Chapitre 21 - Naples : Les tournesols et le croque-mitaine

La ville de Naples m'accueille dans un joyeux bordel qui, contre toute attente, me rappelle un peu la Colombie.

Si j'avais cru vivre le chaos à Rome, laissez-moi vous dire que je n'en avais encore rien vu. Ici, marcher dans les rues me donne l'impression de naviguer dans une marée de désordre. Un océan mêlant les bruits du trafic aux conversations animées des italiens, les arômes de légumes grillés aux vapeurs des pots d'échappement. Sur la route, des centaines de scooters fous, des automobilistes pas toujours très courtois et des chauffeurs de bus téléphonant en même temps qu'ils ne conduisent s'affrontent dans une course impitoyable. Tout semble s'orchestrer sans trop d'accrocs, mais je suis prêt à parier que la moindre seconde d'inattention pourrait leur coûter cher.

En cheminant, je ne peux pas m'empêcher de repenser à Stella, cette fille que j'avais croisée à Monterosso. Son regard ambré et sa chevelure bouclée sont encore ancrés dans ma mémoire. Est-elle dans ce quartier, existe-t-il une chance, si infime soit-elle, que je la croise par hasard ? Je me maudis en repensant à la pitoyable scène de l'envol de son numéro de téléphone. Si je l'avais, tout aurait été si simple !

Finalement, mon approche du point de rendez-vous dont j'ai convenu avec le propriétaire de ma location met fin à mes ruminations. Mes recherches ont été compliquées cette fois-ci : le mois de juin ayant définitivement touché à sa fin, toutes les auberges étaient complètes.

Heureusement, à force de persévérance, j'ai fini par trouver ma perle rare sur une plateforme de location par des particuliers. Les photos de ce tout petit appartement ne paient pas de mine mais il semble offrir tout ce dont j'avais besoin : un lit, une douche et des sanitaires. Le fait qu'il n'y ait pas encore d'avis sur ce logement me préoccupait un peu au départ mais, en apprenant qu'il venait tout juste d'être publié sur la plateforme, j'ai décidé de sauter le pas. De toutes façons, au vu de l'état d'avancement de mes recherches, c'était ça ou la rue.

— Samuel ?

Je retiens un soupir de soulagement en apercevant un homme d'une cinquantaine d'années qui semble me faire signe. Ouf, pas d'arnaque douteuse ! Ravi, je presse le pas dans sa direction.

Ciao, nice to meet you, déclare-t-il avec un fort accent italien en me serrant la main.

Je lui souris et il me guide à travers les petites rues du quartier, étroites et ombragées. En relevant la tête, j'aperçois des multitudes de petits balcons qui percent les façades. Tous semblent reliés par un réseau de cordes suspendant du linge flottant dans la brise.

Après quelques minutes de montée, le propriétaire s'arrête au pied d'un vieil immeuble et y pousse un tout petit battant, lui-même découpé dans une gigantesque porte en bois. Cette espèce de porte miniature, dont la serrure semble avoir été bricolée par les habitants eux-mêmes, ne manque pas de me surprendre.

Nous débouchons dans une cour pavée où quelques bruits s'élèvent à travers les fenêtres des appartements voisins. Des effluves de conversations, des assiettes qui s'entrechoquent, le crépitement d'une poêle à frire. Je suis mon guide jusqu'au premier palier.

En un rapide tour de clé, la porte s'ouvre sur une petite pièce baignée d'une lumière tamisée. Le moins qu'on puisse dire est que l'espace est optimisé : pour atteindre le canapé-lit, qui occupe presque toute la surface de la chambre, je dois me faufiler entre une armoire en bois et une table où repose un four à micro-ondes que le propriétaire est parvenu à caser par je ne sais quel miracle.

It's very cosy apartment, m'explique-t-il dans son anglais bancal tandis que je fais glisser l'armoire de quelques centimètres afin de pouvoir passer avec mon gros sac de randonnée. Small space make you feel more... comfortable, non è vèro ? [C'est un appartement très cosy. Les petits espaces sont plus... confortables, pas vrai ?]

C'est sûr que si les petits espaces nous mettent à l'aise, je ne voudrais plus jamais repartir d'ici...

Si, si, acquiescé-je en esquissant un sourire.

Heureusement, au vu de mon budget, je ne m'attendais pas à monts et merveilles.

* * *

Je passe la journée à déambuler dans Naples pour me familiariser avec la ville. Je commence par une ascension jusqu'à l'imposant château qui domine la ville, le Castello Sant'Elmo. Cet édifice est impressionnant et les vues qu'il offre sont à couper le souffle. Je me laisse ensuite guider par mon instinct pour redescendre, cheminant de place en place à travers une multitude d'adorables petites rues où flotte l'esprit de l'illustre Maradonna. Je souris en découvrant que le footballer, visiblement promu au rang de Saint, accompagne souvent les statuettes de Jésus et de la Vierge.

Je profite également de l'un des nombreux stands de rue pour acheter deux maillots de foot à mes canailles de frangins. Ils ne le méritent pas, mais je leur avais promis de leur ramener quelque chose et, en tant que grand frère, je ne peux pas manquer à ma parole. Alors, en guise de vengeance, je leur achète deux maillots du Salernitana, équipe de foot rivale issue de la ville voisine, Salerne, aux résultats plutôt mitigés. Au moment de régler mes achats, je suis pris d'assaut par le regard noir du marchand napolitain. Comprenant ce qui se trame, j'attrape un maillot du sacro-saint SSC Napoli à la volée. Il approuve alors mon choix d'un subtil hochement de tête et me tend un sac.

Je rentre en début de soirée, le cœur heureux et les pieds en compote. Dans la rue, les dernières lumières du jour ont déjà disparu, cédant leur place à l'éclairage tamisé des rues. Je puise dans mes dernières forces pour m'acheter de quoi manger à la supérette, puis file retrouver ma minuscule chambre. Je n'ai jamais été aussi heureux à la vue d'un clic-clac grinçant.

Tandis que je sors une barquette de raviolis frais de mon sac à dos, une musique de fond m'attire l'attention. Sa proximité évidente et mon ouïe fine me permet d'en déceler assez vite les caractéristiques : de l'accordéon, des tambourins, un rythme rapide. D'où vient-elle ? Y aurait-il une radio cachée quelque part dans cet espace déjà si rempli ?

J'arpente la chambre, enjambant un à un les obstacles à pas de loup. Le bruit me guide finalement jusqu'au coin de la pièce et, lorsque je termine collé contre la cloison mitoyenne, je comprends qu'il n'y a en réalité aucune radio cachée. Non, cette musique si claire et distincte provient de l'appartement voisin. À croire que le mur – ou plutôt la feuille de carton – qui nous sépare a été bricolé avec autant de finesse que la lucarne artisanale découpée dans l'énorme porte de l'immeuble.

De l'autre côté de la cloison, la chanson attaque son refrain dans des notes allègres. L'air m'évoque quelque chose à mi chemin entre des troubadours et un chalet alpin. Je ris en visualisant un générique du feuilleton télévisé, probablement suivi par une dame âgée confortablement installée sur son fauteuil en velours côtelé. Dans un élan que je mettrais sur le dos de la fatigue, je me laisse entraîner et commence à sautiller joyeusement tout en fredonnant des paroles improvisées.

— Oh lalalala bella, lalala reginella...

Frappé d'un éclair de génie, je sors mon téléphone et ouvre l'application Shazam. Je veux pouvoir écouter encore cette chanson. Quand le résultat charge et que je vois apparaître la couverture de l'album, où cinq hommes posent dans un champ de tournesols sous un ciel d'un bleu éclatant, je ne peux pas m'empêcher d'éclater de rire. Mon nouveau groupe préféré s'appelle I Girasoli, les tournesols. Pourquoi ne suis-je pas surpris ?

La chanson s'achève (bien trop vite) et laisse sa place à une nouvelle chanson folklorique, moins punchy que la précédente (en même temps, dur de rivaliser avec mes joyeux tournesols). Je garde malgré tout mon entrain et continue de me déplacer en sautillant dans la chambre. Le manque de place ne facilite pas les choses, mais quand survient la collision inévitable avec l'un des meubles, j'essuie un cri et reprends de plus belle.

Craignant que quiconque puisse violer mon intimité, je me dirige vers la fenêtre et décide d'abaisser les volets roulants. Grande est ma surprise lorsqu'au bout de quelques tours à peine, je me retrouve avec la manivelle dans la main...

Mierda, lâché-je.

Aurai-je, dans mon entrain, un peu forcé sur le mécanisme ? Je tente de réparer ma bourde, mais rien à faire : la manivelle est comme scindée en deux.

Laissant ces préoccupations pour plus tard, je décide d'aller prendre une bonne douche. Non sans peine, je me faufile à travers l'étroite porte, menant à une salle de bain dont la surface ne doit pas mesurer plus d'un mètre carré et demi. Soit, peu importe : je sais qu'après une bonne douche, je n'en tiendrais pas rigueur.

Je tourne le robinet et pousse un soupir d'aise en sentant une eau tiède s'échapper du pommeau. Mais, au moment où je me penche pour ramasser mon gel douche, l'eau devient soudain glaciale. Surpris, je pousse un cri et lâche le contenant pour faire tourner le robinet. Après plusieurs secondes de lente agonie, l'eau se réchauffe enfin... Et finit par devenir aussi brûlante que de la lave se déversant en cascade sur ma peau.

Je peste et souhaite à ce fichu robinet les pires châtiments qui soient. Cela n'aide en rien ma cause : la température continue d'osciller, me transportant des glaciers de l'Antarctique au cœur du Piton de la Fournaise en une fraction de seconde. Après plusieurs minutes de torture absolue, je capitule, plus frustré que jamais. Dire que j'étais joyeux au point de faire des pirouettes sur les chansons de ma voisine ! Cette foutue douche m'a volé ma dignité et ma joie de vivre.

Résigné, j'enfile mon vieux t-shirt de pyjama à l'effigie des Red Hot Chili Peppers et décide de réchauffer cette fameuse barquette de raviolis frais qui gît encore, oubliée sur la table. L'odeur alléchante de pesto et de ricotta qui s'en échappe au moment où je l'ouvre me fait déjà saliver. Deux bips plus tard, le micro-ondes s'allume dans un doux vrombissement, et je remercie le ciel d'avoir doté mon minuscule logement de cet appareil salvateur. Planté devant la vitre, je regarde mon plat tourner, tourner...

Quand, soudain, c'est le noir total.

Lorsque je comprends que mon fabuleux four à microondes a probablement fait sauter les plombs de l'appartement, je suis à deux doigts de la crise de nerfs.

No puede ser, maugréé-je, serrant les poings de toutes mes forces pour ne pas m'emporter.

Aidé de la lumière de mon téléphone, je sors ma barquette de l'appareil. Malheureusement, elle est encore désespérément froide. Je l'abandonne sur la table en fulminant. Dans mon état de désespoir, il vaut mieux que j'aille me coucher. Demain est un autre jour.

Je cherche à tâtons le rebord de mon lit et me laisse tomber lourdement sur le sommier. Un étrange grincement retentit alors dans le silence de la chambre et je sens une matière douce et moelleuse m'envelopper de toutes parts. Serais-je en train d'expérimenter pour de vrai la sensation de tomber dans les bras de Morphée ? Lorsque l'étreinte commence à devenir douloureuse, je comprends alors qu'il ne s'agit pas d'un délire de mon esprit fatigué : je suis bel et bien pris en sandwich dans ce stupide clic-clac, qui semble ne pas avoir apprécié que je me jette sur lui de la sorte.

Et là, je ne tiens plus. Pris d'un accès de rage incontrôlable, j'explose.

— Putain de lit de merde, je te hais, lâche-moi, laisse-moi sortir de là !

J'ai beau me débattre comme un fou-furieux, rien à faire : c'est comme si le lit s'était verrouillé sur moi. Je gigote encore comme un poisson hors de l'eau, lorsque trois coups sonnent depuis ma porte d'entrée. Je me fige, statufié.

Tutto bene qui ?

C'est une voix masculine, légèrement nasillarde. Comprenant qu'il s'agit certainement d'un voisin qui a été alerté par mes cris, je me calme et réponds :

— Euh... No... Entra !

J'entends la poignée s'abaisser et la porte s'ouvrir dans un grincement. Après un court silence, une lumière se braque dans ma direction, suivie d'un grand éclat de rire.

Non ci credo ! Cosa ti è successo ?

Non parlo italiano, rétorqué-je, priant pour que l'on trouve un moyen de communiquer. English ?

— Ah, pardon, me répond aussitôt la voix dans un anglais plutôt bon, bien que teinté d'un fort accent. Je me demandais ce qui t'était arrivé.

— C'est plutôt évident, non ? maugréé-je. Je me suis allongé, mon lit s'est refermé sur moi...

— Mais, pourquoi est-ce qu'il n'y a plus de lumière ?

— Les plombs ont sauté.

Nouvel éclat de rire. Je prends sur moi pour ne pas râler davantage. Je risquerais de le faire fuir, or, cette personne est ma seule et unique chance de me sauver des griffes de mon croque-mitaine de lit.

Dans le silence de la chambre, je le sens s'approcher. Mes soupçons se confirment lorsque l'étreinte de mon sommier se desserre. En deux rapides mouvements, je suis tiré d'affaire.

Je me redresse sur le lit et découvre un jeune italien aux cheveux et aux yeux sombres, de carrure plutôt longiligne. Ses larges lunettes lui donnent un air sophistiqué.

— Sale soirée, non ? m'adresse-t-il en arquant un sourcil.

— Un peu, oui, soupiré-je. C'est ma première nuit dans ce logement et on dirait qu'il ne veut pas de moi.

— Qu'il ne veut pas de toi ? Comment ça ?

— Le système de volets roulants s'est cassé. Ensuite, j'ai dû prendre une douche glaciale et brûlante à la fois. Quand j'ai essayé de réchauffer mon repas, les plombs ont sauté. Puis je me suis littéralement fait attaquer par mon lit.

L'italien acquiesce d'un air compatissant où flotte encore une pointe d'amusement.

— Sacré combo ! Cela dit, je ne dirais pas que le problème vient de toi, mais plutôt de la chambre. Les logements du quartier ne sont pas tous en super état, mais sérieux, est-ce que c'est légal de louer cette espèce de... placard à balais vaguement aménagé ?

Je pousse un nouveau soupir.

— Je n'en sais rien. Mais au vu de mon budget et de la saison dans laquelle nous sommes, je n'ai pas vraiment le choix si je veux pouvoir passer quelques jours ici...

L'italien me contemple en silence quelques instants, avant de déclarer de but en blanc :

— Viens chez moi.

— Hein ? lâché-je en fronçant les sourcils.

Ai-je bien compris ? Après tout, les malentendus sont fréquents lorsque nous ne parlons pas la même langue.

— Viens chez moi, répète-t-il. Tu ne vas pas rester ici à croupir dans ce trou sans électricité. Je n'ai qu'un canapé à te proposer, mais ce sera toujours mieux que ce truc, non ?

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