Vêtu d'un simple jean et d'un tee-shirt malgré le vent frais qui s'engouffrait dans la ruelle, le chef des Iris de Sang se mouvait avec une assurance et une autorité qui ne seyaient pas à son corps de jeune adulte.

Il s'immobilisa à deux mètres d'Ecaterina. Son regard, loin d'être surpris, semblait lui signifier qu'il attendait son interpellation depuis un moment déjà. Elle le soutint donc, décidée à ne pas se laisser marcher dessus.

— Il est bien tard pour une petite promenade, Katrina, déclara-t-il. Je veillais simplement à ce que tu rentres chez toi sans encombre. Les rues ne sont pas sûres, en ce moment.

La vampire masqua comme elle le put la surprise que sa remarque éveilla en elle. Ainsi, il ne l'avait pas oubliée... Dissimulée dans l'ombre de Leonid à chacune de leurs rencontres, elle ne pensait pas être suffisamment remarquable pour que le chef rival retienne son prénom. Sauf que ce dernier était un alias. Elle éprouva une certaine satisfaction en comprenant que son interlocuteur ne savait pas tout sur tout.

— Inquiète-toi donc pour tes subordonnés, je n'ai pas besoin d'un garde du corps.

— Je n'en doute pas une seconde. Je me suis toujours demandé ce que quelqu'un comme toi faisait à la solde de Leonid.

Ou peut-être que si... Elle fronça les sourcils, un peu perdue : savait-il qui elle était vraiment, oui ou non ?

— Passons... Ce n'est pas pour échanger de mièvres mondanités que tu me cherchais, n'est-ce pas ?

Agacée de voir le contrôle de la situation lui échapper, Ecaterina fut tentée de tourner les talons et de partir sans un mot. Elle s'obligea cependant à prendre une profonde inspiration pour se calmer. Fuir ainsi serait une marque d'immaturité dont Joe pourrait aisément se servir contre elle.

— Qu'est-ce que tu sais de Cula et de sa bande de tarés ?

— « Cula »... Oh, les Élus ? comprit Joe. Tu tâtes le terrain pour savoir si une alliance serait possible contre eux ?

Vraiment, ce type l'énervait au plus haut point.

— Avant toute chose, j'aimerais connaître ta position vis-à-vis d'eux, marmonna-t-elle. Si tu es dans leur camp, la conversation risque de se terminer de manière prématurée.

— Je vois de quel type de fin tu parles. Je peux être rassuré, dans ce cas, nous n'aurons pas à en venir aux mains : je ne vois pas pourquoi je m'associerais à un groupe qui ruine mon business.

Ecaterina le dévisagea un moment, à la recherche du moindre signe qui pourrait trahir un mensonge de sa part. Rien de tel ne transparaissait sur ses traits impassibles. Elle resta pourtant sur ses gardes : si elle cherchait à s'allier à Joe, ce n'était pas parce qu'elle lui faisait confiance, mais pour être sûre qu'il ne lui chercherait pas des noises pendant qu'elle luttait contre Cula. Et tant qu'à faire, si elle pouvait profiter de ses énervants talents d'observateur, ce ne serait pas de refus.

Joe lui tendit une main qu'elle considéra un instant. Devait-elle sceller cette alliance ici et maintenant ? Elle-même ?

— Je vais transmettre ces informations à notre chef, déclara-t-elle finalement en tournant les talons.

— Je ne m'engagerai avec personne d'autre que le meneur des Crocs Écarlates, l'arrêta Joe. La meneuse, en l'occurrence.

Ecaterina se retourna, pas si étonnée que cela. L'œil affûté de son interlocuteur avait sans doute assemblé sans grande difficulté les pièces du puzzle, de sa visite inopinée cette nuit-là à la façon dont elle se tenait et lui parlait. Il la fixait toujours de ses yeux indéchiffrables, le bras levé et la paume tendue, prête à accueillir la sienne. Lorsqu'il la vit hésiter, un léger sourire se dessina sur ses lèvres.

— Tu le sais sans doute déjà, mais ce Dracula est un imposteur, poursuivit-il. L'originel des légendes ne serait pas apparu tout à coup à Prémices pour sauver les siens après des siècles d'isolement. Il n'empêche que j'ai un compte à régler avec ce type et que ça va bien au-delà de l'aspect professionnel. J'imagine que c'est également ton cas.

Un compte personnel à régler ? Avec Cula ? Ecaterina fronça les sourcils, intriguée. Joe connaissait-il la véritable identité du chasseur ? Si c'était le cas, peut-être voulait-il venger le meurtre d'un proche. Il était alors probable qu'il projette sa situation sur son interlocutrice et la croie également en quête de représailles.

À moins que la raison soit tout autre... Connaissait-il le lien de Neculai avec Dracula ? Était-ce elle que Joe souhaitait atteindre à travers l'ancien chasseur ? Ecaterina chassa difficilement ces pensées de son esprit. Le monde entier ne tournait pas autour d'elle, il ne lui servirait à rien de se laisser happer par la paranoïa. Pourtant, avec le chef des Iris de Sang en face d'elle, elle permit à une part de doute de persister dans son esprit...

— Ne nous mets pas dans le même panier, objecta-t-elle d'une voix retenue. Je n'ai en tête que les intérêts des Crocs Écarlates.

— Je ne pense pas, non. Tu n'as pas l'air du genre à passer à l'action si tu n'y trouves pas ton compte, s'expliqua-t-il en haussant les épaules. Pourquoi irais-tu jusqu'à prendre la tête d'un gang pour te débarrasser des Élus si tu n'étais pas directement concernée ? Et inutile de jouer la carte de l'innocente petite vampire de bas rang, je sais que tu es plus que ça. Je l'ai vu à tes yeux dès notre première rencontre.

Ecaterina retint un éclat de rire. Joe savait apparemment qu'elle était noble, mais cela s'arrêtait là. Pourtant, ce qui la satisfit le plus fut de réaliser qu'il se montrait bien plus bavard que d'ordinaire. Finalement, était-ce vraiment elle qui désirait le plus cette alliance ? Les longues diatribes de son interlocuteur lui apparurent soudain comme les boniments désespérés d'un homme en train de jouer sa dernière carte pour ne pas couler.

Il se refusait peut-être à le montrer, mais elle savait que la balle était de retour dans son camp. Et elle n'avait pas l'intention de la rendre de sitôt. Elle ignorait peut-être quelle affaire personnelle Joe pouvait bien vouloir régler avec son imposteur, mais elle aurait tout le temps de le découvrir une fois le chef des Iris de Sang parmi ses alliés.

Un sourire au coin des lèvres, elle attrapa la main du vampire et la serra.

— Un plaisir de travailler avec toi, « Joe ». Appelle-moi « Hécate ».