"Let's twist again"

Les joues rouges et le souffle court, elles s'engouffrèrent dans le grand appartement, tituba dans le cas d'Anouk. Elles vivaient au dernier étage d'un immeuble sans ascenseur et pour les poumons encrassés de la libraire, c'était une torture quotidienne.

Le minuscule hall était encombré de chaussures, une basket côtoyait une paire de bottes à talons, sa jumelle à demi-enfouie sous de vieux mocassins d'homme cirés, eux-mêmes cernés de babouches mélangées aux tongs d'été. Acculé dans un coin, un pauvre porte manteau croulait sous les doudounes.

    - Faut vraiment faire quelque chose pour ça... ronchonna Jocelyne.

Chaque jour, l'un des habitants grommelait à ce sujet, mais il fallait l'annonce d'un visiteur pour qu'un sort soit fait à ce désordre. Anouk avait déjà rajouté une couche en envoyant balader ses propres Doc Martens et disparut dans le salon. Cette pièce à vivre était le point central de l'appartement, où se rencontrait dans une explosion de livres, CD, DVD, jeux vidéo, posters et bibelots les personnalités des cinq colocataires. C'était un lieu à la neutralité allègrement bariolé par tout ce qui les unissait.

Sur le semainier chiffonnier, un meuble massif en bois et plein de tiroirs, digne d'un antiquaire, trônait le sapin de Noël. En fait de sapin, un bonsaï affectueusement baptisé Roger qui avait indéniablement connu des jours meilleurs. Il était décoré de boules et guirlandes dans des tons violet et argent, le rouge, l'or et le vert traditionnels étant prohibés, condition non négociable de Samuel. Disséminés autour de lui, un ensemble disparate de figurines Funko POP! qui, si on avait suffisamment d'imagination, ressemblait à une crèche largement mise au goût du jour, bébé Groot faisant office de petit Jésus.

Non loin, le canapé faisait face à la télévision commune et séparait la pièce en deux. À sa vue, Anouk se prit d'un désir fou de s'enfoncer dans ses coussins, mais le sofa était aussi accueillant que dangereux. Quiconque s'y aventurait prenait le risque de rester enfoncé indéfiniment dans le moelleux de son rembourrage. Et en cette journée précisément, elle savait qu'elle n'aurait jamais le courage de s'en extirper.

D'autres étagères ornaient les murs et toute personne étrangère aux lieux les aurait scrutés avec grand intérêt car aussi garnies qu'un cabinet de curiosité. Il était difficile à croire que chaque objet, cadre et affiche avait dû être approuvé par l'ensemble des locataires pour trouver sa place. Le salon était un endroit convoité et toutes les babioles ne méritaient pas d'y être exposé. À dire vrai, seuls les chambres n'étaient pas soumises à la « règle des cinq ». Elles étaient sacrées car strictement personnelles, loi suprême de leur colocation. Chaque occupant en faisait ce que bon lui semblait.


Lauralie, la troisième figure féminine du logement, passa la tête par l'ouverture de la cuisine. Ses cheveux blonds étaient remontés sur le haut de son crâne en une montagne capillaire non dénuée d'art. Dotée d'une silhouette longiligne, elle portait un jean slim qui soulignait un peu plus ses jambes de gazelle.

    - Joce, tu veux quoi comme pizza ? Faut que je les appelle.

    - Maintenant ? Il est même pas dix-huit heures !

Elles disparurent toutes les deux, la première arguant à la seconde qu'il valait mieux prévenir que guérir, elle ne voulait pas se retrouver à manger des nouilles parce qu'elles s'y étaient prises trop tard.

Anouk fit un crochet par sa chambre pour retirer l'immonde pull qu'elle avait été contrainte d'arborer toute la journée, avant de prendre le chemin de la plus grande des deux salles de bain. Un accroche porte était pendu à la poignée, semblable à ceux qu'on trouvait dans les hôtels. Elle le retourna pour afficher le « Prière de ne pas déranger » écrit en espagnol, souvenir d'une lointaine escapade à Ibiza d'Adam. Aucun planning ne régissait les passages, un roulement s'étant naturellement instauré, même s'il n'était pas rare de voir un des garçons en boxer et mal réveillé, attendre patiemment devant la porte, ou une des filles sautillant sur place à cause d'une envie pressante. En outre, le partage de ces salles de bain, la grande et l'exiguë à l'autre bout du couloir, avait considérablement aidé à l'apprivoisement du sexe opposé. Ainsi, on ne voyait jamais Samuel et Adam balbutier en tchécoslovaque en tombant sur des protections hygiéniques, ni Anouk, Lauralie et Jocelyne pester contre la cuvette des WC relevé.



Posté devant l'entrée de l'immeuble, Samuel souffla longuement. Blond séduisant et quarantenaire depuis peu, il était le doyen de la colocation. Il vivait Avenue du Marais depuis plus d'un an, et même s'il appréciait plus qu'il ne l'aurait cru de prime abord ce quotidien à cinq, ce n'était pas ainsi qu'il avait imaginé sa vie à son âge. Le coup de fil qu'il venait de recevoir lui rappelait cruellement ce qu'il avait perdu. Anne, son ex-compagne, l'avait mis à la porte lorsqu'elle avait découvert sa relation extra-conjugale avec une cliente de la pharmacie où il travaillait. Elle avait obtenu la garde de leur fils de dix ans, limitant son rôle de père à un week-end sur deux et la moitié des vacances. Il n'était pas du genre à se morfondre ou à rejeter honteusement la faute sur les autres, mais pas un jour ne passait sans qu'il ne déplore sa bêtise. Le 95D de Romane ne valait pas cette déroute.

« Come on let's twist again like we did last summer

Yeah, let's twist again like we did last year

Do you remember when things were really humming

Yeah, let's twist again, twisting time is here »

Les accords de Let's twist again l'accueillirent lorsqu'il ouvrit la porte. Adam devait être ligoté dans un coin pour que Chubby Checker puisse chanter en toute impunité. Sam ajouta pardessus et écharpe en équilibre précaire sur le porte manteau et rallia le salon.

    - Vous avez bâillonné Adam ? dit-il en guise de préambule.

    - C'est Noël, il a pas son mot à dire ! répondit Lauralie depuis la cuisine.

    - Par contre, il a plutôt intérêt à gérer les cocktails ! ironisa le concerné.

Anouk débarqua en riant, un appareil à raclette dans les mains. Un sourire étira les lèvres de Samuel tandis qu'il déposait un paquet enveloppé de papier cadeau sous Roger le bonsaï. Inutile de ressasser ses remords. Cette soirée avec ses colocataires, bien que diamétralement différent de ce qu'on pouvait imaginer d'un réveillon, promettait de chasser toute idée noire. Jocelyne se faufila comme une anguille du côté du semainier et glissa un œil qui se voulait innocent vers les cadeaux.

    - Joce, t'es pire qu'une gamine, déclara Adam qui venait d'apparaître, ses cheveux bruns en bataille, chargé d'un plateau débordant de charcuterie.

    - Mais quooiii ! geignit la jeune femme en une parfaite illustration des propos de son ami.

Autre règle du réveillon de la colocation : personne n'étant bien riche, les cinq tiraient chacun un prénom et offrait un unique présent à celui que le hasard avait désigné. Interdiction formelle d'échanger de prénom, de tirer les vers du nez aux autres et de découvrir qui était son Père Noël secret avant l'heure.

    - À quelle heure arrive vos pizzas ?

    - Dans une heure.

Jocelyne avait consenti à s'écarter de Roger et s'était affalée dans le canapé.

    - Apérooo ! claironna Lauralie.

Un assortiment de bière, vin, cocktails parsemait la table basse, tous sélectionnés par Adam. Ce dernier rêvait d'ouvrir son propre bar depuis des années. Bientôt, ils étaient tous réunis, un verre à la main. Des enceintes s'échappait le premier album de Vampire Weekend.

    - Horrible ce mois de décembre... soupira Jocelyne.

Anouk approuva en sirotant une gorgée d'un breuvage de l'invention d'Adam.

    - Il y en a un aujourd'hui qui m'a dit que j'avais de la chance de finir à dix-sept heures....

    - Quel culot...

    - ...je lui ai répondu qu'effectivement, je me sentais incroyablement reconnaissante de pouvoir terminer tôt un dimanche 24 décembre.

Ils pouffèrent de concert. Anouk et Jocelyne, travaillant toutes deux dans le commerce, rentraient chaque jour avec des anecdotes aberrantes de clients. Samuel lui-même en entendait des vertes et des pas mûres dans sa pharmacie. Quant à Adam, c'était sans aucun doute lui qui était le plus confronté à l'élite de la clientèle exécrable avec les petites missions de caissier ou d'agent d'entretien qu'il enchaînait.

    - Oh nous, juste avant les vacances, on a eu un gamin qui racontait à tort et à travers que le Père Noël n'existait pas. Je vous raconte pas la crise !

Assistante maternelle, Lauralie avait autantd'histoires à raconter sur les joies et les drames des enfants dont elles'occupait.

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