Trouver le camp de ses anciens camarades fut beaucoup plus simple qu'Ecaterina l'avait espéré. Visiblement, toutes ces heures passées à jouer ensemble ne leur avait rien appris.

Un feu dansait au milieu d'une petite clairière, éclairée à la fois par les flammes et par les deux lunes de Lubvenia, le monde féérique où elle avait passé presque toutes ses nuits depuis bientôt deux ans et demi. Seules trois ombres venaient obscurcir le tableau : Chromarmor, le chevalier baraqué à l'armure rutilante, Inugami15, un grand elfe habillé de noir et xXpro-gamerXx, un autre elfe en treillis et casquette assortie.

Quand elle jeta un œil aux pseudos des trois abrutis qui campaient tranquillement à découvert, elle s'aperçut que le dernier s'appelait désormais PGBlackHunter. Il avait visiblement compris que son ancien nom était plus ridicule qu'autre chose et en avait changé.

Cela l'empêcherait-il de se prendre une raclée de la main d'une naine à barbe sobrement vêtue d'un maillot de bain à fleurs et armée d'un gourdin ? Absolument pas.

Ecaterina dégaina son bout de bois grossièrement ouvragé et s'élança de toute la vitesse de ses jambes miniatures vers le feu de camp.

Ses anciens camarades, absorbés par leur conversation, puis abasourdis par l'insulte au bon goût qui déboulait sur eux, tardèrent à réagir. Une erreur qui leur fut fatal.

Le gourdin s'abattit sauvagement sur la casquette de PGBlackHunter, cueillit Inugami15 sous son délicat menton et l'envoya valdinguer quelques mètres plus loin. Ne jamais sous-estimer la force brute d'un nain. Surtout couplée à l'effet de surprise.

Quand Ecaterina se tourna vers Chromarmor, celui-ci était prêt. Elle ignorait quelle tête faisait le joueur derrière son écran de petit humain pourri gâté, mais s'il avait souri en la voyant débarquer, ce n'était sans doute plus le cas maintenant qu'elle avait réduit en miettes ses deux camarades.

Le chevalier sortit sa longue épée de son fourreau et se mit en garde. Elle s'avança vers Chromarmor sans même prendre la peine de se concentrer. Le joueur ne portait pas systématiquement une armure pour rien : il paniquait facilement et était terriblement mauvais en attaques. Conscient de son statut de boulet en chef, il se présentait plutôt comme le maître stratège du groupe. En vérité, une fois qu'Ecat prenait la tête des opérations, les plans n'étaient plus là que pour faire joli et il se contentait de la suivre en l'encourageant.

Elle ne se l'était pas gardé en dernier pour rien...

Le premier coup de gourdin atteignit le chevalier dans les côtes. Le second au bras. Il tenta de lui décocher une attaque, mais elle s'était déjà déplacée au niveau de son flanc et lui envoya son arme dans le dos.

Son armure, achetée par ses parents à l'occasion de son vingt-cinquième anniversaire « parce que dix mille cinq cents pièces, c'est pas cher et que je suis riche, bande de pauvres » (paraphrase), était d'excellente qualité pour son niveau. Au bout de dix attaques, elle commença cependant à montrer des signes de faiblesse. Ecaterina l'acheva à coups de combos et leva bien haut son gourdin devant un Chromarmor immobile, sans doute délaissé par le joueur qui l'avait créé, en pleine crise de colère derrière son clavier.

« Ciao, bande de nazes. Avec rancune (beaucoup). <3 Ecat » prit-elle le temps d'écrire sur le chat.

Elle abattit son arme et Chromarmor s'effondra.

Satisfaite comme elle l'avait rarement été dans sa vie, elle rejoignit le personnage de Sean qui l'attendait un peu plus loin puis se tourna vers le garçon assis sur le canapé à côté d'elle. Ce dernier levait les yeux au ciel.

- Quoi ? ricana-t-elle.

- Quelle classe... soupira-t-il, un sourire ironique au visage. Tu me laisses participer au prochain assaut ?

Elle éclata de rire et tendit une paume vers lui.

- Bien sûr !

Il fit claquer sa main dans la sienne, puis le duo se mit en route vers leurs prochaines victimes.

***

Quelques heures plus tard, Ecaterina avait obtenu un gourdin spécial avec des piques rétractables, des lunettes de ski et les chaussures assorties. Sean s'était également un peu laissé emporter et arborait désormais un sombrero ainsi qu'une paire de tongs.

Satisfaits de leur balade et du défouloir que celle-ci leur avait procuré, ils se déconnectèrent et Sean partit chercher d'autre jus de fruit.

À son retour, ils burent en silence. Le calme détendu se fit cependant de plus en plus lourd. Ecaterina sentait l'envie d'en savoir plus du nouveau chef des Crocs Écarlates, mais elle ne chercha pas à la soulager. À ses yeux, il y avait beaucoup plus important et, surtout, beaucoup moins casse-tête pour elle. Latter le derrière de Cula, par exemple.

- Que sais-tu de l'arrestation de Leonid ? demanda-t-elle enfin.

Une fois de plus, Sean se renfrogna. Non pas à cause de la réponse qu'il s'apprêtait à fournir, mais parce que le sujet de la question était loin de celui qu'il voulait véritablement aborder.

- Il est parti un soir pour un... truc qu'il avait à faire, je ne sais pas trop quoi. Il n'est jamais revenu. J'ai reçu un message d'alerte, mais comme la sécurité de mon réseau internet était compromise, je n'ai rien pu faire pour l'aider.

Ecaterina s'enfonça dans le canapé, en pleine réflexion. Cette réponse ne l'avançait pas... Qu'était sorti faire Leonid ce jour-là ? Avait-ce un lien avec le groupe de Cula ? Ses autres camarades étaient-ils saufs ?

Elle avait en revanche une petite idée de l'endroit où pouvait se trouver Leonid : les vampires étaient détenus dans une structure séparée de celle des humains, à l'extrême ouest de Prémices, là où la ville ne s'était pas encore étendue. Elle se sentait capable d'y entrer et d'en sortir, mais ramener l'ancien chef avec elle s'avérerait plus délicat.

La priorité serait donc de s'assurer que Mikaël et Isabella étaient sains et saufs. Quant à Louis, s'il se trouvait encore dans les parages, il se débrouillerait très bien sans son aide.

- Peux-tu te renseigner sur les occupants de mon appartement ? s'enquit-elle donc auprès de Sean. J'aimerais savoir si une femme du nom d'Isabella et ses deux enfants s'y trouvent toujours.

Le chef des Crocs Écarlates la fixa avec étonnement.

- Tu t'inquiètes pour d'autres, maintenant ? Ça, c'est nouveau.

Elle le fusilla du regard et se leva.

- Le couvre-feu est toujours d'actualité ? se renseigna-t-elle au passage.

- Oui, il y a toujours autant de meurtres et... Ouh là, attends, qu'est-ce que tu fais ? Tu vas quelque part ? s'étrangla Sean quand il la vit se déshabiller.

- Je vais rendre une petite visite à quelqu'un, expliqua-t-elle en déposant sa nouvelle carte d'identité sur son tas de vêtements. Je serai vite de retour.

Sur ce, elle ouvrit une fenêtre, se transforma en chauve-souris et s'apprêta à prendre son envol.

- Attends ! s'écria alors Sean. Tu ne m'as pas encore expliqué. S'il te plaît...

Elle se retourna et constata qu'il s'était levé. Une main tendue vers elle, comme pour la retenir, il se tenait là, immobile, la moitié droite de son visage désespéré illuminée par l'écran de télévision.

- Katrina... Ecaterina... J'ai besoin de savoir. Qui es-tu vraiment ? Jusqu'à présent, dans ma tête, tu étais Katrina, cette réfugiée un poil violente qui fout les jetons, une déesse des jeux vidéo... Mais... Il y a autre chose, pas vrai ? Quand je te regarde, je ne sais plus qui j'ai en face de moi et... et je ne sais pas quoi en penser, merde !

Peut-être aurait-elle dû garder le silence et se réfugier une nouvelle fois dans le mensonge. Sean semblait jusqu'à présent se complaire dans son ignorance. Quelques jours à tourner autour du pot et il aurait sans doute oublié ses questions. Pourtant, elle avait pris sa décision et elle ne reviendrait pas dessus.

- Dis, cette partie de jeu vidéo... Je l'ai jouée comme d'habitude. Je suis toujours la même, d'accord ?

Elle essaya de masquer l'hésitation et la nervosité dans sa voix, mais l'exercice s'avéra difficile, pour ne pas dire impossible. Sean n'y fut pas insensible. Il acquiesça lentement, plus nerveux que jamais.

Dans un dernier soupir, la vampire improvisa une courbette un peu gauche et maladroite.

- Ecaterina Basarab, annonça-t-elle. Comtesse de Valachie.

La vampire essaya de ne pas se focaliser sur l'air horrifié qui était apparu sur le visage de Sean. Mal à l'aise, elle fit volte-face et s'envola sans attendre dans le ciel nocturne.