Chapitre 20 : L'enfant (3/4)
***NOTE DE L'AUTEURE : cette partie contient la description d'un enfant victime de violences et d'abus... Et puis un peu de sang, aussi***
Dans un crissement, le battant pivota sur ses gonds et dévoila une pièce sombre, froide. Une odeur tout aussi pestilentielle que dans les étages y régnait, mais Ecaterina n'y fit aucune attention. Seule la petite silhouette au fond de la cellule occupait ses pensées.
Les râles que poussait l'enfant, par-dessus le cliquetis métallique des chaînes qui le retenaient, gardèrent un tempo identique lorsque la vampire posa un pied dans la pièce. Il ne leva pas la tête, ne remua pas, ne se débattit pas. À travers la faible lueur qui se déversait sur lui depuis le couloir, Ecaterina découvrit un petit garçon prostré, les bras tendus par des entraves fixées au mur. Ses côtes se soulevaient au rythme de sa respiration hachée, trop rapidement pour un corps au repos. Il semblait en meilleure forme physique que la fillette quelques étages plus haut, mais elle savait son cas tout aussi désespéré.
Un souffle légèrement différent la tira de sa contemplation horrifiée. L'enfant avait relevé la tête et la fixait de ses yeux vides, fiévreux. Sans la voir. Les muscles de sa mâchoire ne cherchaient plus à fermer sa bouche, pourtant, aucun filet de salive ne coulait de sa gorge sèche.
Ecaterina demeura immobile, les bras ballants, incapable du moindre geste, du moindre son.
Ce petit garçon... Une petite fille... enchaîné dans le sous-sol... enfermée dans un cachot... Seul... Avec sa mère...
Seule...
Une vague de souffrance l'envahit. La soif intense, le froid éternel, l'obscurité, l'esprit vide, les pensées insaisissables. Elle luttait, se débattait, haletait, pleurait, suppliait, le jour, la nuit, le jour, la nuit, le jour...
Son estomac se retourna et elle ne put retenir un haut-le-cœur. La bile âcre sur sa langue la ramena un peu à la réalité. Elle essuya son front couvert de transpiration d'une main que l'anémie et les émotions avaient rendue tremblante.
Inspirer. Expirer. Inspirer. Expirer.
Elle n'était plus emprisonnée dans ce cachot, avec pour seule compagnie une mère qui la regardait sans la voir. Elle était debout, libre, l'esprit clair, et il ne tenait qu'à elle d'offrir un futur aussi brillant à ce petit addict.
Décidée, elle lui fit face une nouvelle fois. La tête de l'enfant était toujours levée vers la lumière que refusaient de refléter ses yeux ternes, fenêtres sur un gouffre de souffrance.
- Je vais te sauver, lui assura-t-elle.
Ecaterina s'approcha du petit et voulut briser une première chaîne. Cependant, dès que sa main s'agrippa aux liens, les yeux du garçon s'exorbitèrent. Telle une furie, il se mit à se débattre dans tous les sens à grands renforts de hurlements hystériques. Un coup de pied cueillit sa sauveuse au niveau du ventre et elle se retrouva projetée jusque dans le couloir. Plus surprise que blessée, elle se remit difficilement sur ses jambes et examina la situation.
Si l'enfant avait assez de force pour l'envoyer valser, mais pas suffisamment pour se défaire de ses liens tout seul, elle-même aurait peu de chance de parvenir à briser ces chaînes dans son état de grande faiblesse. Le trousseau de clés du garde se trouvait toujours dans sa main, peut-être contenait-il également le moyen de libérer l'enfant. Si seulement ce dernier acceptait de la laisser faire.
Les yeux de la vampire se posèrent sur la flaque de sang que le sol en terre battue absorbait petit à petit, puis sur ses blessures qui se refermaient lentement. Elle se sentait faible. Très faible. Le froid qui s'était emparé de ses membres refusait de la lâcher. Son esprit flottait au milieu d'un épais brouillard. Seul cet enfant enchaîné devant elle l'empêchait de défaillir.
Ecaterina occulta toutes ses inquiétudes au sujet de son propre état physique et se concentra sur son objectif. Elle se plaça face à l'enfant, toujours à l'agonie, emprisonné dans son propre corps, et leva un bras qu'elle pressa contre les lèvres sèches de l'addict. Lorsque sa chair fragile, en pleine cicatrisation, entra en contact avec les crocs du petit, ceux-ci se refermèrent dans un mouvement réflexe.
La vampire ne réagit pas, l'esprit trop embrumé pour ressentir la douleur, trop accaparé par ses autres plaies, encore béantes pour les plus sévères. Des blessures physiques, des blessures mentales... Sans un battement de cil, elle laissa son sang couler dans la gorge de l'enfant.
Quelle quantité devait-elle lui donner pour le soumettre totalement à sa volonté ? Quelques gouttes seulement lui assuraient l'obéissance absolue des vampires de bas rang, mais cela suffirait-il pour un addict dont la raison semblait s'être réfugiée au plus profond de lui-même ?
Après quelques minutes qui lui parurent des heures, les jambes d'Ecaterina manquèrent de se dérober. Dans son mouvement, son bras quitta les crocs de l'enfant et elle recula jusqu'à un mur, contre lequel elle prit appui.
Les yeux fermés, elle s'autorisa une dizaine de respirations profondes pour calmer le tournis qui menaçait de l'envoyer à terre, puis ouvrit une nouvelle fois les yeux. L'enfant s'était calmé. Il pendait mollement au bout de ses chaînes, la respiration toujours haletante, quoique plus régulière. Lorsqu'elle s'approcha de lui et qu'elle posa une nouvelle fois la main sur ses liens, le petit resta immobile.
- Hécate ? appela alors une voix dans le couloir.
À moins que ce ne soit un rêve. Elle n'était plus vraiment certaine de ce qui était réel ou non.
Machinalement, elle essaya les clés de son trousseau une à une, dans l'espoir de trouver celle qui ouvrirait les menottes trop serrées de l'enfant. Enfin, la première serrure céda et elle fit quelques pas en direction de la seconde. Une main se posa alors sur son épaule et l'obligea à se retourner.
Un visage un peu flou la regardait, les traits tirés par l'horreur. Elle crut reconnaître Joe. Quand les yeux de celui-ci se posèrent sur elle, l'effroi s'ajouta aux autres émotions qui dansaient sur son visage.
- Hécate, mais comment... Qu'est-ce que... Tu... Ta tête... Bon sang, tu t'es vue ?
Ecaterina fit un mouvement pour se dégager de son étreinte, en vain.
- Comment peux-tu encore être en vie dans état pareil ?
La vampire l'ignora et tendit la main vers la deuxième chaîne qui retenait encore l'enfant. Joe ne tenta pas de s'interposer et laissa le silence s'installer dans la pièce. Ecaterina glissa difficilement une clé dans la petite serrure des menottes. Puis une autre.
- Dis-moi... Tu es noble, n'est-ce pas ? Je veux juste m'en assurer, avant que...
La troisième ne tourna pas non plus. Elle voulut en attraper une quatrième, mais le trousseau lui échappa et tomba à terre dans un bruit mat. Elle se pencha pour le récupérer.
- Oh et puis zut... grommela Joe.
Une main la saisit par le col et la redressa de force. Ecaterina trébucha, incapable de retrouver d'elle-même son équilibre. Avant que son cerveau fatigué ait pu comprendre ce qui lui arrivait, le bras de Joe était glissé entre ses lèvres. Le goût de la saleté et de la transpiration lui donna un haut-le-cœur qu'elle contint de justesse.
- Mords, ordonna-t-il.
Elle l'observa sans comprendre. Elle était fatiguée. Très fatiguée. Sa vision déjà floue noircit un instant et elle vacilla.
Le vampire en face d'elle exerça une pression contre sa mâchoire supérieure et elle sentit le goût amer du sang glisser dans sa gorge.
Aussitôt, le brouillard qui obscurcissait ses pensées commença à se dissiper. Elle reprit appui sur ses jambes. Ses mains se posèrent sur le bras d'où provenait le précieux liquide qui lui rendait progressivement la vie. À grandes gorgées, elle se délecta du mets chaud et métallique, infiniment moins savoureux que celui des humains, mais ô combien grisant et rafraichissant pour son esprit enfiévré.
Peu à peu, ses forces lui revinrent et des picotements sur le côté droit de son visage lui indiquèrent que celui-ci reprenait également vie. La douleur reflua jusqu'à atteindre des niveaux supportables. C'est alors qu'un léger coup sur son épaule la ramena sur terre.
- Laisse-m'en un peu, quand même... grommela Joe.
La vampire lâcha son bras et recula d'un pas. D'une main, elle s'essuya les lèvres tout en balayant distraitement le cachot du regard. Même si elle ne le voyait encore que de son œil gauche, l'endroit avait récupéré le peu de couleurs dont il était doté. Malgré le soulagement qui gonflait peu à peu en elle, elle se retint d'inspirer trop profondément l'air vicié, de peur que les odeurs ne la fassent défaillir à présent que ses fonctions olfactives avaient également retrouvé leur plein potentiel.
- Couchée !
Ecaterina dévisagea Joe avec surprise, sentiment qui se transforma rapidement en un dédain non dissimulé lorsqu'elle comprit d'où sortait cet ordre. Le vicomte haussa les épaules en détournant le regard.
- Je vérifiais juste que je ne t'avais pas malencontreusement asservie... s'expliqua-t-il.
Elle le fusilla une dernière fois du regard avant de se tourner à nouveau vers le petit addict. Lorsqu'elle se pencha pour récupérer le trousseau de clés au sol, le léger vertige qui la saisit lui rappela qu'elle n'avait pas encore recouvré toutes ses forces. Elle secoua la tête, repoussa ces pensées dans un coin de son esprit et acheva de libérer l'enfant. Celui-ci s'affala à terre où il demeura immobile.
Ecaterina se pencha sur lui avec inquiétude. Quand elle aperçut la poitrine famélique du petit se soulever faiblement, elle ne put retenir un court soupir de soulagement. Délicatement, ses bras se glissèrent sous la nuque et les genoux de l'addict avant de l'arracher au sol souillé. Il ne cria pas, ne se débattit pas, ne réagit pas. Le choc de l'asservissement ainsi que le jour à l'extérieur le maintenaient dans une certaine léthargie, mais son état général demeurait inquiétant.
Désespéré.
Ce mot s'imposa à l'esprit de la vampire, qui s'empressa de le repousser. Elle allait sauver cet enfant. Elle le lui avait promis.
Sans faire attention à l'air abasourdi de Joe, elle fit volte-face et se dirigea d'un pas décidé vers la sortie.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top