Page cent-soixante-huit

Jeudi 7 novembre 2019

On a terminé notre projet pour le cours de photographie hier. Le professeur, m'a félicité. Il a dit que c'était très bien, même s'il était surpris de mon choix pour le noir et blanc. Il m'a expliqué qu'en général les gens utilisent le noir et blanc pour représenter le passé, pas le futur. Je ne lui ai pas dit que pour moi, quand j'imagine le futur, je ne vois pas un million de couleurs. C'est trop personnel et je n'ai pas envie qu'il me pose des questions. Je vois un futur et je trouve que c'est déjà bien.

J'avais rendez-vous avec Alan, tout à l'heure. Il m'a demandé comment ça allait, comment je me sentais depuis qu'on a diminué un peu mon traitement. Des fois j'ai des bouffées de chaleur, la nuit surtout, j'ai très chaud et juste après j'ai très froid. Je me sens un peu agacé, irritable, souvent pour rien, mais ça va, j'arrive à me contrôler. Par moment j'ai l'impression d'être plus sensible, j'ai envie de pleurer sans raison, mais je me retiens, alors je suppose que ça va aussi. Il a décidé qu'on resterait comme ça pour l'instant, il ne veut pas qu'on aille trop vite. Il a dit que si ce que je ressens devient trop gênant ou empire, je dois le prévenir et s'il n'est pas disponible, je dois appeler le Docteur Drews. Je sais que je ne le ferai pas, je ne veux pas revenir en arrière.

Je suis retourné au lycée après les cours, enfin, je veux dire dans notre ancien lycée. Je voulais voir Seth, mais Max et Adam m'ont dit qu'il n'était toujours pas revenu en cours. Je ne savais pas. Je pense que j'espérais au fond de moi, qu'il y soit retourné comme moi, à la rentrée. Ça aurait voulu dire qu'il avait réussi à avancer un peu lui aussi.

Max et Adam ignoraient pour lui et Sarah, ils étaient surpris, mais ils ont compris tout de suite. Comme Louis. Contrairement à moi, pendant un an ils ont vu à quel point Sarah allait mal. Ils m'ont raconté que les premiers mois, elle se mettait même à pleurer en classe, comme ça, d'un seul coup. Qu'elle ne parlait presque plus à personne, sauf à ses deux meilleures amies, qu'elle semblait souvent absente même si elle était là, et qu'elle était même réellement absente régulièrement. Ils m'ont dit aussi qu'elle ne se maquillait plus et ne s'habillait plus comme avant, comme si elle enfilait les premiers vêtements qu'elle trouvait dans son armoire, sans faire attention.

Ça m'a fait quelque chose, parce que ça ne ressemble pas à Sarah. Elle allait souvent aux toilettes avec ses copines pour se remaquiller ou se recoiffer. Tu me disais tout le temps qu'elle avait une « tonne de fringues. » Je me rappelle que ça te rendait souvent dingue, car elle m'était une éternité à se préparer quand vous deviez sortir.

Je l'ai croisé, je lui ai parlé Railey.

On était sur le parking avec Max et Adam, ils me racontaient tout ça justement et elle est apparue. Elle sortait du bâtiment. Quand son regard a croisé le mien, elle s'est figée. J'ai hésité plusieurs secondes, mais Adam m'a fait un signe de tête encourageant pour que j'aille la voir.

Quand je me suis approché d'elle, même de loin, je l'ai vu hésiter elle aussi. Je crois qu'elle avait envie de s'enfuir. Elle a serré un peu plus contre elle, les livres qu'elle tenait dans ses bras.

Je n'avais pas fait attention à la sortie du cinéma parce que j'étais trop en colère, mais Max et Adam ont raison, elle a vraiment changé. Elle portait un jean et un gilet gris en laine tout déformé, trop grand pour elle. Le genre de gilet qu'elle n'aurait jamais mis à l'extérieur avant, qui lui servait de pyjama quand elle restait chez elle ou quand elle venait dormir à la maison. Ses cheveux étaient attachés en chignon un peu n'importe comment, au dessus de sa tête. Ça aussi ça ne lui ressemblait pas, avant elle n'aurait jamais mis un pied dehors avec une coiffure comme celle-là. Mais même comme ça, elle est toujours aussi belle. Je te le dis, parce que je sais que toi, tu la trouverais toujours autant magnifique. C'est juste que ta mort est passée par là et que ça se voit sur elle, comme ça se voit sur moi.

Surtout dans son regard. Quand je suis arrivé face à elle, j'ai vu dans ses yeux à quel point c'était douloureux et à quel point ça lui faisait mal de me regarder. De voir ton visage. J'avais l'impression qu'elle allait s'effondrer.

Les premiers mots que je lui ai dit, c'est que j'étais désolé pour l'autre jour, que je n'aurais jamais dû réagir comme je l'ai fait. Je crois que ça l'a tellement soulagée, que des larmes se sont mises à couler sur ses joues. Je n'avais pas réalisé que ce que je pouvais penser, était aussi important pour elle. J'aurais dû m'en rendre compte pourtant, je suis ton frère. Le frère du garçon qu'elle aimait, son jumeau en plus, j'aurais dû le savoir. Je suis vraiment trop con.

Je n'arriverai pas vraiment à t'expliquer ce qu'il s'est passé dans ma tête, mais c'était comme si tout l'instinct de protection que tu avais pour elle, s'était infiltré en moi. Sans réfléchir, je l'ai prise dans mes bras, comme tu l'aurais fait toi. C'était comme si tu étais entré en moi et que tu me demandais d'agir, parce que tu ne supportais pas de la voir dans cet état. Comme si tu étais là et que tu me le faisais comprendre. J'avais l'impression que tu me disais ce que je devais faire.

Je crois qu'elle aussi a ressenti ta présence en moi, car elle s'est blottie contre moi. Elle a même lâché ses livres, qui sont tombés par terre entre nous. Elle a inspiré fort dans mon épaule, comme si elle respirait pour la première fois depuis longtemps. Comme si elle cherchait à prendre un peu de toi à travers moi.

Je n'avais jamais pris Sarah dans mes bras avant, pas comme ça.

« Tu sens comme lui. »

Elle a murmuré ça, que j'avais ton odeur, que je sentais comme toi. Puis elle s'est mise à pleurer d'un seul coup, vraiment pleurer, pas seulement quelques larmes, pleurer fort. Je ne savais pas quoi faire, je me sentais totalement impuissant face à son chagrin. Non, chagrin n'est pas le bon mot. Sa détresse. Je ne savais pas comment réagir, ni quoi dire face à sa douleur, alors je l'ai juste serrée un peu plus contre moi, comme si je cherchais à lui transmettre toute la part de toi, que j'avais en moi. Je crois qu'elle en avait besoin et que ça a un peu fonctionné car doucement, elle a commencé à se calmer.

Elle s'est détachée de moi. Pendant qu'elle essuyait ses larmes avec sa manche, j'ai ramassé ses livres. On s'est assis sur un banc un peu à l'écart, même si le lycée commençait à se vider de plus en plus.

Elle m'a dit que pendant quelques secondes, elle avait eu l'impression d'être dans tes bras, et elle m'a remercié pour ça. C'était un peu perturbant pour moi d'entendre ça, parce que pour la première fois depuis ta mort, ma ressemblance avec toi a fait du bien à quelqu'un. D'habitude elle fait du mal aux gens.

On a beaucoup parlé. Je me suis excusé encore une fois pour mon comportement. Elle m'a dit que Seth l'avait beaucoup soutenu, que sans lui, elle ne savait pas comment elle aurait fait pour tenir. Ils n'ont pas du tout pensé qu'un jour, leurs sentiments pourraient évoluer de cette façon-là. Elle m'a promis qu'elle n'avait jamais rien ressenti pour Seth avant, quand tu étais encore là.

Elle t'aime toujours, elle me l'a dit. Seth le sait aussi. Elle m'a dit qu'il ne cherchait pas à te remplacer. La présence l'un de l'autre les réconforte. Quand ils sont ensemble, ils ont mal en pensant à toi, mais ils sont deux à partager cette même douleur. Et ça compte. Je comprends ce qu'ils ressentent, moi aussi sans Louis, je ne sais pas comment j'aurais fait. Même si c'est horrible dit comme ça, c'est réconfortant d'avoir quelqu'un qui partage la même souffrance que soi.

On est resté presque deux heures à discuter rien que tous les deux. Je crois que ça ne nous était jamais arrivé. J'ai toujours bien aimé Sarah et elle aussi, elle m'a toujours bien aimé. On discutait, on rigolait ensemble, on s'embrouillait même parfois. Comme la petite copine de mon frère jumeau et comme le frère jumeau de son petit copain. Mais là, c'était différent, c'était la première fois qu'on parlait vraiment.

C'était dur Railey, je ne pensais pas vivre un moment comme ça avec elle. Je ne pensais pas qu'un jour, ce serait moi qui consolerait quelqu'un à cause de ta mort.

J'avais l'impression d'entendre ta voix dans ma tête qui me disait de ne pas la laisser comme ça, de dire ou faire tout ce que je pouvais pour la réconforter et la rassurer. Tu étais avec moi tout le long où j'étais avec elle. J'ai fait du mieux que j'ai pu. Quand on s'est quitté, elle ne pleurait plus, alors je crois que j'ai un peu réussi à l'apaiser.

Depuis plus d'un an, j'essaie de vivre sans toi, de me réparer comme je peux, mais j'ai réalisé que si je veux y arriver, je dois aussi penser aux autres. Les réparer eux aussi, ou au moins essayer de les aider.

Je prends de plus en plus conscience de l'impact de ton départ. Au début je m'étais trop renfermé sur moi-même pour le voir, mais en mourant, tu as laissé tout un monde dévasté qui a besoin de se reconstruire. Pas seulement moi. Ça doit être dur pour toi d'assister à tout ça, de là où tu es, sans pouvoir rien faire. Tu n'as jamais supporté de voir les gens que tu aimes aller mal. Je ne sais pas si tu peux encore ressentir de la culpabilité, mais tu n'es pas responsable Railey. Tu ne voulais pas mourir, ce n'est pas de ta faute si on est tous malheureux, tu n'as jamais voulu que ce camion te renverse.

Tu voulais vivre encore.

Je vais aller voir Seth aussi, c'est promis. Je ne pourrai jamais effacer la peine que ton absence cause, je ne prétends pas pouvoir rendre les gens heureux, ni même moins malheureux, je ne suis pas assez fort pour ça. Mais je peux peut-être faire semblant d'aller vraiment bien, je peux faire semblant de m'être remis de ta mort, je crois que ça pourrait aider les autres. Je suis ton jumeau, alors si moi je vais mieux, peut-être qu'ils se diront qu'eux aussi le peuvent.

Te l'écrire ce soir, ce n'est pas trop dur, mais je sais que demain au réveil, je n'aurai peut-être plus le courage de le faire.

Je vais te laisser car je suis fatigué. J'aimerais tellement te dire que Sarah va bien, qu'elle se relève de ta mort, mais je n'ai pas envie de te mentir, sinon je ne t'aurais pas tout raconté. Sarah ne va pas bien, mais elle est toujours là et elle tient grâce à ton meilleur ami. Je crois que c'est vraiment ce que tu aurais voulu.

Bonne nuit Railey

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