Je passe l'après-midi, puis la journée suivante vautré sur le canapé du salon de Leonardo. J'ai beau essayer de me calmer, rien n'y fait. Les mots « AVC », « état instable » et « risques de complications majeures » tournent dans ma tête comme dans une centrifugeuse.
Je repense à ma grand-mère, à son visage empreint de sagesse et ses paroles bienveillantes. Elle, ma conseillère et mon modèle, le roc de la famille. Imaginer cette force de la nature sur un lit d'hôpital m'est tout bonnement impossible.
— Abuela, tu ne peux pas me laisser, j'ai besoin de toi...
En serrant dans ma main le rosario qu'elle m'a confié, je repense à notre dernier appel. Elle m'avait semblé fatiguée à l'écran, mais j'avais mis cela sur le dos de l'heure tardive. Sans compter qu'elle m'avait fait part d'une terrible migraine. En découvrant sur internet qu'un mal de tête brutal et inhabituel peut être l'un des signes avant-coureurs d'un AVC, je m'en veux terriblement. J'aurais dû réagir, faire quelque chose ! Mais la nouvelle pensée qui me parvient est encore plus angoissante.
Et si cette conversation avait été la dernière ?
Non. Non, non, je refuse de le croire. C'est impossible, les choses ne peuvent pas se terminer comme ça, pas avec elle.
La marche à suivre m'apparaît plus claire que jamais : il faut que je rentre, que je la retrouve. De toute manière, je ne vais pas pouvoir continuer à voyager comme si de rien n'était. Je suis incapable de rester ici et de suivre les défis de cette liste. Peu importe si je dois bafouer des années de traditions familiales, il faut que je sois à ses côtés.
Je ne perds pas de temps et commence à inspecter les vols au départ de Naples. Les prix exorbitants me ramènent alors brusquement sur Terre. Dios Santo, mon vol pour venir ici m'avait déjà coûté un bras ! Comment peut-on mettre autant d'argent dans un trajet à bord de l'un de ces engins cauchemardesques ?
Une chose est sûre : mes maigres fonds n'assureront jamais une telle inversion. Je commence à envisager de demander un prêt exceptionnel à mes parents, lorsqu'une voix familière m'interpelle depuis le couloir :
— Samuel ? Est-ce que je peux venir te voir ?
— Leonardo... Bien-sûr, tu es chez moi. Par contre, si tu veux me proposer de sortir, je suis désolé mais ce sera non... Comme je t'ai déjà dit, je préfère rester ici.
Les yeux rivés sur le plafond, j'entends des pas s'approcher. Je bascule la tête et tente d'esquisser un faible sourire à mon ami, qui se tient encore dans l'encadrement de la porte. Il n'a pas osé mettre un pied dans son propre salon depuis ce matin et j'avoue que je me sens un peu coupable.
— Je sais que ça ne va pas fort. Encore une fois, je suis vraiment désolé de ce qui arrive à ta grand-mère... Je n'imagine pas la peine que tu dois sentir en étant si loin d'elle.
J'acquiesce lentement. Ma gorge serrée ne me laisse pas émettre le moindre son.
— Mais c'est justement pour cette raison que je voulais te voir. Il se trouve que j'ai quelqu'un avec moi... Et je me dis que, peut-être, cette personne pourrait t'aider un peu...
Ses paroles suscitent en moi un mélange de questionnement et de méfiance. Qui a-t-il bien pu ramener, un psy ? Un guérisseur énergétique louche ?
Ma curiosité me pousse finalement à céder :
— Tu peux l'amener.
Si je ne m'attendais pas à grand-chose, la tête brune qui franchit la porte me sort aussitôt de ma torpeur. J'ai beau ne l'avoir vue que deux fois, je reconnaitrais entre mille ses yeux couleur miel soulignés par ce subtil trait de khôl.
— Samuel ?
Sa voix douce me fait l'effet d'un baume apaisant. Ému, je me redresse lentement de mon lit pour esquisser quelques pas dans sa direction.
— Stella, murmuré-je, presque à bout de souffle.
La nouvelle venue esquisse un sourire en s'approchant à son tour.
— Comment... Comment est-ce que tu as... bredouillé-je, confus.
— C'est Leonardo qui m'a contactée.
Je tourne des yeux ronds vers mon ami, qui me contemple avec un petit sourire en coin.
— Tu... Tu la connaissais, en fait ?
— En réalité, pas vraiment, m'explique-t-il. Mais en passant l'annonce auprès de mes amis, j'ai découvert que l'un d'eux la connaissait bien. À vrai dire, j'ai appris hier soir que Stella était dans la même fac que moi. Dès que je lui ai écrit pour lui expliquer la situation, elle m'a appelé. Elle se souvenait de toi et m'a proposé de passer dès aujourd'hui. J'ai hésité au vu de ton état puis, en y pensant, je me suis dit que ça pourrait peut-être t'aider à retrouver un peu le moral...
Ses explications me laissent sans voix. Ce garçon est une crème, j'ai une chance inouïe d'être tombé sur lui.
— Merci, vraiment, lui soufflé-je en posant ma main sur son bras d'un air reconnaissant.
— Avec plaisir, Samuel. Sur ce, je vous laisse pour ces retrouvailles particulières...
Sans attendre notre réponse, il se volatilise, nous laissant seuls dans le salon. Stella déclare alors, d'un ton plus léger :
— Bon, ça te dit qu'on aille boire un café ? Je t'invite.
* * *
Une bonne demi-heure plus tard, nous sommes attablés à un café autour de deux parts de gâteau au chocolat. Dans mon état, je crois que c'est bien la seule chose que je suis capable d'avaler.
Quand elle me voie me jeter avidement sur mon assiette, Stella m'interroge :
— Depuis combien de temps tu n'avais pas mangé, Samuel ?
Je finis de mâcher mon énorme bouchée, sentant un vent de réconfort m'emplir tout le corps.
— Je ne sais plus trop... Hier midi, je crois... Mais c'était un buffet et les nonna m'ont gavé comme une oie...
Mon interlocutrice m'étudie de ses yeux ambrés, parés d'une lueur d'inquiétude.
— Donc ça fait plus de vingt-quatre heures ? Tu as l'habitude de faire ça ?
Pour seule réponse, je hausse les épaules.
— Leonardo m'a dit que tu n'étais pas bien, mais je n'en sais pas plus. Est-ce que... Est-ce que tu as envie d'en parler ?
Je soupire. J'ai beau ne pas avoir envie de remuer une fois de plus cette douloureuse nouvelle, je sais que le fait d'en parler à quelqu'un de neutre comme Stella pourrait me faire du bien. Alors, après une grande inspiration, je me lance et lui raconte tout. Les motifs de ma venue ici, la malédiction familiale et ma liste d'objectifs. Puis, inévitablement, j'en viens à l'accident de ma grand-mère.
Quand je termine, les traits de Stella sont empreints de tristesse.
— Je suis sincèrement désolée, Samuel.
— Tu n'y peux rien... soufflé-je d'une voix enrouée.
Un silence s'en suit, pendant lequel j'écrase machinalement les miettes de gâteau restantes à l'aide de ma cuillère.
— Ce qui est arrivé à ta grand-mère est terrible, vraiment...
Stella laisse sa phrase en suspens, tandis que j'acquiesce mollement.
— Mais, malgré tout, la vie continue.
Ses paroles me laissent perplexe.
— Comment ça ?
— En ce moment, c'est ta grand-mère qui est sur un lit d'hôpital... C'est affreux, mais ne penses-tu pas qu'il y a assez de souffrance comme ça ?
Contre toute attente, je sens monter un moi un élan de frustration incontrôlable.
— Et alors, je n'ai pas le droit d'être triste ? J'ai appris l'AVC de ma grand-mère hier ! C'est quoi l'idée, je devrais déjà être capable de faire preuve d'objectivité et de détachement ?
Prise au dépourvu par mon changement de ton, Stella se recule un peu dans sa chaise.
— Excuse-moi, Samuel, j'ai peut-être été maladroite. Ce que j'essaie de te faire comprendre, c'est que, pour toi, l'horloge tourne. Et elle tourne vite. En temps normal, je t'aurais bien évidemment encouragé à te morfondre et à laisser parler ta tristesse aussi longtemps que nécessaire, mais ici, la situation est différente. De ce que j'ai cru comprendre, il te reste moins d'une semaine avant de rentrer en Colombie... Or, tu as encore un tas de choses à faire.
— Parce que je devrais continuer ce voyage après ce qui s'est passé ? Stella, je ne crois pas que tu réalises. Je suis incapable de rester ici. J'ai déjà commencé à regarder les vols pour rentrer chez moi au plus vite.
Durant le silence suit mes paroles, Stella secoue la tête en soupirant. Elle lève finalement vers moi un regard peiné.
— Es-tu vraiment sûr de vouloir faire ça, Samuel ?
— Je n'ai pas le choix...
— Bien sûr que tu as le choix. On a toujours le choix.
Absorbé dans la contemplation des motifs organiques de mon assiette, je ne réponds rien.
— Ta grand-mère aurait-elle vraiment préféré que tu écourtes ton voyage pour venir la voir ?
Je tente de protester :
— Abuela ne m'aurait jamais demandé une chose pareille, mais dans le fond, je sais que...
— Vraiment ? m'interrompt Stella. De ce que tu m'as raconté à son sujet, ce voyage initiatique semblait réellement lui tenir à cœur. Et, depuis le début, elle n'a cessé de t'encourager à le mener à bien. Alors, dis-moi : ne préférerait-elle pas que tu achèves ce que tu as commencé et honores cette tradition familiale pour partager ton vécu auprès des tiens ?
J'ouvre la bouche pour rétorquer, mais ne trouve rien à dire.
— Je te dis ça car je sais que, parfois, on peut avoir tendance à se sacrifier pour le bien de ceux que l'on aime... Alors qu'en réalité, nous le faisons davantage pour soulager notre propre conscience, et finissons par leur causer plus de peine qu'autre chose. Alors, dis-moi, est-ce que le fait que tu sacrifies la fin de ce voyage pour elle la rendrait vraiment heureuse ?
Ses paroles me laissent une nouvelle fois muet. Je sens mon cœur se serrer lorsque la réponse à cette question m'apparaît comme une évidence.
Bien sûr que non, au contraire. Abuela serait la première à me le reprocher.
— Pourquoi est-ce que tu fais tout ça pour moi ? On ne se connaît même pas...
Ma question, posée de but en blanc, ne la surprend pas. Un sourire étirant le coin gauche de ses lèvres, elle déclare :
— J'aimerais te donner une réponse rationnelle, mais je ne suis pas sûre d'en être capable. J'ai beau être assez cartésienne, j'aime croire que parfois, les choses se passent pour une raison qui nous échappe. Et il se trouve que, dans l'immense ville qu'est Naples, alors que l'on n'avait aucun moyen de se contacter, nous sommes tout de même parvenus à nous retrouver. Crois-tu que c'est une simple coïncidence si j'arrive pile au moment où tu es au plus bas ? Peut-être que j'ai été amenée sur ton chemin pour t'aider à te relever.
Ses mots ne sont pas me rappeler ceux d'Ethan, qui m'avait lui aussi sorti le fameux adage du « les choses se passent pour une raison ». Bien que ses paroles ne m'aient pas réellement convaincu sur le coup, elles sont restées gravées en moi.
Si le hasard a remis cette fille sur ton chemin après que tu l'aies entrevue une première fois hier soir, je suis sûr qu'il le fera à nouveau. Il avait donc dit juste...
Je suis encore perdu dans mes pensées, quand la voix apaisante de Stella me ramène doucement à la réalité :
— Bien évidemment, c'est à toi que revient cette décision. Mais sache que, si tu souhaites poursuivre ce voyage, tu ne seras pas seul. Si tu es prêt à le faire, je peux t'aider à aller jusqu'au bout de ta quête, Samuel.
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