Chapitre 5 : Les réfugiés (1/4) [V2]

Elle était assise sur une chaise, les yeux baissés sur ses pieds suspendus dans le vide. Elle avait voulu mettre ses ballerines noires ce jour-là, mais sa mère avait préféré lui passer ses souliers rouges. Elle ne les aimait pas beaucoup, pourtant : ils n'étaient pas pratiques pour courir et lui faisaient mal aux pieds. Mais ils étaient assortis à sa jupe. Sa jupe, elle l'aimait bien. Elle tournait très haut lorsqu'elle faisait la toupie. Donc elle n'avait rien dit.

À côté d'elle, un bruit métallique lui fit tourner la tête. Il était là, vêtu de son habituelle tenue noire, avec sa chemise rouge, simple silhouette devant la lueur de la bougie. Sur la table devant lui, des verres et des bocaux de différentes formes et tailles reflétaient la danse hypnotique de la lumière. Leur mystérieux contenu, plein de couleurs, l'avait toujours fascinée. Cette pièce, en revanche, ne lui plaisait pas du tout.

Elle voulait remonter. Elle voulait voir sa mère. Elle voulait jouer avec ses poupées.

La silhouette leva alors quelque chose qui étincela brièvement devant la bougie. Elle baissa aussitôt les yeux en apercevant la lame. Ses souliers aussi brillaient. Ils étaient jolis, dans la pénombre.

Elle voulait remonter. Elle voulait voir sa mère.

Il lui suffisait d'attendre. Ne rien dire, ne rien faire. Alors, il la laisserait tranquille. Elle pourrait partir, quitter cette pièce. Des bruits de pas commencèrent à s'approcher.

Elle voulait remonter.

Ne rien dire, ne rien faire.

Ne rien dire, ne rien faire.

Ne rien dire, ne rien faire...

Katrina accueillit presque avec soulagement la forte clameur dans la rue qui la tira du sommeil. Elle regarda l'heure sur son portable et sa satisfaction s'évanouit aussitôt quand elle constata qu'il n'était même pas midi.

Ses paupières pesaient lourd et un large bâillement faillit lui décrocher la mâchoire. Elle se laissa donc retomber contre son matelas, plaqua son oreiller sur sa tête et tenta de se rendormir en pensant à plus joyeux que son cauchemar. Comme ses nombreux raids victorieux sur Dance with Blades IV depuis qu'elle avait pris la décision d'abandonner son enquête, quelques jours plus tôt.

Après plusieurs minutes, elle dut cependant accepter sa défaite. Exaspérée, elle se leva et ouvrit les rideaux pour comprendre contre qui elle devait s'énerver ce jour-là.

Plusieurs mètres en contrebas, au pied de l'immeuble, une immense foule occupait trottoirs et chaussée. Tous ces gens semblaient faire la queue pour accéder à une unique porte, bien ridicule en comparaison de la marée humaine. Le Centre Local du Logement, le bureau responsable de la répartition des appartements entre les différents ménages qui arrivaient en ville.

Le fait que ces personnes attendent devant ce centre en particulier ne pouvait vouloir dire qu'une chose : tous étaient des vampires. Mais que fabriquaient-ils là ? Et surtout, pourquoi un tel afflux précisément en ce moment, alors que les meurtres en série, sans cesse plus nombreux, venaient d'être rendus publics ?

Katrina retourna jusqu'à son lit et parcourut les informations sur son téléphone portable. Il ne lui fallut pas plus d'un clic pour trouver ce qu'elle cherchait puisque le sujet s'était aisément inscrit en gros titre du jour : les réfugiés, vampires comme humains (mais surtout vampires), installés dans les camps autour de la Cité-État avaient tous obtenu leur naturalisation. Et qui disait « citoyen de Prémices » disait « attribution d'un logement ».

Une rapide estimation lui apprit que les rues ne se videraient pas avant plusieurs heures, il était donc inutile qu'elle tente de se rendormir tout de suite. Dépitée, énervée, épuisée, elle passa donc au salon et alluma sa télévision.

La lumière bleue qui s'en échappa dans l'obscurité de la pièce tira Mikaël du sommeil.

— Hein ? grommela-t-il.

À défaut d'avoir pu convaincre Katrina d'adopter un rythme de vie plus conventionnel, il avait fini par se calquer sur celui de la vampire afin d'accomplir au mieux son devoir de surveillance. Le réveil était donc aussi dur pour lui qu'il l'avait été pour elle. Sa tête retomba sur son oreiller. Puis se redressa.

— Il est quelle heure ? hurla-t-il.

Il farfouilla dans son sac de ses mains fébriles, trouva son téléphone, poussa un nouveau cri et bondit dans le couloir, en caleçon, pour faire son rapport matinal à Farein. Katrina se demanda à quel genre de réprimandes le jeune homme aurait le droit pour ses trois heures de retard. Son supérieur arrivait au bureau à neuf heures, le quittait à seize heures trente, et toutes les supplications de Mikaël pour modifier les heures de ses appels quotidiens s'étaient vu rejeter dans la plus grande indifférence.

— Tu as vu, on dirait qu'il aime les petites fleurs... ricana Phil, un œil glissé entre les rideaux.

Katrina haussa les épaules et alluma sa télévision. La décoration florale des sous-vêtements de Mikaël ne l'intéressait pas. Au hurlement qui lui parvint depuis le couloir, elle comprit qu'elle n'était pas la seule. Des cris paniqués et embarrassés répondirent et le jeune homme réapparut dans l'appartement, rouge de la tête aux pieds.

— Je suis de la police, attendez !

Il se jeta devant son sac et commença à le vider sans ménagement devant une voisine outrée. Katrina reconnut la vieille vampire du numéro quatre cent sept, trois portes plus loin. Elle levait un poing serré au-dessus de sa tête et faisait savoir de toute la puissance de ses cordes vocales qu'elle trouvait ce comportement exhibitionniste scandaleux, que des enfants auraient pu le voir, qu'il devrait avoir honte, et cætera. Un argumentaire qui aurait pu tenir la route si seulement il y avait eu des enfants à cet étage.

— Katrina ! Tu as vu mon badge ? s'affola Mikaël, à présent blanc comme un linge.

Elle lui répondit par un haussement d'épaules. Que voulait-il qu'elle fasse de son badge ?

Le jeune homme reprit ses recherches frénétiques tout en réfutant comme il le pouvait les accusations d'usurpation d'identité que lui assénait la voisine.

Un mouvement à l'extrémité de son champ de vision attira l'attention de Katrina. Le badge de Mikaël était suspendu là, sur la tringle à rideaux, sous les pattes de Phil dont le petit corps tressautait de rire.

Katrina retint un rictus amusé et fit défiler ses jeux sur l'écran de télévision, à la recherche de celui qui la tenterait le plus. Entre son cerveau fatigué et les aboiements continus de la voisine, ce n'était pas chose facile.

Quand Mikaël aperçut enfin ce que lui avait volé Phil, il se précipita vers son badge et le brandit fièrement. La voisine l'observa en plissant le nez. Elle fixa ensuite Katrina qui lui retourna un sourcil levé.

— Si j'étais vous, je quitterais cet humain et je le mettrais dehors, déclara-t-elle d'une voix hautaine avant de reprendre son chemin.

La vampire resta interdite un moment tandis que son esprit enregistrait difficilement ce que la voisine venait de laisser entendre. Elle haussa finalement une nouvelle fois les épaules. Après tout, peu importait ce que la vieille dame avait cru comprendre, Katrina n'avait ni l'énergie ni la motivation pour lui courir après et rétablir la vérité.

Mikaël, bouche bée, bondit en revanche vers la porte et hurla :

— Nous ne sommes pas ensemble !

Quand il se retourna ensuite, ses yeux croisèrent ceux de Katrina et une légère teinte rosée colora ses joues. Elle soupira intérieurement. Qu'allait-il s'imaginer, celui-là ?

Le jeune homme finit par poser le regard ailleurs, puis entreprit de remettre son badge à sa place dans son sac.

— C'est vrai, quoi, qui pourrait bien tomber amoureux d'un garçon manqué au caractère de cochon comme elle ? crut bon de conclure Phil.

Katrina agrémenta la remarque d'un petit sourire en coin. La chauve-souris n'avait pas tort et c'était tant mieux. Rien de tel que la tranquillité et la solitude pour une longue vie heureuse.

— Très jolies fleurs, au fait, complimenta le chiroptère.

Mikaël prit cette fois-ci une belle teinte cramoisie et s'empressa de ramasser un pantalon jeté par terre lors de la fouille catastrophée du sac. Du coin de l'œil, Katrina comprit d'où venait le manque d'endurance du jeune homme et elle ricana silencieusement. Apparemment, quand on avait le nom de famille qui allait bien, pas besoin d'épreuves physiques pour intégrer les forces de l'ordre.

Une fois habillé, Mikaël s'immobilisa et fronça les sourcils.

— Quel est ce bruit ? demanda-t-il.

Katrina tourna vers lui un air éberlué. C'était maintenant qu'il se rendait compte du raffut à l'extérieur ? Pour toute réponse, elle zappa sur une chaîne d'information. Comme elle s'en doutait, le temps d'antenne était partagé entre les journalistes sur les plateaux, les reporters dans les camps de réfugiés vides et ceux qui tentaient de se faire entendre dans les rues emplies de vampires à l'air un peu perdu.

Mikaël observa les images sans rien dire. Soudain, il se tourna vers Katrina, affolé.

— Où les autorités vont-elles loger tous ces gens ? Je croyais que notre capacité d'accueil approchait déjà de ses limites...

La vampire soupira. Ce type était vraiment né sur une autre planète... Même elle connaissait la réponse alors qu'elle n'était arrivée que quelques mois plus tôt.

— Ici, dans les quartiers. Ils les caseront dans les appartements déjà occupés.

Cinquante pour cent des logements étaient réservés aux humains, cinquante pour cent aux vampires. Si cette mesure, inscrite dans la Constitution, avait à la base pour vocation de garantir un toit à tous les êtres aux yeux rouges, alors minoritaires, la tendance s'était inversée et le texte se retournait à présent contre ceux pour qui il avait été écrit : les vampires s'entassaient désormais dans des quartiers mal entretenus tandis que des appartements demeuraient vides dans le centre-ville, principalement peuplé d'humains.

Mikaël parut abasourdi. Il ouvrit la bouche mais s'interrompit dans son élan. Son visage s'éclaira ensuite, comme si l'idée du siècle venait de lui traverser l'esprit.

— Nous devrions reprendre notre enquête de ce pas, alors ! s'exclama-t-il. Si de nouveaux venus s'installent chez toi, nous serons un peu à l'étroit, autant faire au mieux pour que je dégage le plancher rapidement.

Elle ricana et lança le jeu qu'elle avait fini par choisir.

— Rêve. Aucune chance qu'on colle des réfugiés dansmon appart'.

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