Chapitre 6 : L'escalade (4/6) [V2]

Ils n'étaient plus très loin de son quartier, des avenues familières, des ruelles sombres et discrètes... Encore quelques pas. Heureusement, elle habitait à proximité du centre-ville et le trajet était possible à pied. S'ils avaient dû prendre un bus...

— Oh, ça aurait pu être pire, déclara Mikaël dans son dos.

Son corps se retourna avant que sa raison n'ait pu intervenir pour l'en empêcher.

Il avait sorti son téléphone et observait son visage tuméfié sur l'écran. Son arcade sourcilière était ouverte en deux endroits, des gouttes rouges perlaient sur l'un de ses yeux gonflés. L'une de ses pommettes avait subi le même sort et déversait sur sa joue de longs filaments cramoisis qui s'étiraient jusqu'à son menton.

Les poumons de la vampire réclamèrent soudain plus d'air. Le doux parfum métallique pénétra ses narines où il vint titiller ses cellules olfactives. Elle sentit sa conscience s'assombrir, s'effacer peu à peu...

— Tu vas cacher ça, oui ! lui cria-t-elle en plaquant son avant-bras contre son nez.

Mikaël décrocha les yeux de son téléphone et les fixa sur elle, surpris.

— Katrina, tu agis bien étrangement aujourd'hui. Je t'assure que tout va bien. Regarde, j'ai encore toutes mes dents !

— Tu crois vraiment que c'est ça, le problème !

Elle lui en aurait bien foutu une. L'écouterait-il si sa magnifique denture blanche se voyait amputer d'une de ses pièces ?

Inspirer. Expirer. Inspirer. Expirer.

Une violente migraine lui vrilla l'avant du cerveau. Elle se plia en deux, les mains sur le front.

Mikaël tendit une main vers elle. Peut-être avait-il prononcé son prénom... Elle ne savait pas. Elle ne savait plus. Elle se retourna et partit à toutes jambes.

Mais quel con, quel con, quel con ! se répéta-t-elle.

Peu lui importait qu'elle s'éloigne trop de Mikaël. Peu lui importait que son bracelet se déclenche et que la police intervienne. Il fallait qu'elle mette le plus de distance possible entre cet abruti et elle.

Inspirer. Expirer. Inspirer. Expirer.

Sa vision ne fut bientôt plus qu'écarlate, le paysage, une toile vierge teintée de sang. Elle s'engouffra aussitôt dans une ruelle sombre. Ses pieds se prirent dans un déchet jeté là et elle se sentit tomber, encore et encore... Ses paumes heurtèrent enfin la surface froide et humide du sol.

Inspirer. Expirer. Inspirer. Expirer.

Il ne fallait pas qu'elle perde pied, qu'elle se perde elle-même. Elle devait disparaître, le temps que la tempête se calme.

Paupières closes, elle se mit à ramper tout en s'obligeant à prendre de grandes bouffées d'air. L'une de ses mains rencontra la surface glacée et solide d'un conteneur à poubelles. Elle se glissa derrière et s'assit à même le sol, contre le mur, jambes relevées contre sa poitrine, tête dans les bras.

Elle aurait bien crié, hurlé son désespoir, sa colère et sa peur. Elle y avait cru. Elle s'en était convaincue... Que cette lutte qui la rongeait depuis tant d'années était terminée. Qu'elle en était sortie victorieuse. Que le mal s'était recroquevillé tout au fond d'elle et qu'il avait fini par tomber en poussière, par être balayé par les ans.

Alors pourquoi refaisait-il surface maintenant ? Pourquoi ? Pourquoi, après tout ce temps ? Pourquoi avait-il fallu que Mikaël se mêle à cette bagarre ? Pourquoi avait-il fallu qu'ils se rendent en ville ce jour-là ? Qu'elle casse ce robinet la veille ? Que cette famille s'invite dans sa vie ?

Pourquoi avait-il fallu qu'elle prenne ce raccourci dans la ruelle ce soir-là ?

Un sifflement strident lui parvint à travers le rugissement du sang dans ses oreilles. La partie de sa conscience qui n'était pas entièrement focalisée sur sa respiration reconnut le son du bracelet. Peu lui importait.

Inspirer. Expirer. Inspirer. Expirer.

Les sens exacerbés de Katrina remarquèrent alors une douce fragrance, portée par le vent jusqu'à ses narines. Mélange de violette et de jacinthe sur son plateau de métal... Sans lever la tête, elle se prit à inspirer profondément, à se laisser envahir par les effluves enivrantes, exaltantes...

L'odeur disparut.

À sa place, Katrina entendit des pas la dépasser. Ils se turent quelques mètres plus loin, à côté d'elle, contre le vent. Un soupir lui parvint.

Mikaël s'était assis là-bas. Il resta silencieux un long moment.

— Tu es une addicte, n'est-ce pas ? finit-il par demander.

Katrina sentit son cœur plonger dans sa poitrine. Sa vie à Prémices était terminée. Elle serait traquée comme une bête pour être exécutée. Elle devrait fuir la ville, tout abandonner. Tout recommencer.

— Je suis désolé... J'aurais dû m'en rendre compte plus tôt. Dans l'appartement d'Alexandru... Et tout à l'heure... Dès les premiers instants, j'aurais dû comprendre.

Mikaël poussa un nouveau soupir.

— N'empêche, c'est incroyable. Je ne pensais pas les addicts capables d'une telle maîtrise d'eux-mêmes. Si je t'avais croisée dans la rue, jamais je n'aurais su... Comment fais-tu ? Tous les addicts peuvent-ils contrôler leur soif de sang ainsi ? Nous aurait-on menti en nous affirmant que vous devenez tous des bêtes sauvages sans âme dès que vous buvez la moindre goutte de sang humain ?

Un étrange sentiment étreignit les entrailles de Katrina. Il ne l'abattait pas d'une balle dans la tête ? Il n'appelait pas ses collègues ? Il ne fuyait pas à toutes jambes ?

Il lui parlait comme d'habitude ?

— Tu poses trop de questions... grommela-t-elle.

Sa voix était étranglée, mais également fébrile. Un peu trop à son goût, mais tant pis. Allait-elle pouvoir rester ?

Il observa à nouveau le silence. Katrina se concentra sur lui. Le bruit de sa respiration, sa présence, à quelques mètres d'elle, immobile malgré ce qu'il venait d'apprendre. Elle en fit son point d'ancrage face à ce tourbillon de violence et d'instabilité qui menaçait de l'engloutir à nouveau.

Après quelques minutes, elle entendit Mikaël se lever.

— Je reviens, ne bouge pas.

Ses pas s'éloignèrent, toujours contre le vent.

Elle ne fit pas un geste. À mesure que les minutes passaient, un doute finit tout de même par s'installer dans son esprit.

Où était parti Mikaël ? S'était-elle faite de faux espoirs ? Était-il parti chercher des renforts ? Naïf comme il était, peut-être était-il allé raconter à ses collègues la découverte de cette étrange addicte, seule dans une ruelle, qui pouvait soi-disant contrôler sa soif de sang... Si des policiers la voyaient dans son état actuel, elle était à peu près certaine qu'ils prendraient le jeune homme pour l'abruti qu'il était et pointeraient leurs armes sur elle. Si cela venait à arriver, des cadavres joncheraient certainement la ruelle avant que la nuit ne tombe. Et elle n'en ferait pas partie.

— Me voilà de retour ! Pardon d'avoir tant tardé.

Katrina se tendit. Elle écouta attentivement les alentours, à l'affut du moindre bruit suspect.

Rien.

— Tu peux regarder, maintenant.

Elle entendit le sourire dans sa voix et commença doucement à relever la tête. Une forte odeur faisait à présent son chemin vers ses narines. Mais pas celle de tout à l'heure... De l'antiseptique ?

Mikaël se tenait là, torse bombé, la tête emmaillottée dans d'épais pansements qui couvraient presque la totalité de son visage.

— La dame chez qui je suis allé frapper m'a emmené chez un voisin qui m'a conduit chez un autre... Bref, on a fini par trouver une boîte de premiers secours.

Katrina sentit un début de sourire naître sur ses lèvres. Elle se rendit alors compte que sa vision avait retrouvé ses couleurs habituelles. Son cœur s'était calmé et le froid glacial avait quitté ses membres.

— T'as pas l'air con comme ça... pouffa-t-elle, reconnaissante.

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