Vendredi 23 août 2019

Désolé, je ne t'ai pas écrit hier. Ça été une grosse journée, il s'est passé beaucoup de choses et j'étais fatigué.

Le matin, comme je te l'avais dit, on a été visiter mon nouveau lycée. En plus de papa, il y avait Brooke aussi et Jade bien sûr. Quand on était tous dans la voiture pour y aller, j'ai réalisé que je n'avais pas envie qu'ils soient là. On aurait dit qu'on faisait une sortie en famille et ça a rendu  ton absence, encore plus forte.

Si je suis obligé de changer de lycée c'est à cause de toi, alors que tout le monde soit présent pour me voir faire quelque chose que ta mort m'oblige à faire, c'était encore plus dur.

Je suis resté silencieux pendant tout le trajet. Je me suis enfermé dans ma tête et j'ai lutté contre moi-même pour ne pas ouvrir la portière et sauter de la voiture comme dans les films. Je ne l'ai pas fait, parce qu'à l'arrêt j'aurais eu l'air ridicule et en roulant je me serais sûrement cassé quelque chose. Et dans tous les cas, ça n'aurait rien changé, tu serais toujours mort, et moi toujours obligé d'aller faire cette visite.

C'est la proviseur en personne qui nous a reçu, Mme Lewis. Je ne sais pas si maman lui a parlé de toi. J'espère que non, mais j'ai quand même manqué presque une année entière de cours, alors j'imagine qu'elle a bien dû être forcée de justifier ma demande d'inscription aussi tardive. Je ne sais pas si elle a inventé une excuse ou si elle a dit la vérité. Je préfère ne pas y penser, parce que je ne veux pas que tu existes ici. Enfin si, tu existeras toujours bien sûr, mais je sais que tu comprends ce que je veux dire.

De toute façon maman ne sait pas mentir, elle dit toujours la vérité.

Le lycée est vraiment beaucoup plus grand que le notre, plus moderne aussi. Il y a des baies vitrées partout et le hall est immense. Il y a plusieurs bâtiments. Madame Lewis, m'a donné un plan de toute l'école et mon emploi de temps. Quand elle me les a remis, ça m'a un peu angoissé, parce que ça veut dire que maintenant je ne peux plus changer d'avis. Tout est devenu réel, je vais vraiment changer de lycée, pour de vrai, je ne retournerai pas dans le notre à la rentrée. Je ne suis pas sûr d'être capable de retrouver mon casier, même si elle me l'a montré. Dans notre ancienne école, il n'y avait pas d'uniforme. Dans celle-là non plus, mais ils nous fournissent plusieurs gilets bleu marine avec le blason et le nom de l'établissement brodés dessus, en doré. Elle a dit que ce n'était pas une obligation de le porter tous les jours, mais son ton et son regard sous entendaient que c'était bien de le faire.

Ils ont aussi une équipe de basket, mais je ne crois pas que j'ai envie de m'y inscrire. De toute façon, je n'ai pas repris assez de poids et de force pour le faire. Si je tentais les sélections, tout le monde se moquerait de moi. Puis tu ne seras pas là, donc je ne serais pas un atout pour leur équipe. Tout seul, je ne vaux rien.

Pendant le trajet du retour, je suis resté aussi silencieux que pendant le trajet de l'allée. Je suis resté silencieux pendant toute la visite aussi, j'ai parlé seulement quand j'y étais obligé, quand Madame Lewis me posait des questions. Papa, maman et Brooke ont essayé d'engager la conversation, de me poser des questions, de savoir si j'étais content, si le lycée m'avait plu. Je ne répondais que par monosyllabes ou par hochements de tête.

J'ai juste noté qu'il fallait à peu près 30 minutes en voiture pour y aller, à peu près autant en moto.

Quand on longeait la forêt, je me suis redressé sur mon siège et j'ai demandé à papa de s'arrêter. Je voulais descendre. Il m'a demandé si j'étais malade ou si je ne me sentais pas bien, j'ai secoué la tête, il s'est quand même garé sur le bas côté. Quand ils ont compris qu'on était juste à côté du terrain de basket près du lac, ils se sont regardés tous les trois en silence.

« Peut-être que Max et Adam y sont. »

C'est tout ce que j'ai dit. Papa a hoché la tête. J'ai regardé la voiture s'éloigner avant de prendre une grande inspiration pour me donner du courage. En m'approchant du terrain, j'ai entendu plein de voix différentes, il y avait tout le monde. Sauf Seth. Mais Seth venait rarement là-bas, sauf quand tu étais là. Il ne joue pas au basket.

Je ne sais pas comment j'ai fait pour ne pas faire demi-tour et m'enfuir en courant.

Quand je suis apparu, Tommy a été le premier à me voir. Il a lâché le ballon qu'il s'apprêtait à lancer à Curtis, je pense, vu leur position sur le terrain. Curtis lui a d'ailleurs dit un truc du genre « qu'est-ce que tu fous ? » avant de suivre son regard. En quelques secondes, tous les yeux se sont tournés vers moi. Quand ils m'ont tous vu, il y a eu un gros blanc, un gros silence. Plus personne n'osait bouger je crois, moi non plus je n'osais pas bouger, j'étais presque figé sur place. À ce moment-là, j'ai un peu regretté de ne pas m'être enfuis. Max a été le premier à réagir, il est arrivé vers moi en trottinant et rempli de sueur. Le sourire qu'il avait sur le visage a débloqué tout le monde. En un instant toute l'équipe était autour de moi. Ils m'ont tous dit ou fait comprendre qu'ils étaient vraiment heureux de me revoir. Je n'ai senti aucune rancoeur, mais dans leurs yeux j'ai vu que tu étais là. Pas présent, mais là quand même et qu'en me voyant ils pensaient à toi.

C'était un peu dur. Je sais que je rappelle toi, je le sais, je le sais vraiment. Je rappelle toi et je rappelle que tu n'es plus là. Tu vas sûrement trouver ça ridicule, mais j'ai essayé d'imaginer ce qu'il s'est passé dans leurs têtes quand ils m'ont vu. J'ai eu l'image de moi, immobile debout au bord du terrain et de toi à côté de moi, mais un toi transparent. Un fantôme qu'on peut voir, mais où on peut voir aussi à travers.

Adam est resté un peu en retrait, il ne m'a pas fait d'accolades comme les autres, ni tapé dans les mains. Je l'ai surpris en train de me regarder, en entier, de haut en bas, j'ai tiré un peu sur mon pull beaucoup trop grand, mal à l'aise. Il ne m'avait pas revu depuis ta mort. Les autres non plus, mais contrairement à eux, lui n'a pas réussi à cacher sa tristesse, son inquiétude ou son choc, je ne sais pas trop.

Est-ce que j'ai changé physiquement à ce point-là Railey ? Au point de choquer les gens qui ne m'ont pas vu depuis que tu es parti ? Je n'ai pas envie de faire peur aux gens ou qu'ils aient pitié de moi. Encore moins Adam.

Ils m'ont proposé de jouer avec eux, j'ai secoué la tête, personne n'a insisté. Je crois qu'on ne savait pas trop comment se comporter, comment réagir. J'avais toujours autant envie de partir en courant, mais en même temps je ne voulais pas les quitter.

Ils ont repris leur partie, comme si je n'étais pas là ou plutôt comme si j'avais toujours été là et je les remercie pour ça. Il y a qu'Adam qui est resté assis sur le banc, je l'ai rejoint. Je triturais mes manches, déjà que porter un pull en plein mois d'août est ridicule, ma cicatrice au poignet me démangeait. Tu sais, j'arrive à l'oublier parfois et puis il y a des jours comme celui-là, où je me rappelle qu'elle existe et elle me fait mal, même si je ne ressens aucune douleur physique.

J'avais peur qu'Adam m'en veuille, mais ce n'est pas le cas. Il a toujours été le plus réservé d'entre nous. Je crois que je n'arriverai pas à te l'expliquer avec des mots, mais quand il m'a regardé, j'ai vu dans ses yeux à quel point il tenait à moi. Je crois qu'il avait plein de choses sur le coeur qu'il avait envie de me dire, mais sans pouvoir le faire, du moins pas là, pas avec tout le monde autour de nous.

Je pense que les gars de l'équipe l'ont deviné, car au bout d'un moment ils sont tous partis. On s'est retrouvé juste tous les trois, Max, Adam et moi. Comme avant.

Je leur ai dit pour mon nouveau lycée. Ils ont compris pourquoi j'en avais besoin, sincèrement. Je me suis excusé d'avoir disparu. Adam m'a dit qu'il aurait aimé être là pour moi, il y avait un petit reproche dans sa voix, mais je n'ai pas le droit de lui en vouloir.

Même si tout s'est bien passé finalement, quand je suis arrivé au terrain, j'ai quand même senti un malaise, ils ont échangé des regards entre eux. À eux non plus, je n'ai pas le droit de leur en vouloir. Je disparais et je reviens des mois entiers plus tard, sans toi. Est-ce que tu crois que ce que j'imagine dans ma tête est vraiment vrai ? Que quand ils m'ont vu, ils ont vu ton fantôme à côté de moi ? Ce que j'ai ressenti en arrivant ou ce que j'ai vu dans leurs yeux n'était pas négatif, mais c'était quand même là. De la peine, de la tristesse, un manque de toi.

Je crois que ça me résume, ça résume ce que je représente pour les gens maintenant.

Et pour Max et Adam, bien sûr qu'ils sont malheureux et bien sûr que tu leur manques, mais quand j'étais seul avec eux, j'ai surtout senti que c'était moi qui comptais. Je sais que c'est un peu égoïste de dire ça, mais ça m'a fait du bien.

À cause de ta mort, tu es là tout le temps, partout, dans la tête des gens. Moi aussi je suis dans la tête des gens, justement parce que tu es mort. Ils s'inquiètent pour moi à cause de toi. Même si c'est moi qui suis encore vivant, j'ai quand même souvent l'impression d'être au second plan, d'être derrière toi, derrière ta mort. Je sais qu'on dirait que je dis n'importe quoi, mais moi je me comprends. De voir Max et Adam se concentrer sur moi et pas sur toi, je me suis senti un peu plus important, comme si pour une fois j'étais au premier plan.

Jusqu'à présent je n'avais ressenti ça qu'avec Louis, mais c'est normal car lui, il ne t'a pas connu. C'est plus facile d'avoir l'impression d'exister avant toi et de compter même sans toi, quand je suis avec lui.

C'était une journée un peu dure pour moi hier, mais je suis soulagé d'avoir retrouvé Max et Adam, de ne pas les avoir perdu et d'avoir réalisé qu'ils tiennent toujours à moi. Ça peut sembler idiot, mais j'ai l'impression que maintenant je dois apprendre comment être ami avec eux sans toi. Ça n'a pas de sens, car on est déjà ami et en plus l'amitié ça ne s'apprend pas.

Maintenant que je suis officiellement inscrit dans mon nouveau lycée, je commence à réaliser que je vais bientôt devoir retourner en cours et ça m'angoisse.

Pardon, je t'ai beaucoup écrit.

Bonne nuit Railey.