Deux nuits plus tard, Katrina et Mikaël se tenaient debout sur un toit battu par les vents et observaient les passants qui circulaient sous leurs pieds. D'après Sean, leur homme avait arpenté ces mêmes trottoirs à plusieurs reprises ces derniers jours.

— Tu es certaine que notre suspect sera dans le coin ce soir ? s'enquit le jeune homme d'une voix anxieuse.

— Pas du tout.

— Alors que fait-on ici ?

— Tu as une meilleure idée ?

— Dites, c'est l'heure de la pause goûter ?

— Non.

— Si vous n'avez pas faim, je peux toujours m'occuper de vos sandwichs, vous savez ?

— Non !

La tête de Phil qui dépassait de la veste de Mikaël s'assombrit de déception. Il ravala le filet de bave qui pendait à ses lèvres et disparut sous le vêtement en bougonnant.

Katrina se concentra à nouveau sur la rue en contrebas. Les gens y défilaient, parfois en groupes joyeux et excités, parfois seuls, pressés ou décontractés. La vie suivait son cours. Une vie insouciante à laquelle elle ne se souvenait pas avoir jamais goûté.

Ces passants sortaient-ils voir des amis ? Retrouver une personne chère à leur cœur ? La vampire tenta de s'imaginer à leur place, entourée, souriante. Le malaise la saisit. Jamais elle ne se sentirait mieux que devant sa télévision ou son ordinateur, sur ses jeux préférés. Cette vie grégaire ne lui convenait pas. Le contact des gens la dégoûtait.

— Peux-tu me ressortir la photo d'Alexandru ? Je veux être sûr d'avoir son visage en tête.

La voix de Mikaël à côté d'elle l'arracha à ses pensées. Elle afficha l'image sur son portable et la montra au jeune homme. Ce dernier acquiesça et porta d'énormes jumelles noires à ses yeux.

— Attends, tu les utilises vraiment ? ricana-t-elle.

— Pourquoi crois-tu que nous avons fait ce gros détour jusqu'à chez moi ce soir ?

— Je croyais que c'était une excuse pour me montrer ta belle résidence de bourge en plein centre-ville.

— Très belle résidence, d'ailleurs ! Si le principe de colocation t'intéresse, je suis preneur ! crut bon d'ajouter Phil depuis le couvert de la veste.

Mikaël jeta un regard vexé et embarrassé à Katrina avant de se replonger dans son observation.

— Ce n'était absolument pas mon intention ! Je voulais simplement récupérer mes jumelles à vision nocturne...

La vampire songea qu'il aurait pu être intéressant de lui demander à quoi servaient d'ordinaire ses fameuses jumelles. Surtout rangées dans leur boîte au fond d'un placard poussiéreux, lui-même entreposé dans un débarras plus grand que son propre appartement.

Une cuillère en argent ? Ce type était né avec la totalité du vaisselier en or massif dans la bouche, oui... En tout cas, le petit sourire en coin qu'il arborait semblait indiquer que l'utilisation de son jouet l'enthousiasmait beaucoup.

Après les passants « normaux » (ils devaient quand même avoir un grain pour préférer passer la soirée dehors plutôt qu'au chaud chez eux), Katrina s'intéressa aux marginaux. Ceux qui marchaient seuls, qui trébuchaient parfois, qui dormaient allongés sur des cartons, protégés du froid par de modestes couvertures. Elle les scruta un à un. Et ils étaient nombreux, dans cette avenue passante à la frontière entre le centre-ville et l'est des quartiers vampires, bordée d'une pléthore de bars. Elle s'attarda sur certains plus que d'autres, mais leur démarche ne collait pas. Trop ivre. Pas assez... assoiffée.

Après de longues minutes qui se transformèrent en heures, Mikaël sortit les sandwichs confectionnés par ses soins et Phil réapparut aussitôt. Le chiroptère n'avait pas clairement expliqué sa volonté soudaine d'abandonner le confort de sa tringle à rideaux pour leur tenir compagnie cette nuit-là, mais la raison n'avait échappé à personne.

Sans quitter l'avenue des yeux, Katrina prit une grande bouchée de pain de mie garni de produits frais dont elle aurait juré qu'ils ne se trouvaient pas dans le réfrigérateur le matin même. Ce dîner ne valait ni les paquets de chips, ni les hamburgers et encore moins la bière, mais il restait comestible.

Soudain, une silhouette attira son attention. La vampire se tendit, ignora le bout de tomate qui venait de tomber sur son pantalon de survêtement et observa plus en détail l'homme à capuche qui titubait au coin d'une ruelle.

Il était vêtu au moins aussi simplement qu'elle, si ce n'était plus salement. L'un de ses pieds, nu, glissait sur le revêtement humide de l'avenue. Après trois pas, il s'appuya de toute la moitié supérieure de son corps contre un mur et s'immobilisa, le menton légèrement levé, la bouche ouverte, les crocs clairement visibles. Les passants le regardaient d'un œil amusé quoiqu'un peu inquiet et prenaient bien soin de l'éviter.

Un simple ivrogne à leurs yeux.

Une bête assoiffée à ceux de Katrina.

D'un geste, elle arracha le sandwich des pattes de Phil et lui planta la photo d'Alexandru sous le nez. Il protesta avec véhémence.

— Le type à capuche, là-bas. Va voir si c'est lui. Sinon, ta bouffe y passe.

Elle tendit le bras et le sandwich se retrouva suspendu dans le vide. La chauve-souris parut hésiter un instant, mais quand une première tranche de concombre chuta mortellement vers le trottoir froid plusieurs dizaines de mètres plus bas, il consentit à déployer ses ailes pour partir en reconnaissance.

À défaut du sandwich, il avala en quelques secondes la distance qui le séparait de sa cible et voleta devant lui. Malgré la présence de la chauve-souris juste sous son nez, l'homme resta immobile.

Phil se tourna alors vers le toit de l'immeuble où ses compagnons attendaient et fit quelques loopings excités.

Ils avaient trouvé Alexandru.