"Ginger"
Sur la table à manger s'étalait un dîner de réveillon des plus disparates. Des cartons délicieusement estampillés Casa Flavio renfermaient les pizzas végétarienne et indienne de Jocelyne et Lauralie. Samuel couvait d'un regard tendre son plateau de sushis, tandis que du côté d'Anouk et Adam fondaient en grésillant le fromage de leur raclette. Chacun ayant sa propre définition de l'ambroisie et personne ne voulant être frustré en ce jour de fête, tous avaient conclu que l'important n'était pas le menu du repas mais le fait de le partager.
- Ça va puer la mort pendant une semaine... commenta Lauralie pour la forme.
- Ballec, on n'est pas là demain. Nouk et Adam passeront la journée les fenêtres ouvertes, répliqua Jocelyne en haussant les épaules.
Ils seraient les deux seuls à rester à l'appartement. Les parents d'Adam étaient en Belgique, en visite à sa petite sœur qui travaillait à Bruxelles, et Anouk n'avait pas la force de faire le trajet de plusieurs heures jusqu'à la petite ville où les siens vivaient alors qu'elle n'avait que son lundi de congé. Si en plus c'était pour subir un interrogatoire en bonne et due forme sur son célibat prolongé ou pour lui rappeler que son « horloge biologique tournait », comme le disait si bien sa mère... Depuis qu'elle avait dépassé la trentaine, impossible d'échapper à ces innombrables et culpabilisantes piques.
Par-dessus l'appareil brûlant, les deux interpellés coulèrent un regard l'un vers l'autre. Une minuscule lueur brilla dans leurs pupilles le temps d'une fraction de seconde. Personne n'avait prêté attention à l'étincelle fugace qui avait jailli, le premier étant déjà retourné à sa pomme de terre, la seconde avalant une gorgée de vin blanc. Anouk et Adam étaient ce qu'on pouvait appeler des « amants occasionnels ». Lorsqu'ils avaient l'appartement pour eux tout seuls, ce qui n'était pas si courant, ils succombaient à leur attirance mutuelle. Le temps d'une demi-heure, une heure, trois, ils se livraient librement et sans pudeur, dans un entrelacs de bouche et de peau. Ils n'avaient jamais parlé de l'intimité qu'ils partageaient dans la clandestinité, autant entre eux qu'au reste de la maisonnée, s'épargnant ainsi l'embarras d'une quelconque qualification de leur relation ou de l'hypothèse de s'engager plus sérieusement.
- On part à quelle heure d'ailleurs, Sam ?
- Dix heures. Je dois récupérer Timothée à onze heures chez Anne.
Samuel, comme à chaque fois qu'il avait son fils, allait chez ses parents. Tim venait rarement Avenue du Marais, son père s'inquiétant que la colocation ne soit trop déroutante pour lui. Il fallait dire que le spectacle d'une Anouk fumant comme un pompier ou d'une Jocelyne échevelée et débraillée au réveil avait de quoi perturber un enfant encore à quelques années de l'adolescence. Cette dernière profiterait de la voiture de Samuel pour être déposé chez ses parents pour Noël.
- Et toi, Alie ? Sophie te rejoint à quelle heure ?
En ce qui concernait l'éducatrice, elle se rendait dans sa famille avec sa petite amie. Elle avait espéré passer également le réveillon avec ladite Sophie, mais celle-ci n'avait pas encore osé détromper ses parents sur sa supposée hétérosexualité.
- À peu près en même temps que vous, on a de la route.
- P'tite clope ?
Anouk et Lauralie acceptèrent avec un enthousiasme largement teinté d'alcool la proposition d'Adam. Tous trois s'évanouirent sur le balcon étriqué, se serrant difficilement les uns contre les autres. Anouk laissa le jeune homme allumer sa cigarette. La flamme du briquet les illumina brièvement, le temps d'un nouvel et intense échange de regard. À la vue des iris de sa compagne, l'un d'un brun clair tirant sur l'ambre, l'autre d'un gris pailleté de bleu, une vague de désir se rua dans les veines d'Adam. Il ignorait l'origine de cette réaction. Peut-être était-ce l'excès de boisson ou la perspective du lendemain, toujours est-il qu'il avait bien du mal à se contenir. Au quotidien, pourtant, ils étaient rodés de telle manière que personne ne soupçonnait quoique ce soit entre eux. Eux-mêmes n'y pensaient pas tellement et adoptaient exactement le même comportement qu'avec n'importe lequel des autres colocataires. Il avait cependant bien remarqué qu'elle portait ce soir un chemisier dévoilant en transparence un débardeur, tous deux noirs, ainsi que ses cheveux teintés au henné cascadant sur ses épaules. Elle les laissait si peu souvent détachés...
Alie ne tarda pas à les abandonner pour se réfugier à l'intérieur.
- Mais comment elle fait pour fumer aussi rapidement ? s'interrogea un Adam déconcerté.
La libraire lâcha un petit rire. Une minute passa dans le silence à peine perturbé par leurs exhalations.
- Comment va Marion ?
- Égale à elle-même... elle se plaît bien en Belgique.
Marion était de cinq ans la cadette d'Adam. Anouk et elle avait été dans la même classe une bonne partie du collège, si bien qu'elle avait connu son grand frère avec un appareil dentaire peu flatteur et lui avait assisté à l'apparition de ses premiers boutons d'acné. Elles s'étaient progressivement éloignées au lycée, jusqu'à ne plus se croiser que par hasard à l'hypermarché du coin une fois adultes. C'était toutefois à Marion qu'ils devaient le début de leur colocation. C'était elle qui avait suggéré à son aîné d'appeler son ancienne amie, laquelle lui avait expliqué au détour du rayon surgelés qu'elle cherchait à partager le bail d'un appartement. Les loyers étaient trop exorbitants pour elle seule.
Anouk hocha la tête pour toute réponse et s'accouda à la rambarde. Dans ce mouvement, sa hanche heurta doucement celle d'Adam. Une vision indécente envahit leurs esprits et fit naître un léger sourire en coin sur les lèvres de la jeune femme. Il haussa un sourcil, ses yeux sombres brillant d'un éclat joueur. Alors qu'il amorçait un geste pour se pencher vers elle, on tambourina derrière eux. Ils se retournèrent pour découvrir Samuel leur faisant signe de revenir avant de pointer du doigt les deux filles derrière lui. Les deux complices éclatèrent de rire en ouvrant la porte vitrée.
- Ohh Gingeeeer ! Le sol sous nous vacille !
Anouk s'empressa de les rejoindre pour unir également sa voix à celle d'Arthur Teboul, le chanteur de Feu! Chatterton.
Plusieurs titres en karaoké plus tard, les cinq avaient migré vers le canapé. Roger le bonsaï et les cadeaux qu'il abritait avaient été déplacés sur la table basse. Les colocataires s'entre-regardaient en souriant.
- Aller, Joce, on sait que t'en meurs d'envie.
Sans se faire prier, elle s'empara du premier paquet venu et fit la distribution. Les déchirures de papier couvrirent un court instant la musique, avant que des exclamations enjouées ne retentissent.
- Ahahahah excellent ! s'esclaffa la benjamine.
Elle tenait à bout de bras un sweat-shirt blanc dont le dos était barré de la mention « Salut les moches » en lettres cramoisies. Autour d'elle, d'autres cris de ravissement se faisaient entendre. Lauralie admirait une palette de maquillage signée Dita Von Teese. Assise en tailleur à même le sol, Anouk caressait amoureusement les pages de l'épaisse et sublime édition de Notre Dame de Paris illustré par Benjamin Lacombe. Samuel, près d'elle, découvrait les cinq premiers volumes de la série de mangas Ajin. Enfin, Adam étudiait attentivement la pochette du premier album des Idles, Joy as an Act of Resistance, en vinyle.
- Tu sais que je t'utilise souvent comme exemple ? dit Anouk à Samuel lorsqu'il se tourna vers elle pour la remercier. Le nombre de fois où des gens me disent que les mangas c'est pour les enfants, ou que ce ne sont pas de « vrais » livres... Je leur sors le coup du « vous savez, j'ai un ami qui a la quarantaine, pharmacien et papa, qui adore les mangas ». En général, ça les calme.
- Ravi de pouvoir t'aider à leur clouer le bec, sourit-il.
En face d'eux, Jocelyne avait passé son nouveau sweat-shirt après avoir gratifié Adam d'une bourrade de remerciement. Elle discutait à présent de l'assortiment de fards à paupière et rouge à lèvre qu'elle avait elle-même offerte à Lauralie. Anouk se leva pour aller serrer cette dernière dans ses bras, en se répandant en éloge sur le travail de Benjamin Lacombe, pendant que les deux garçons se serraient la main et lançaient le vinyle tout neuf sur le tourne-disque.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top