Chapitre 5 : Les réfugiés (4/4) [V2]
— Nous sommes vraiment navrés de vous imposer ainsi notre présence... Malheureusement, nous n'avons pas d'autre choix.
La femme semblait terriblement gênée. Elle gardait les yeux baissés tout en essayant d'empêcher son fils de repartir pour une nouvelle course-poursuite avec lui-même autour de la table basse.
Son mari, assis à côté d'elle sur le canapé, garda le silence, sourcils froncés et air contrarié sur le visage.
— Nous tâcherons de ne pas trop vous déranger et nous installerons dans le salon. Faites comme si nous n'étions pas là... poursuivit-elle.
L'homme tourna alors la tête vers elle, furieux.
— Isabella, ce n'est pas...
— Raymond, s'il te plaît, l'interrompit-elle.
Adossé au mur à côté de la fenêtre, Katrina se détourna et observa la rue en contrebas. La marée humaine avait fini par refluer, seule restait sur l'avenue l'agitation habituelle d'une fin d'après-midi.
Isabella et Raymond. Le couple était arrivé de la pointe occidentale de l'Europe près de vingt ans auparavant et guettaient depuis dans les bidonvilles autour de Prémices l'opportunité d'y entrer. Fiona et Nolan, leurs enfants, étaient nés dans les baraquements de fortune. Sans logement digne, sans le sou, sans avenir.
Jusqu'à ce matin-là. Les gardes qui surveillaient les accès à la Cité-État avaient rangé leurs armes et invité les dizaines de milliers de miséreux à l'intérieur. La famille avait sauté sur l'occasion.
— Les enfants ne vous dérangeront pas pendant la journée, ils iront à l'école.
La voix d'Isabella trembla légèrement d'émotion sur ce dernier mot. Les vampires, adultes comme enfants, étaient chassés sans distinction à l'extérieur, ils n'avaient donc pas accès à l'éducation. À Prémices, Fiona et Nolan pourraient aller en classe, apprendre à lire et à écrire puis, dans quelques années, trouver un travail.
Sur le papier, en tout cas. Les enfants du quartier finissaient en grande majorité par abandonner l'école et se tourner vers des activités moins légales et plus rentables que les emplois peu gratifiants qui leur étaient immanquablement proposés à l'âge adulte.
Katrina se garda bien de faire le moindre commentaire à ce sujet. Que cette femme profite de sa douce illusion utopiste tant qu'elle le pouvait encore. La réalité finirait bien par la rattraper.
— C'est formidable ! Vous devez être tellement soulagés d'être enfin à l'abri à Prémices ! clama Mikaël.
Quelque chose dans sa voix fit comprendre à Katrina qu'il ne s'adressait pas qu'aux nouveaux venus.
Elle fixa résolument le pigeon qui avançait tranquillement sur le trottoir quelques dizaines de mètres plus bas et tenta d'imaginer une nouvelle organisation à six (plus une chauve-souris) dans son appartement. Elle vivait la nuit, eux le jour. S'ils s'installaient dans le salon, elle n'aurait plus accès à sa télévision ni à son ordinateur quand ils dormiraient. Si elle leur cédait sa chambre, ils la réveilleraient forcément pendant la journée pour accéder à la cuisine et à la salle de bain.
Aucune solution ne lui venait à l'esprit et elle sentit une nouvelle fois le désespoir et la panique naître en elle. Comment pourrait-elle bien vivre comme elle l'entendait avec cette famille chez elle ?
— Qu'en dis-tu, Katrina ?
Elle sursauta et se retourna.
Isabella la regardait, un sourire un peu anxieux sur les lèvres. Quant à Raymond, il arborait toujours un air contrarié et fixait résolument la télévision allumée sur une chaîne d'information en continu.
Quand il vit le regard interrogateur de Katrina, le jeune homme réexpliqua patiemment son idée :
— Je disais qu'ils pourraient dormir dans la chambre la nuit, puisque tu es réveillée à ce moment-là. Tu la récupérerais pendant la journée pour te reposer à ton tour.
Il semblait partagé entre la fierté d'avoir confectionné ce plan et effrayé que celui-ci soit rejeté en bloc par Katrina. À leur grande surprise, les protestations trouvèrent une autre origine.
— Hors de question, déclara Raymond. On nous a attribué ce logement, nous vivons donc ici au même titre que vous à partir d'aujourd'hui. L'ordre d'arrivée à Prémices ne constitue pas une hiérarchie. Je refuse de devoir composer avec une congénère égoïste au rythme de vie complètement déréglé.
— Raymond... tenta d'intervenir Isabella.
Katrina se rapprocha du canapé et se campa sur ses pieds, bras croisés contre sa poitrine.
— Vraiment ? Eh bien je refuse de composer avec des arrivistes qui ne contribuent pas financièrement à l'entretien de mon appart'. Je ne vois pas pourquoi je devrais m'adapter au rythme d'inconnus qui débarquent sans prévenir chez moi.
— Katrina, essayons de régler les choses dans le calme, la tança Mikaël.
Raymond se leva alors. Il devait bien faire deux têtes de plus que la vampire. Ses yeux rouges la fusillaient du regard, et malgré la barbe brune touffue et mal entretenue qui couvrait ses joues émaciées, elle devinait sans peine ses traits tirés par la colère. Katrina resta pourtant de marbre, pas impressionnée le moins du monde, même quand il vint se placer juste devant elle.
— Je comptais effectivement trouver un travail pour apporter un peu d'argent au foyer, mais votre attitude n'est pas des plus encourageantes.
Mikaël se mit à son tour sur ses pieds et glissa ses mains entre les deux adversaires pour tenter de les séparer. Il abandonna rapidement quand ses côtes cassées se rappelèrent à lui et toussota, embarrassé, avant de se reprendre.
— En tant qu'agent des forces de l'ordre, je suis un parti neutre et me propose comme médiateur. Asseyez-vous, nous allons discuter tous ensemble pour trouver une solution. Dans le calme et la sérénité.
Katrina leva mentalement les yeux au ciel. Il aimait vraiment afficher son statut à tout bout de champ, surtout quand le champ en question était bien marécageux et infesté de mines. Elle lui en aurait bien collé une.
— La police de Prémices est tombée bien bas si ses agents fricotent avec des déchets de la société comme elle, cracha Raymond en plissant le nez.
Mikaël rougit violemment. La vampire soupira presque. À quel genre de réponse s'attendait donc cet abruti ?
— Nous... Je... Je ne fricote pas avec...
— Ah oui ? Qu'est-ce qu'un membre respectable des forces de l'ordre comme vous fait ici, dans ce cas ?
Le jeune homme ouvrit la bouche, croisa le regard de Katrina et la referma. Une idée traversa alors l'esprit de cette dernière. Elle remonta sa manche pour rendre bien visible le bracelet qui brillait à son poignet.
— Il me surveille, je suis soupçonnée de meurtre.
Isabella plaqua ses deux mains sur sa bouche, horrifiée. Saisissant l'occasion, Nolan se sauva et reprit sa course dans le salon. Sa sœur, déjà blottie contre leur mère, resserra davantage encore son étreinte. Le regard de Raymond passa de hautain à méfiant. Ces réactions tirèrent un petit sourire à Katrina. Toujours aussi ravis d'avoir été casés chez moi ? ricana-t-elle intérieurement.
— Soupçonnée seulement ! intervint aussitôt Mikaël. Mais je vous assure qu'elle n'est pas coupable !
Raymond l'ignora. Il serra et desserra son poing, comme s'il mourrait d'envie de s'en servir.
— Si vous touchez à un seul cheveu de mes enfants ou de ma femme, vous le regretterez amèrement. Je n'ai jamais ingéré la moindre goutte de sang, mais je me ferai un plaisir de vous vider du vôtre.
— Essaye un peu. Tu risquerais d'être surpris...
Katrina soutint son regard menaçant sans ciller. S'il croyait que prendre une grosse voix allait l'intimider, il se fourrait le doigt dans l'œil. Pourtant, elle commençait à regretter sa franchise. Son plan pour faire déguerpir ces intrus n'avait pas fonctionné aussi bien qu'elle l'escomptait. Tout ce qu'elle avait réussi à faire, c'était effrayer Isabella, terrifier la petite Fiona et se mettre encore plus Raymond à dos.
Nolan passa en courant entre Katrina et son père en direction de la cuisine, peu réceptif à l'atmosphère tendue qui régnait dans la pièce.
Les deux adversaires se fixèrent encore un moment, jusqu'à ce qu'un bruit d'assiettes cassées ne les tire de leur joute silencieuse.
Les journées s'annonçaient longues. Très longues.
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