Chapitre 29 - Le retour
Tiré de mon sommeil par les premiers rayons du soleil, je cligne des yeux. Pour la première fois depuis que je suis ici, je ne sursaute pas en me réveillant. À travers mes paupières à peine entrouvertes, je décèle le tracé fin du carrelage en granit, les barreaux de fer d'une balustrade, puis les coussins du fameux canapé en palettes sur lequel repose une seconde silhouette.
En contemplant le visage angélique de Stella, je me sens étrangement apaisé. Elle estendormie sur le dos et sa respiration roule comme la houle sur les galets. Du bout des doigts, je viens effleurer ses joues constellées de fines taches de rousseur. Mon toucher fait papillonner ses paupières.
— Excuse-moi, je ne voulais pas te réveiller.
Ma voisine se redresse doucement en arquant le coin de ses lèvres.
— Ne t'en fais pas, j'étais plutôt en train de somnoler.
Happé par sa beauté naturelle, je ne parviens qu'à esquisser un faible mouvement de tête. Ses cheveux bruns, encore ébouriffés par la nuit que nous venons de passer, s'entremêlent autour de sa tête comme une crinière sauvage. Les premières lueurs du jour teintent ses iris d'une couleur miel pailletée d'or qui ressort sur sa peau hâlée. Charmé, je suis du regard le dessin de sourcils, interrompu par ces quelques poils rebelles dressés vers le haut, une petite imperfection qui la rend unique.
Le spectre de sentiments que cette fille me fait ressentir est tel que j'ai l'impression de me réveiller d'un long sommeil. L'attirance que je ressens va bien au-delà du physique : j'ai beau ne la connaître que depuis quelques jours, j'ai la sensation de partager avec elle une connexion nettement plus forte que celle que j'entretiens avec beaucoup d'amis de longue date.
— Allô la Terre, ici Stella ?
La voix taquine de celle que j'observais me tire de mes pensées. En la voyant arquer un sourcil intrigué, je ne peux pas m'empêcher de rire. Mon très probable sourire béat ne doit pas me donner l'air bien fin.
— Excuse-moi, j'étais déjà parti très loin...
Stella soupire d'un air empathique.
— En effet, je m'imagine que tu dois avoir la tête bien remplie en ce dernier jour de voyage.
Ses paroles me font aussitôt redescendre du petit nuage de bonheur sur lequel je flottais tranquillement.
— Oui, le dernier jour... répété-je dans un soupir.
Mon cœur se serre en prononçant ces mots et, au même instant, je réalise l'insolite de la situation. Après des mois à redouter ce voyage et à chercher à l'éviter à tout prix, moi, Samuel, je n'ai plus envie de partir ?
La vie est cruelle.
— Comment tu te sens ?
Cette question d'apparence anodine revêt ici une tout autre profondeur. Prenant sur moi pour tenter de masquer la tristesse qui m'envahit, je réponds :
— Ça va, ne t'en fais pas. Il est temps que je rentre. Ma grand-mère ne devrait plus tarder à se rétablir et je dois être auprès d'elle lorsque ce sera le cas... Puis, c'est sans compter mes frères et sœurs qui...
Stella m'interrompt d'un air ferme :
— Ce ne sont pas tes injonctions de grand frère et de petit fils dévoué qui m'intéressent, mais ton véritable ressenti, à toi.
Réalisant qu'elle a une fois de plus lu en moi comme dans un livre ouvert, je soupire.
— Je n'ai pas envie de dire que je suis triste. Ça reviendrait à matérialiser encore plus ce sentiment, à lui donner une place que je n'ai pas envie qu'il prenne. Du moins, pas maintenant, pas aujourd'hui...
Stella m'étudie d'un regard peiné, avant de déclarer :
— J'entends ce que tu dis. Mais cette tristesse est là, Samuel. Quoi que tu fasses, que tu en aies envie ou non.
Ses paroles me laissent muet. Sentant ma gorge se serrer, je détourne le regard. Mon amie pose alors une main affectueuse sur mon bras.
— Je sais que de faire comme si elle n'existait pas est tentant, mais ça ne la fera pas disparaître. J'essaie simplement de t'aider. Croire en une telle chose ne fera que repousser à plus tard le retour à la réalité... Qui n'en sera que plus douloureux encore.
J'acquiesce en soupirant. Ses paroles ont beau être sages, ce ne sont pas exactement celles que j'avais envie d'entendre.
— Pourquoi faut-il que l'on se soit rencontrés ici, maintenant ? Pourquoi faut-il que les meilleurs moments ne viennent qu'à la fin ?
Mes paroles instaurent un long silence, avant que Stella ne déclare :
— Et si on regardait plutôt la chose sous un autre angle ? Pour ma part, je suis heureuse que tes pas aient croisés les miens, heureuse d'avoir pu partager ces moments si forts avec toi. Ce n'était pas gagné après notre première rencontre à Monterosso, souviens-toi...
Sa dernière phrase me renvoie des images de notre collision en scooter. Je me revois noter son numéro sur un coin de carton de la boîte de pâtisseries, le brandir dans les airs avant de le voir s'envoler. En me remémorant ces moments, je ne peux pas m'empêcher de rire.
— C'est vrai, tu as raison... On a eu de la chance de se retrouver. Je dois une fière chandelle à Leonardo.
Nous sourions en repensant à cet italien pur souche, ce grand gaillard au cœur tendre.
— Je vais te dire quelque chose, Samuel, reprend Stella. Je sais que c'est du vu et revu, mais je pense que, parfois, on a besoin de se répéter ces phrases au moment venu.
Je plisse les yeux en soutenant le regard de mon interlocutrice.
— Ne sois pas triste pour ce qui n'a pas pu être... Mais réjouis-toi de ce qui a été.
J'acquiesce, comme pour m'efforcer de tatouer ces mots au plus profond de moi. Ces paroles si pleines de sagesse, mais si difficiles à mettre en pratique...
— J'admire cette qualité en toi, crois-moi, mais... Comment fais-tu pour rester si... détachée ?
Contre toute attente, ma question arrache un sourire à Stella.
— Moi, détachée ?
Pour l'encourager à poursuivre, je l'étudie d'un regard attentif.
— Je ne me considère pas comme quelqu'un de détaché. Crois-moi, je vis à fond et je prends souvent les choses très à cœur. Ce recul, je m'efforce à le prendre pour ne pas perdre pied. C'est important de rester sur Terre... Tout effort est bon à prendre, même si ce n'est qu'un orteil qui touche.
Je hausse les épaules d'un air peu convaincu. Stella pose alors sa main sur la mienne et déclare :
— Je sais qu'à cet instant, mes conseils peuvent te sembler impossibles à appliquer. Crois-moi, ils l'étaient pour moi aussi, au départ. Mais les choses finissent par faire leur chemin et, un beau jour, tu te réveilleras en réalisant que tu as grimpé cette montagne que tu pensais inatteignable sans même t'en rendre compte.
* * *
Après un dernier petit-déjeuner et un trajet en scooter à travers les routes sinueuses de l'Italie du Sud, nous rentrons à Naples dans les alentours de midi. Afin de profiter jusqu'au bout de ces derniers instants ensemble, Stella m'accompagne jusqu'à l'aéroport. Ce n'est qu'une fois arrivé à la douane, devant ces fichues barrières qui nous séparent du grand saut, que nous nous résignons à faire nos au revoir.
Le cœur lourd, je me tourne vers ma guide, ma coéquipière. Cette fille qui a tant partagé avec moi en l'espace de seulement quelques jours. Ému, je la serre de toutes mes forces contre moi.
— Je ne t'oublierais jamais, murmuré-je d'une voix enrouée.
— Samuel... Moi non plus, crois-moi. Tu as compté bien plus que des personnes avec lesquelles j'ai passé bien plus de temps.
Ses paroles ont beau être touchantes, je ne peux pas m'empêcher de m'arrêter sur le fait qu'elles soient conjuguées au passé. Le fait de me dire qu'elle s'est déjà faite à l'idée, qu'elle a déjà tourné la page, me fend le cœur.
Mais c'est ainsi qu'il doit en être, me rappelle aussitôt mon cerveau cartésien. Si cette relation a existé dans la merveilleuse distorsion spatio-temporelle de ce voyage, cela ne veut pas dire qu'elle était destinée à prospérer sur le long terme.
— Tu m'as fait réaliser comme personne avant que la valeur d'une relation ne se mesure pas à sa durée, poursuit Stella.
J'acquiesce et, lorsqu'elle tente d'écarter sa main pour venir me caresser le visage, je la serre un peu plus fort contre moi. Stella, qui n'en rate rien, se défait de mon emprise pour me sonder de son regard pénétrant. Ce que je chercher à tout prix à éviter arrive alors, lorsqu'elle croise mes yeux embués.
— Samuel... murmure-t-elle en soupirant.
Tandis qu'elle me caresse la joue, puis les cheveux, je vois ses yeux s'emplir de larmes à leur tour. Une vision qui me brise encore un peu plus le cœur.
— C'est dur, soufflé-je. C'est dur, parce que ce que l'on a vécu a vraiment été très fort. Et ça, il ne faut pas qu'on l'oublie.
— Qui a parlé d'oublier ?
L'écho de sa voix douce flotte dans les airs tandis que nous nous contemplons sans un mot. J'ai beau essayer, c'est physique : je ne parviens pas à me défaire de cette sensation d'écrasement dans ma cage thoracique.
Alors, dans un dernier geste d'affection, j'approche la tête de Stella pour déposer un baiser sur son front. Je ferme les yeux, laissant chacune des sensations de ce moment m'imprégner. La douceur de sa peau, la souplesse de ses boucles, son odeur sucrée. Puis sans plus réfléchir, je m'éloigne et passe la porte de la douane. Cette foutue douane, ultime barrière après laquelle, je le sais, il n'y aura plus de retour en arrière.
Une fois de l'autre côté, je lance un dernier regard vers Stella, cette fille qui aura pris en l'espace de quelques jours une place si particulière. Avant de me laisser submerger par les émotions qui m'assaillent, je lui adresse un signe fébrile et entonne ma marche vers le nouveau voyage qui m'attend, laissant derrière moi ce pays désormais si plein de souvenirs et d'anges gardiens qui auront ponctué ma route.
C'est parti...
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