On commence par quoi ? s'impatienta Hortense, tout excitée.

─ Par aller chez Les délices d'ailleurs, je n'ai encore rien mangé, répondit Madeleine.

Je les suivis, songeuse.

Je savais que la question serait abordée autour de la table, mais j'avais besoin d'avoir ma propre idée.

Je fus la première à prendre place avec ma part de pizza réchauffée de la seule boulangerie abordable et rapide de la galerie. Hortense me rejoignit, et je fis mine de ne pas voir qu'elle examinait le curieux plat que j'avais choisi.

─ Il faut se faire plaisir quelquefois, me sentis-je obligée de préciser, de peur qu'elle ne s'autorise plus aucun écart.

Elle tenait sa salade de fruit avec détermination, et avant qu'elle ne pût répondre, Madeleine déposa son sandwich au thon et s'appuya sur la table pour se rapprocher de nous, comme si Amélia pouvait nous entendre.

Alors, c'est quoi le plan ? murmura-t-elle.

Les images de notre étreinte se firent plus réelles à la lumière du jour. Je les laissai de côté en espérant qu'elles me reviendraient quand je serai seule, assez pour les accueillir. J'avais aimé sa façon de me toucher, j'essayais d'écouter à travers ses gestes, l'idée qu'elle se faisait de moi, la façon dont elle voulait me modeler et il n'y avait rien qui me nourrissait plus que ce sentiment. Je voulais déjà recommencer.

─ A quoi tu penses ? me surpris Madeleine.

Je sentis mes joues chauffer, ce qui ne m'arrivait jamais quand je pensais à d'autres ébats avec d'autres et que Madeleine avait ce regard suspicieux, je lui racontais tout. Mais là c'était différent. Je ne voulais rien dire. Je crois qu'elle s'en aperçut puisqu'elle ne me laissait pas le temps de me sentir mal.

─ Bon, ce n'est pas tout, me sauva-t-elle en croquant dans sa demie baquette, mais on a un cadeau à acheter !

Hortense sembla de nouveau concernée par la conversation.

Je crois qu'elle a aimé notre virée shopping ! Elle est repartie avec plusieurs pièces que je lui avais conseillées ! Pourquoi pas lui choisir quelques tenues de plus ?

Je considérais l'idée avec tout ce que je savais sur Amélia. Et tout ce que je ne savais pas aussi.

Je fus surprise de constater que malgré les années, cette seconde catégorie était aussi pleine que la première.

Je savais qu'elle aimait les livres. Je ne savais pas lesquels en particulier.

Je savais que sa couleur préférée était le bleu. Je ne savais pas pourquoi.

Je savais qu'elle aimait être discrète. Je ne savais pas d'où ça lui venait.

Je savais qu'elle était rêveuse. Je ne savais pas à quoi elle rêvait.

Parfois j'avais juste l'impression que la vie ne l'intéressait pas mais qu'elle était obligée de faire avec, parce qu'un jour on le lui avait donné et depuis elle n'avait pas pu s'en défaire malgré le temps qui passait. C'était impressionnant de voir de telles nuances au fond de ses yeux, ça m'effrayait souvent. Imaginez-vous contemplez ce vide abyssal dans les yeux d'une jeune femme, celui qui vous rappelait que l'univers était si grand qu'on pouvait s'y perdre. Elle portait déjà l'absurdité du monde dans son regard ce qui éloignait naturellement les personnes qui ne voulaient pas s'y confronter. J'avais souvent émis l'hypothèse qu'elle était très seule à cause de ça.

Tout était si naturel entre nous depuis le début, que nous nous étions passés de mots, qui auraient parfois pu être nécessaires. On était bien ensemble, on n'avait pas besoin de le dire. Mais le temps passait et je sentais qu'il fallait qu'on apprenne à parler davantage. Nous avions grandi en se contentant de la présence de l'une et de l'autre. Je craignais que ça ne suffise plus.

Moi je dis que c'est une bonne idée, commenta Madeleine.

Je n'arrivais pas à peser le pour et le contre. Et comme rien de mieux ne me venait à l'esprit, je les suivis, imaginant qu'une idée finirait bien par pointer le bout de son nez.

Nous commencions par American Vintage, s'en est suivi Pimkie, Stradivarius et les autres mais à chaque fois nous hésitions sur la taille ou les gouts d'Amélia. Encore une chose que je ne savais pas et j'en avais honte. Ma meilleure amie n'avait jamais montré d'intérêt pour les vêtements, elle se contentait la plupart du temps d'un jean et d'un pull, ou d'un t-shirt selon la saison. Il ne m'était pas venue à l'idée de me questionner davantage. Nous partagions d'autres choses en silence. Hortense avait bien composé des tenues qui pouvaient convenir dans chacune des boutiques mais rien ne nous a convaincue, sans remettre en question la qualité de ses compositions. Qui était Amélia ? Nous ne pouvions pas répondre à sa place.

Au moins elle aimait les jeans, peut-être pouvions nous lui en trouver un nouveau, mais c'était délicat à acheter sans essayage préalable.

Nous passions devant Séphora, et c'est à ce moment que nous avons eu le déclic.

─ Du maquillage ! a dit Madeleine.

─ Du maquillage ! a confirmé Hortense.

Du maquillage, ai-je songé.

Il m'était difficile de peser le pour et le contre, encore une fois elle ne mettait pas grand-chose à part du mascara, ce qui lui permettrait de tester de nouvelles choses.

Nous passions de rayons en rayons, argumentant sur la nécessité de chaque produit et quand nous étions toutes les trois convaincues, nous le glissions dans notre panier. J'étais heureuse d'avoir choisis la trousse. Elle était assez grande, divisée en deux compartiments et décorée d'un nœud rouge. Je ressentais une excitation particulière à anticiper ses réactions. Ça m'évitait de penser au fait qu'on devrait essuyer les réflexions qu'on faisait aux nouveaux couples et celles qu'on réservait aux couples de filles.

Vers 17h nous avions terminés nos achats, j'ai proposé de tout ramener chez moi pour faire le papier cadeau et les filles ont accepté. Nous sommes rentrées chez nous pour nous rafraichir.

Après la douche, je m'enveloppai dans une serviette, et rejoignit ma chambre. C'était difficile de ne pas penser à son toucher, et toutes les images qu'il m'en restait. Je voulais les conserver, les protéger, les garder intactes, je ne voulais pas qu'elles perdent en intensité comme un souvenir de plus en plus flou. Je voulais que ce soit mon présent.

Mon frère entra sans frapper.

─ Toujours en train de te regarder dans un miroir à ce que je vois !

Si tu savais ce que je vois.

Quand je me tourne un peu de côté, cette courbe qui descend jusqu'à mes fesses, cette courbe qui converti les plus travailleurs à la paresse. Un peu partout sur ma peau, le souvenir des petites morts qui me rappelaient que j'étais vivante. Ce dos qui avait été contemplé de longs instants par des chanceuses, ce dos qui a remplacé des ciels nocturnes pour les plus romantiques, lorsque je n'avais que l'oreiller ou le sol pour m'émouvoir d'accueillir les allers et venues d'invitées trop bien reçues. Mais ce que j'aime voir surtout, ce sont les possibilités de résurrections que les prochaines nuits pourraient m'offrir. Quelles mains serrer ? Qui pour m'habiter ? Qui pour m'abriter ? A qui me confesser ? Si je suis le monde, comme l'est tout un chacun, sinon on ne dirait pas « il y a du monde », alors à quoi je veux ressembler ? C'est ce que je vois dans le miroir, des choix, des décisions entre ce que je veux montrer, ce que je veux voir changer, ce que je trouve beau, ce dont j'ai envie, ce dont j'ai besoin, ceux dont j'ai envie, ceux dont je n'ai pas besoin. Est-ce que je veux des enfants ? Est-ce que le monde peut encore en porter ? Est-ce que je suis amoureuse d'Amélia ? Qu'est-ce que ça va changer ? Et tant d'autres choses...

─ Ce que tu ne vois pas c'est que ton disque est rayé !

─ Dépêches toi de t'habiller, je n'ai pas que ça à faire que de te conduire à des anniversaires !

Tim n'était pas un grand visionnaire.


MADELEINE


J'étais la première arrivée. J'avais dû venir qu'une ou deux fois chez Amélia. Sa maison était deux fois moins grande que celle de Jeanne. Un peu comme celle d'Hortense. C'était toujours plus grand que mon appartement.

Son père, que je n'ai vu qu'une fois, fut le premier à m'accueillir. Il me fit chaleureusement entrer dans le petit jardin. Nous n'avions rien à nous dire et comme Amélia n'était pas là, surement dans sa chambre, je lui précisai que les cadeaux étaient en possession de Jeanne pour me justifier d'être venue les mains vides. Ce n'était pas la plus confortable des situations mais sa maman arriva à son tour avec des plateaux qu'elle déposa sur la table, l'air satisfait. Son attention se reporta sur moi :

─ Salut Madeleine, Amélia ne devrait pas tarder !

Hortense arriva juste après moi.

Et après elle, un couple avec une jeune fille. Puis des oncles et des tantes. De la famille. Personne ne nous prêtait encore d'attention à part quelques banalités échangées « oh vous devez être ses amies ? » auxquelles nous avons répondu vingt fois « oui ». Ce serait plus simple quand il y aurait Amélia pour faire l'intermédiaire.

Jeanne arriva en même temps qu'Amélia descendait les escaliers que nous pouvions voir à travers la baie vitrée. Nous échangions un regard avec Hortense, nous étions sur nos gardes face à cette rencontre, comme si nous ne les avions jamais vu ensemble. Elles avançaient l'une vers l'autre comme si elles ne pouvaient faire autrement. La famille était, pour la plupart, tourné vers Amélia pour lui souhaiter un joyeux anniversaire « ma chérie, ma puce, regarde c'est ta cousine, tu as grandi, déjà 18 ans, ça fait quoi d'être majeure ? » et ainsi de suite. Mais dès qu'elle put, elle retrouva le regard de Jeanne.

Hortense lui fit signe de nous rejoindre en désignant la chaise en plastique inoccupée à côté d'elle. Jeanne entra pour déposer le cadeau avant de venir.

─ Tu ne nous présentes pas ta petite amie ? s'indigna la plus extravertie (il en fallait toujours une) des tantes qui nous balayait du regard.

Elle s'arrêta sur moi comme si j'étais la seule option envisageable parmi nous trois.

Amélia parvint à faire le tour de la table pour se placer derrière Jeanne, une main posée sur chaque épaule.

─ C'est Jeanne, dit-elle timidement.

Un court silence dérangea tout le monde.

Le regard de la tante se décolla de moi pour atterrir sur Jeanne, elle semblait déstabilisée.

Je la vis ouvrir la bouche, puis la refermer.

La soirée allait être longue.

─ Tu es trop belle ! dit la femme du couple d'amis.

─ Merci, fit Jeanne avec tout le charme qu'on lui connaissait.

Un oncle, avec qui j'ai discuté quelques secondes, s'en mêla :

─ Je pensais que c'était Madeleine !

Et des soupirs désapprobateurs lui répondirent parce qu'il avait dit tout haut ce que tout le monde avait pensé tout bas mais que personne n'avait envie d'entendre. Il leva les mains face à nous en signe de résignation mais il ne comprenait visiblement pas ce qui avait déclenché ces réactions.

─ Non mais ce n'est pas faute d'avoir tenté ! répondis-je pour détendre l'atmosphère, en souriant à Amélia.

Celle-ci se mit à rire.

─ Je suis désolée !

─ Je suis là, si ça intéresse quelqu'un ! se plaignit Hortense.

Et cette fois-ci, l'ambiance se décrispa.

Certains se permettaient alors de s'intéresser davantage à Jeanne « vous avez le même âge ? Tu veux faire quoi après le bac ? Amélia ne sait pas encore. Je suis sûre que vous n'allez pas vous perdre de vue, c'est compliqué à vos âges de garder les mêmes amies. » etc.

Jeanne fit parfaitement la conversation. Amélia pouvait s'appuyer sur elle. Et le tout était cohérent si bien qu'elles avaient l'air d'avoir oublié qu'elles jouaient un rôle.

Un peu plus tard, le tonton décréta qu'il était temps de jouer au foot. Ses fils et leurs cousins accoururent aussitôt.

─ Madeleine tu viens ? me demanda-t-il.

Le fait qu'il ne propose qu'à moi dans mon groupe d'amies me blessa profondément. Je ne répondis pas tout de suite, alors il ajouta en s'adressant aux autres :

─ Les filles vous pouvez venir aussi !

Les larmes me montèrent aux yeux.

─ Ouais ! Filles contre garçons ! ajouta un des petits.

─ Madeleine elle peut venir dans notre équipe ! décida son cousin.

─ Ouais Madeleine ! Madeleine !

Toute la famille me jetait des regards emplis de tendresse face à « tant d'amour ». Comment refuser ?

A la place je demandai le chemin des toilettes. J'y ai versé quelques larmes parce que je me sentais seule, incomprise, et que mes amies ne le remarquaient même pas.

En sortant j'espérais que mes yeux n'étaient pas trop rouges et je constatai que les filles avaient céder à l'appel du jeu pour faire plaisir aux enfants mais elles avaient l'air de s'amuser. Comme il n'y avait plus personne à table, je me forçais à m'approcher ne sachant pas quoi faire d'autre.

─ Ouiii Madeleine ! s'écria le garçon.

Tu vas être déçue.

Il me fit la passe, un autre attendait que je lui rende en face, mais je l'envoyai vers Hortense sans faire exprès.

Ils ne réagirent qu'au bout de la cinquième erreur du genre en cinq participations de ma part.

─ T'es trop nulle enfaite !

Heureusement, Hortense, Jeanne, et Amélia étaient occupés à rire ensemble « entre filles ». Croiser leurs regards emplis de compassion face à ce moment désagréable aurait été encore moins supportable.

Voilà pourquoi je détestais les enfants.

Son père le réprimanda.

Mais je lui en voulais aussi à lui, et à la terre entière.

─ Je n'aime pas trop les ballons enfaite ! j'avouai.

Surtout quand on me faisait jouer contre mon camp.

Il se désintéressa de moi.

Il m'avait oublié dans la seconde.

Pourtant les remarques me resteraient en mémoire pour toujours.

J'en avais déjà une longue liste, qui m'empêchait de dormir. Ça faisait longtemps que ça ne m'était pas arrivé. Et je n'aimais pas du tout la version de moi qu'ils venaient de faire ressurgir du placard.


AMELIA


─ Amélia t'es avec qui ? Les garçons ou les filles ? m'avait demandé tonton avant la partie comme s'il fallait clarifier quelque chose.

« Qui fait l'homme ?» avais-je traduit.

─ A ton avis ? l'avais-je défié d'un ton qui laissait croire qu'il n'y avait qu'une réponse possible mais en réalité je voulais savoir ce qu'il pensait de moi.

─ Bah je ne sais pas, m'a-t-il répondu comme une évidence.

Il était à deux doigts de pointer mon physique.

─ Au moins avec Jeanne on ne peut pas se tromper ! la complimenta-t-il.

Je me demandais ce que ça faisait de recevoir ce genre de remarques déplacées d'hommes de quarante ans quand on était une jeune femme de dix-huit ans. Je ne pouvais pas le savoir. Il fallait être belle pour ça. Et au vu de ce qu'il me renvoyait, je ne ressemblais à rien.

─ Elle est avec moi ! me sauva Jeanne de cette conversation.

Avec les filles donc ! C'est parti !

La partie commença et Madeleine arriva quelques instants plus tard.

Quand tout le monde fut de nouveau réuni autour de la table, et que le barbecue était en marche, toutes les conversations étaient orientées sur le fait que Jeanne avait réussit à marquer un but en talons. Je n'aimais pas le foot, et je ne savais pas de quoi il en retournait, mais ça pour moi c'était une performance. De retour à table, et entre deux sollicitations, je laissai mon esprit trouver son ailleurs. Il y avait des semaines que je n'avais pas écrit quelque chose qui me satisfaisait. J'étais comme coupée de moi, des mots, et par conséquent du monde.

Il n'y avait que Jeanne qui donnait un sens à mes jours.

Tout le reste était faux. Jeanne était vraie. Je n'aurai pas su l'expliquer.

Je commençai à avoir peur de mes carnets. Peur de ce stylo dont le niveau d'encre ne baissait pas. Et de ces pages que j'étais trop vide pour remplir.

Je savais qu'il fallait être bien malhonnête pour ne pas aimer la poésie. Elle qui sait la vérité, qui connait toutes les nuances. Si je ne passais pas aux aveux alors j'étais une menteuse. Il devait y avoir bien des choses que je n'osai m'avouer. J'étais quelque part entre avant et après, une période de transition qui me dépossédait de ce que je savais de moi, pour mieux accueillir ce que je saurais plus tard. En attendant je pouvais me comparer à un fantôme. Si un corps ne venait pas m'habiter, il ne me restait plus qu'à errer. Et c'est à Jeanne que je voulais donner les clés. Mais je ne les avais pas. Il fallait qu'elle les trouve. Mais elle ne semblait pas chercher le chemin jusqu'à moi.

La beauté de Jeanne, tout le monde l'avait remarquée. La poésie même le savait. Mais moi, quelque chose ne cessait de m'échapper. Si l'important c'était uniquement ce qu'on avait à l'intérieur, si le physique ne comptait pas, alors pourquoi tout le monde s'adressait à elle comme on prierait un ange ? Pourquoi mes yeux ne se détachaient pas de son corps comme s'ils cherchaient la foi ? Pourquoi mon père, et mes oncles la regardaient tour à tour comme une proie, une déesse, une prostituée, une sainte ? Ce qu'il y avait de meilleur et de pire en elle et en eux.

Tous ces regards auxquels je devais faire face comme des ricochets, ils glissaient sur sa peau, mais s'accrochaient à la mienne.

Je commençai à comprendre qu'on m'avait menti. Tout cela n'était qu'un jeu auquel mon père ne voulait pas que je fasse partie.

De mon dix-huitième anniversaire je retiendrai que le physique comptait.

Je ne savais pas encore ce que je ferai de cette information plus tard, mais j'avais compris la leçon. Je me demandai aussi si j'aurai préféré qu'on me voie comme un ange ou comme une prostituée. Mais c'était bien trop complexe pour trouver une réponse un jour d'anniversaire, il me fallait être seule. Ou avec Jeanne. Seule avec Jeanne, sans plus aucun regard que le sien, sur mon cœur, ce qu'il y a à l'intérieur, et mes seins.

Le soir commençait à tomber. Je proposai aux filles d'aller sur le toit pour voir la nuit tomber. Elles me suivirent à l'étage, puis nous passions par le grenier qui nous donnait accès à une petite terrasse sur le toit.

Nous ne venions pas souvent ici. Pourtant nous nous sommes mis à l'aise assez rapidement. Blotties les unes contre les autres dans le fauteuil de jardin deux places rempli de coussins. Et puisque nous étions là pour ça, nous levions la tête vers le ciel qui s'assombrissait d'une nuance de plus.

Ca vous ai déjà arrivé d'avoir l'impression qu'il vous ai arrivé une agression dans votre enfance, un viol par exemple, alors que vous savez qu'il ne s'est rien passé ? Je veux dire, je sais qu'il y a la mémoire traumatique qui peut effacer un souvenir qui ressurgira plus tard. Mais moi je sais avec certitude qu'il ne s'est rien passé, commença Hortense.

Nous reprenions rapidement nos confessions de soirée pyjama lorsqu'on se retrouvait que nous quatre.

─ Je vois ce que tu veux dire, répondit Jeanne.

─ Ca te le fais aussi ?

─ Oui. Mais j'ai une théorie pour ça.

Madeleine et moi écoutions attentivement.

Moi aussi je voyais ce qu'elle voulait dire, mais je n'avais jamais compris ce sentiment.

Je crois que ça a un rapport avec les siècles d'oppression. C'est dans nos gênes. La souffrance des autres femmes, on la porte toutes. Enfin je ne sais pas, c'est juste un ressenti.

─ Je crois que t'as raison, avait répondu Madeleine.

─ On porte leur souffrance, mais aussi tous leurs cris, leurs peurs, leurs colères, la révolte, l'amour, la force, la vie, le plaisir, termina Jeanne.

J'étais abasourdie de l'entendre de sa propre bouche. Tout ce que je voyais en elle, elle en était consciente. Elle le ressentait. Je me suis retrouvée totalement incrédule face à l'histoire qu'elle portait. Pour moi, Jeanne était celle qui était racontée par les autres. Celle qu'on pouvait même inventer. Pourtant ce soir, je compris toute la bêtise de mon préjugé, c'était elle l'autrice. C'était elle qui tenait la plume. Et je ne savais pas comment cette information capitale avait pu m'échapper tout ce temps, moi qui ne faisais que l'observer. Je croyais me la raconter, mais depuis le début c'était elle qui me racontait.

─ Les filles, c'est bientôt l'heure du gâteau ! avait appelé maman depuis le jardin.

Hortense s'était penchée par-dessus la rambarde de pierre pour crier que nous arrivions.

Elle redescendit la première, suivie par Madeleine qui se retourna vers nous.

─ On arrive, dis-je.

Elle hocha la tête et s'en alla.

Je regardai Jeanne qui n'avait pas bougé. Elle regardait encore le ciel devenu nuit.

Tu crois que ce serait plus crédible qu'on passe un moment à deux ? demandai-je pour briser la glace.

─ C'est tout à fait plausible, souria-t-elle.

─ Ils ont l'air de n'y voir que du feu !

C'est qu'on doit être réalistes.

Parce que c'est réel.

Ta poitrine qui se relève plus rapidement.

Mon souffle qui s'accélère.

Nos mains qui restent figées alors qu'elles voudraient se rejoindre.

─ S'ils nous voient arriver en même temps, ils vont penser que...

─ Eh bien donnons-leur raison, suggéra-t-elle.

Pour toute réponse j'approchais mon visage du sien. Elle prit mes mains. Je l'embrassais. J'aurais pu le faire pendant des heures mais nous n'avions pas le temps et tant de choses à essayer.

Elle se releva, et vint se placer à califourchon sur mes cuisses, sa robe se relevant assez pour que j'aperçoive la dentelle cachée. Du bout des doigts je retrouvais son intimité déjà éveillée.

Je caressai cette chair qui me semblait bien trop proche de la vie, bien plus que moi.

Elle animait mes doigts, presque mes mains, et mon corps de quelques sensations volages qui n'étaient pas suffisantes à lui insuffler la vie comme Jeanne la ressentait. Elle bougeait ses hanches, approchait sa poitrine de la mienne, appuyée de chaque côté du canapé. J'aurais aimé être aussi vivante qu'elle. A la place je l'aidais à étancher sa soif.

Mais je me sentais vide.

Qu'est-ce que ça faisait d'être touchée ?

Et pourquoi n'essayai-t-elle pas ?

Elle prenait mais ne rendait pas.

L'espoir que ça arrive plus tard dans notre ébat ne périssait pas. Mais on nous appela de nouveau en bas, et je gardais cette idée pour plus tard.

J'empoignai une fois ses seins et déposa un baiser dans son décolleté avant de la laisser descendre et filer. Elle semblait heureuse de cette attention. Je la suivais jusqu'au jardin.

Il me fallut rassembler du courage pour avoir l'air normal en rejoignant tout le monde.

─ Les cadeaux ! s'écria mon cousin.

─ D'abord le gâteau, lui rappela ma tante.

Je croisai le regard de Justine. Et du haut de ses seize ans elle semblait avoir compris ce qui nous avait retenu là-haut. Elle avait ce sourire narquois qui me défiais d'assumer. Mais je détournais la tête et elle avait encore gagné. Nous ne parlions pas beaucoup mais elle avait ce regard vainqueur qui savait lire en vous. Pour moi qui me cachais des choses, ce n'était pas agréable.

Alors que tout le monde avait terminé sa part et même reprit une seconde pour certain, Hortense était figée devant sa cuillère remplie de crème. Je ne pus m'empêcher de noter son malaise face à cette assiette encore pleine, comme si elle faisait face à un choix de taille.

Maman avait aussi remarqué l'attitude de mon amie et lui précisa qu'elle n'était surtout pas obligée de terminer. Elle répondit aux questions du genre « tu n'aimes pas les gâteaux ? » à plusieurs reprises. Ce n'est que lorsqu'elle releva les yeux vers moi que je me rendis compte du jugement que je portais sur elle. Je ne comprenais pas son attitude.

Pourquoi était-elle si difficile ? C'était mon gâteau d'anniversaire, elle pouvait bien faire un effort.

Chaque jour qui nous rapprochait de la fin d'année scolaire, m'éloignait un peu plus de mes amies. Je ne les reconnaissais plus.

Les seules personnes avec qui j'avais réussi à me lier en dix-huit ans étaient en train de m'abandonner. Quand plus rien n'avait de sens, je posais mes yeux sur Jeanne. Mais loin d'être une guide, elle m'emmenait encore plus loin, elle me faisait faire des détours, et des demi-tours.

Ce fut rapidement le moment d'ouvrir les cadeaux. Je redoutais toujours ces instants un peu forcés ou tout le monde serait rivé sur mes réactions. Je craignais toujours de ne pas avoir les bonnes. J'étais tout de même un peu curieuse de ce qui se cachait dans les paquets.

Les filles se levèrent pour m'apporter le leur. C'était Jeanne qui me tendit le sac en papier rose bonbon, uni, qui ne me donnait aucun indice.

Je lui jetais un regard, pour trouver des réponses sur son visage. Je n'aperçus que son excitation. Le contenu devait lui plaire.

Je me penchais vers l'ouverture pour extirper une grande trousse blanche au motif « nœuds ».

Elle se rétracta entre mes doigts et fit tinter quelques objets mystérieux que je m'apprêtais à découvrir en tirant la fermeture. Tous les yeux étaient rivés sur moi mais je me concentrai sur mes gestes pour ne pas m'écrouler sous le poids de l'attention.

La trousse était remplie d'un tas d'articles qui ne m'évoquaient rien, si ce n'est de la panique. Je pris entre mes doigts un gloss, rose pailleté, rose bonbon. Je le fis tourner comme si je voulais mieux voir le reflet des paillettes alors qu'une couche de sueur recouvrait mon corps.

J'étais complètement déconnectée de ce qui était en train de se passer. Bien sûr je savais que c'était du maquillage et à quoi ça servait mais la connexion ne se faisait pas.

Les secondes passaient et ma réaction se fit attendre.

Mon cœur battait trop vite pour que je puisse me concentrer ou servir un masque de gratitude.

Tout ce maquillage me rappelait à quel point j'étais vide et que je ne comprenais rien.

Tout ce rose me mit mal à l'aise. Ce rose que j'avais toujours rejeté. Toutes ces paillettes comme des milliers de reflets de celle que je ne serai jamais.

Une femme qui brille. Une femme comme Jeanne.

Parce que ce n'était pas moi.

Je le savais. J'était différente. Mon physique ne comptait pas.

Je saisis le petit miroir de poche, coincé entre deux crayons, que les filles avaient choisi pour moi. Je l'ouvris, le menton baissé, et ce fut à ce moment là que je pris conscience de la larme qui glissait le long de ma joue.

Heureusement il faisait noir, alors elle était passée inaperçue. J'en profitais pour l'essuyer imperceptiblement. Les enfants qui s'impatientaient commençaient à attirer l'attention sur eux, ce qui me soulageait un peu.

Pourquoi mes amies, celles qui étaient censées me connaître mieux que personne, m'avaient offert quelque chose qui n'était pas moi ? Je ravalais les larmes suivantes.

J'avais l'impression qu'on me demandait de changer, que je n'étais plus assez, plus à la hauteur, plus intéressante. Qu'il fallait que je fasse quelque chose. Qu'être moi ne suffisait plus.

Mais étais-je vraiment moi ?

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J'espère que cette histoire vous plait et que le rythme d'un chapitre par jour vous convient :)

Solène

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