Page cent-dix-huit
Dimanche 7 juillet 2019
J'ai passé la journée avec Louis. Hier c'était son anniversaire. Le premier sans Evan.
Il n'a rien dit pendant la réunion du cercle d'entraide, il n'en a pas parlé. Pendant toute l'heure et même après, devant le buffet de la fin, il semblait enjoué. Trop pour que ce soit naturel. Je crois que je suis le seul à m'en être rendu compte.
Je l'ai vu parce que tu étais comme ça toi aussi. Quand quelque chose n'allait pas, tu en faisais toujours trop pour le cacher. Ça fonctionnait avec papa, maman et même Brooke, mais jamais avec moi. De toute façon, à moi tu ne me cachais jamais rien.
Hier je t'ai vraiment vu en Louis. C'est pour ça que je lui ai envoyé un sms ce matin. Il ne m'a pas répondu tout de suite.
Je n'avais pas envie de rester à la maison cet après-midi. Maman me laisse de plus en plus en sortir, enfin, je ne veux pas dire qu'elle m'en privait avant, mais maintenant j'ai l'impression que c'est un peu plus facile. Elle s'inquiète toujours, mais soit elle le cache un peu mieux, soit elle arrive à gérer un peu plus facilement ses craintes. Pour papa c'est à peu près pareil. Ils me demandent toujours où je vais, avec qui, mais ils me laissent partir comme ils le faisaient quand tu étais encore là. Je garde toujours mon téléphone avec moi et allumé, mais ça aussi c'est quelque chose qu'on faisait toujours, avant.
Je leur ai simplement dit que j'allais me balader. Quand j'ai pris mon vélo dans le garage, je n'ai pas pu m'empêcher de regarder ma moto. Personne n'en parle, jamais, c'est comme si elle n'existait pas. Peut-être qu'un jour j'aurai le droit d'en refaire, ça me manque. La tienne aussi est toujours là.
J'ai pris ton sac à dos, pas seulement aujourd'hui, je le prends depuis que je suis rentré de l'hôpital. Je sais que j'en ai un et en plus le mien est en meilleur état, mais je préfère utiliser le tien. Tu l'adorais, il est complètement usé, délavé, rempli de stickers et de pin's, mais tu le prenais partout avec toi. Moi aussi je le prends partout avec moi maintenant, même s'il n'y a pas grand chose dedans la plupart du temps, à part mon journal. Lui aussi je l'emporte partout où je vais, j'ai peur de le laisser à la maison quand je ne suis pas là, j'ai peur que maman le lise une nouvelle fois. Je sais qu'elle ne le fera pas, mais ça me fait peur quand même. Je crois que je suis un peu en colère au fond de moi, par rapport à ça. Même si ça fait un petit moment, ça reste quand même dur pour moi de savoir qu'elle l'a lu. On n'a jamais abordé le sujet, c'est mieux comme ça.
J'ai voulu aller au terrain de basket près du lac, mais quand je me suis approché j'ai entendu des voix. Je ne sais pas s'il y avait Max ou Adam, mais je crois que j'ai reconnu celle de Tom et Jamie. Et s'ils étaient là tous les deux, il y avait peut-être tous les autres aussi. J'ai fait demi-tour sans même regarder.
Louis m'a répondu à ce moment-là. Il m'a demandé si je faisais quelque chose et si on pouvait se voir. Il a proposé qu'on se rejoigne au Jys'k. Je ne savais pas qu'il connaissait ce Diner, je n'y suis pas retourné depuis que tu es parti. J'ai accepté, je ne voulais pas, mais je l'ai fait quand même. Je suis arrivé le premier, quand il m'a rejoint une quinzaine de minutes plus tard, en bus, j'étais toujours sur mon vélo, au fond du parking, prêt à faire demi-tour.
Pendant que je l'attendais, comme tu peux l'imaginer, plein de souvenirs ont ressurgi dans mon esprit. On aimait tellement passer du temps là-bas. Tous les samedis après-midi, tous ensemble à discuter pendant des heures en mangeant des hamburgers ou en buvant des milkshakes. C'est même là-bas que tu avais emmené Sarah pour votre premier rendez-vous. Ce n'était pas vraiment romantique, mais tu avais quatorze ans à l'époque donc c'est normal. Puis je crois que si j'avais eu une copine, moi aussi j'aurais aimé avoir mon premier rendez-vous au Diner. Tu m'as toujours dit que je devais tomber amoureux d'une fille devant qui je n'aurais pas peur de manger un hamburger qui dégouline de fromage.
On s'est installé à l'intérieur, il n'y avait pas beaucoup de monde, mais surtout personne que je connaissais et ça m'a rassuré. J'avais envie de partir, d'aller ailleurs, mais je n'ai rien dit car je voulais être là pour Louis, même si je ne savais pas encore pour son anniversaire à ce moment-là. Il a commandé un hamburger et des frites, il n'avait pas déjeuné. Moi j'ai eu un peu plus de mal à choisir, j'avais envie de prendre un milkshake à la vanille, car c'était ton préféré, mais moi j'aime celui au chocolat. J'en ai pris un à la fraise, je ne sais pas pourquoi.
C'est là qu'il me l'a dit, pour son anniversaire. Pendant qu'il mangeait. On est resté silencieux un long moment.
J'ai repensé à notre anniversaire à nous, à mon premier sans toi, quand j'ai eu 17 ans et que toi tu avais toujours 16 ans. Evan aura toujours 18 ans, Louis lui vient d'avoir 19 ans. Je sais que l'on doit apprendre à vivre sans vous, et surmonter toutes les épreuves qui nous attendent, mais je crois que celle-là, c'est vraiment la plus dure. Ne plus avoir le même âge que vous. Ne plus être réellement jumeau. C'est une première fois aussi, parce que c'est le premier anniversaire sans vous. Moi je l'ai vraiment vécu comme une brisure. Ça m'a vraiment fendu le coeur de ne plus avoir le même âge que toi et je crois que ça a fendu le coeur de Louis aussi.
On n'en a pas beaucoup parlé. Il m'a qu'il ne savait pas comment il se sentait, ni ce qu'il était censé ressentir, juste que ça lui faisait mal. J'aurais bien aimé trouver les bons mots, ceux qui auraient pu lui faire du bien, mais je ne savais pas quoi lui dire, parce que moi non plus je ne savais pas ce que j'étais censé ressentir quand c'était notre anniversaire. Je crois qu'il n'y a pas d'émotions précises pour ça. C'était juste douloureux et peut-être que pour une fois on peut juste accepter que ça fasse mal, sans chercher à moins en souffrir. Je sais qu'on est censé tout faire pour aller mieux, mais je crois aussi qu'on a le droit d'être malheureux parfois et de ne rien tenter pour améliorer ça, juste l'accepter.
Pendant qu'on ne parlait pas, il m'a quand même dit merci d'être là, d'être avec lui. Quand il m'a dit ça, j'ai juste hoché la tête. Je n'ai pas osé lui dire qu'il n'avait pas à me remercier, parce que moi aussi j'avais envie d'être avec lui.
Je crois qu'à un moment donné il a senti que j'étais mal à l'aise, il m'a demandé si je venais souvent ici avec toi avant. Je ne m'en étais pas rendu compte, jusqu'à ce qu'il me le dise, mais je n'arrêtais pas de regarder autour de nous. J'aurais bien aimé que tu arrives, que la porte s'ouvre, que la cloche accrochée au dessus fasse gling-gling et que ce soit toi. Je t'aurais présenté Louis et on aurait passé le reste de l'après-midi tous les trois. Mais c'est impossible. J'ai rencontré Louis parce que tu es mort, si tu étais toujours là, je n'aurais jamais eu besoin d'aller à un groupe d'entraide pour des gens qui ont perdu leur jumeau ou leur jumelle.
Quand il a fini de manger, on est sorti, je me suis senti mieux. Ça me fait de la peine que le Diner me fasse ressentir ça, c'était comme si j'avais l'impression de ne plus y être vraiment à ma place. Louis a compris, il m'a avoué que dans son ancienne ville, il ressentait souvent la même chose. Il m'a dit que pour l'instant, j'avais besoin de trouver de nouveaux endroits où je pourrais me créer une nouvelle place, où je pourrais me sentir bien.
Je lui ai parlé du terrain au bord du lac, je lui ai dit que j'aimais encore aller là-bas. Il m'a proposé d'y aller, mais je n'ai pas voulu parce que j'avais peur qu'il y ait encore du monde. Il m'a fait promettre de l'y emmener un jour, quand il n'y aurait personne.
En attendant il a décidé qu'on devait se trouver une place à nous. On a pris mon vélo, je suis monté sur le guidon et lui il pédalait. Je n'avais pas fait ça depuis des années, j'avais l'impression d'avoir de nouveau huit ou neuf ans. Je ne sais pas combien de temps on a roulé comme ça, mais c'était chouette.
On a trouvé une petite clairière, au milieu du bois, de l'autre côté du lac.
On s'est allongé dans l'herbe, je n'ai pas beaucoup parlé, lui non plus. On a profité du ciel et du calme. On n'a jamais été là-bas toi et moi, pourtant c'est vraiment pas loin du terrain, on aurait pu tomber sur cette clairière un million de fois, mais ce n'est jamais arrivé. C'est un endroit sans toi, ton souvenir n'était pas partout et Louis était là, c'était apaisant. Je crois que ça lui a plu aussi, car il a dit que cette clairière pourrait être notre endroit à nous.
Louis travaille dans un café, sa mère est infirmière, elle est souvent de garde la nuit. Il s'occupe beaucoup de ses deux petites soeurs. Lily et Maya, tu les connais maintenant, je t'ai déjà parlé d'elles.
S'il arrive tout le temps en retard aux réunions le samedi, c'est à cause de ses horaires. Il n'a pas dit à son patron qu'il fait parti d'un cercle d'entraide. En réalité il ne lui a jamais dit qu'il avait un jumeau. Avant. Il ne sait pas si c'est parce qu'il n'en a pas envie ou si c'est parce qu'il n'en a pas le courage. Pourtant il sait que son patron accepterait de le laisser partir plus tôt pour qu'il arrive à l'heure, car c'est quelqu'un de sympa. Peut-être qu'il lui en parlera un jour, il a dit qu'il le ferait quand il se sentira prêt.
En dehors du cercle, personne ne connait la vie de Louis ou l'existence d'Evan. Ça m'a surpris, je ne pensais pas que Louis... je ne sais pas comment dire, cachait ? Non, ce n'est pas le bon mot, je ne pense pas que Louis veuille cacher Evan, son existence ou sa mort, mais c'est juste qu'il me semble tellement fort comparé à moi, que j'avais l'impression qu'il pouvait parler de son frère facilement.
Quelque part ça me rassure qu'il ne soit pas aussi fort que ce que je croyais. C'était impossible, pas après ce qu'il a vécu. Ça ne veut pas dire qu'il est faible, mais ça le rend plus humain, plus proche de moi. Jean nous a beaucoup parlé de la façade, du fait de cacher nos émotions et notre souffrance, de chercher à ne rien montrer aux autres. Louis a une façade et ça me plait qu'il ne la garde pas tout le temps quand il est avec moi.
Est-ce que tu crois que j'ai une façade moi aussi ? Moi je ne crois pas, je n'ai pas l'impression de faire semblant d'aller bien, peut-être un peu parfois. C'est juste que je ne dis rien, je ne parle pas beaucoup et je ne raconte à personne quand ça ne va pas, sauf à Alan des fois. Je ne crois pas qu'on peut dire que c'est vraiment une façade. Puis beaucoup de gens font ça, il n'y pas que les personnes qui ont perdu leur jumeau ou leur jumelle, qui cachent leurs émotions.
Louis ne cherche pas à cacher Evan. Il m'a dit que d'avoir déménagé, même si c'était difficile parce que ça l'éloignait des tombes de son frère et de son père, lui avait fait du bien, car ici il n'était personne et qu'il pouvait devenir qui il voulait. Que son passé et ses malheurs ne le suivaient pas, parce que toutes les personnes qu'il croise ou qu'il rencontre, ne sont pas au courant.
Ça m'a fait penser au lycée. Si je vais dans une nouvelle école, moi aussi je pourrais devenir qui je veux et comme ça mes malheurs ne me suivront pas non plus.
Je lui ai parlé de Max et Adam, je lui ai dit qu'ils me manquaient beaucoup. Ses amis l'ont beaucoup soutenu après la mort d'Evan, personne ne lui en voulait alors que lui se détestait. J'ai parfois tendance à oublier que c'est Louis qui conduisait, parce qu'il n'en parle jamais. D'ailleurs il a rapidement changé de sujet, il m'a demandé ce qui m'empêchait de voir mes amis. Je n'ai pas su quoi répondre, parce que la seule chose qui m'en empêche, c'est moi-même.
J'aimerais tellement être capable de trouver les bons mots, de savoir quoi dire pour soulager sa culpabilité, l'apaiser même rien qu'un tout petit peu. Tu étais beaucoup plus doué que moi pour ces choses-là, tu savais tout le temps quoi dire aux gens, ou quoi faire, dans toutes les situations.
Je sais que tu vas trouver ça stupide, mais plusieurs fois j'ai eu envie de lui demander s'il avait déjà confié tout ça à quelqu'un du cercle ou si j'étais le seul. Je crois que j'aimerais être le seul, je sais que c'est un peu égoïste, mais même si je ne me confie pas beaucoup, je ne parle qu'avec lui, alors j'aimerais bien que lui aussi ne parle qu'avec moi.
Tu sais, des fois j'ai un peu de mal à comprendre pourquoi il aime passer du temps avec moi. Enfin je crois qu'il aime bien ça, car depuis le début c'est lui qui est venu vers moi. J'essaie de ne pas trop réfléchir ou me poser trop de questions, mais c'est un peu étrange pour moi, parce que Louis il aime passer du temps avec le nouveau moi. Le moi d'après toi, il n'a pas connu le moi d'avant, celui que j'étais quand tu étais encore là. S'il l'avait connu, il n'aimerait sûrement pas le Harry de maintenant. Tu comprends pourquoi j'évite de trop penser ? Parce qu'après tout mon esprit s'embrouille et plus rien n'a de sens.
Je vais aller dormir, je suis fatigué.
Si j'avais encore ma moto, je pourrais aller chercher Louis à son travail le samedi, comme ça il n'aurait pas à attendre le bus et il n'arriverait pas en retard. Mais je n'ai plus le droit de la conduire et lui ne veut plus jamais conduire de voiture.
Bonne nuit Railey.
PS : Louis n'a pas eu peur de manger son hamburger devant moi.
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