Chapitre 2 - Prémices (partie 1)
[Un mois plus tôt]
Un craquement vif s'élève dans la semi-pénombre de la pièce, légèrement éclairée par la fenêtre encore ouverte. Dans un premier temps, l'allumette crépite et lâche des dizaines d'étoiles filantes miniatures et éphémères. Les étincelles laissent finalement place à une flamme dont la douce lueur dessine les contours de la silhouette d'abuela Dionisia, ma grand-mère.
Assis en face d'elle sur une natte en fibres tressées, je la regarde allumer une à une les petites bougies qui nous entourent. Ses cheveux, rassemblés en un chignon soigné, dégagent son visage aux rides empreintes de sagesse. Vêtue de sa plus belle tunique blanche, elle dégage une force et une sérénité rassurantes dans ce moment des plus stressants.
— Respire, Samuelito. Nous allons bientôt commencer.
Comme toujours, ce rappel de ma grand-mère vise juste. Réalisant que l'appréhension m'a plongé dans un état proche de l'apnée, je prends une grande goulée d'air.
— Je te laisse allumer le palo santo ?
J'acquiesce et saisis une petite écorce longiligne que j'approche de la bougie la plus proche de moi. Lorsque la flamme en avale l'extrémité, je la retire et la repose dans une petite coupelle en céramique, dégageant dans mon sillage une traînée de fumée aux notes épicées.
Dans un coin de ma vision, une forme mouvante m'attire l'attention. Je détourne les yeux et découvre, dans l'encadrement de la fenêtre encore ouverte, une taranga azuleja, petit oiseau bleu venu picorer les graines qu'abuela Dionisia sème dans son jardin. Perché sur le rebord d'un pot de fleurs, il semble me fixer avec curiosité.
Comprenant que je dois rester concentré sur la cérémonie qui m'attend, je mets fin à ce duel de regard. Si je me laisse distraire par tous les oiseaux que j'aperçois, je ne suis pas prêt d'y arriver. Aussi loin que remontent mes souvenirs, j'ai toujours vu ma grand-mère cohabiter avec ces petits volatiles, aussi nombreux que divers en Colombie.
— Tu es prêt ?
Je hoche une nouvelle fois la tête, tentant de calmer mon cœur qui cogne comme un fou-furieux contre ma cage thoracique.
— Très bien. Comme tu le sais, aujourd'hui est un jour spécial. Cela fait dix-huit ans que tu es venu au monde alors, comme tous les autres Quintero avant toi, nous allons prendre le temps d'accueillir comme il se doit ce nouveau passage.
Ma grand-mère marque un court instant de silence, avant de poursuivre :
— Pour commencer, je te propose de prendre cette photo. Tu peux la regarder quelques instants.
Je saisis entre mes doigts le cliché ancien aux bords cornés que ma grand-mère a déposé devant moi. Les contours flous y laissent entrevoir deux jeunes hommes élégamment vêtus : l'un d'eux est debout et croise les bras sur sa veste de costume, l'autre est assis et tient un gros livre sous son bras gauche. Mon regard s'attarde sur le second, dont l'intensité du regard perce même le noir et blanc du portrait défraîchi par le temps.
— Maintenant, ferme les yeux et laisse-toi guider par le son de ma voix.
Je m'exécute de nouveau et, après un bref regard en direction du portrait que je tiens encore entre mes mains, la scène tamisée disparaît, relayée par du noir total.
— Il y a maintenant plus d'un siècle, en 1896, Indalecia Morales et Plutarco Quintero donnaient vie à l'un de tes ancêtres, Eusevio Quintero Morales. Un second enfant naissait deux ans plus tard, Evaristo.
Les deux visages du cliché me reviennent aussitôt.
— Eusevio était un enfant très intelligent. La situation de la famille lui étant favorable, il put commencer l'école dès petit et montra vite un grand intérêt pour toutes sortes de disciplines, allant de la littérature aux mathématiques. Il aspirait à de grandes choses et ses parents étaient convaincus de l'avenir brillant qui se dessinait pour lui. C'est pourquoi, à l'aube de ses dix-huit ans, il décida de quitter la Colombie pour l'Europe, dans l'espoir d'enrichir ses connaissances et de vivre l'expérience de cet univers cosmopolite. En ces temps, c'était le rêve de beaucoup d'érudits, des jeunes colombiens qui, comme lui, aspiraient à explorer ce nouveau monde pour élargir leurs horizons. Parmi les nombreuses contrées qui s'offraient à lui, Eusevio ne jurait que par la France, et surtout sa capitale, Paris. Alors, pour réaliser son rêve, il décida d'entamer un long voyage comme personne d'autre dans sa famille n'avait eu l'occasion de le réaliser avant lui.
Des deux visages aperçus sur le cliché, le second, celui de l'homme assis, est encore imprimé sur l'écran noir des mes paupières. Sans savoir pourquoi, je sais qu'il s'agit de lui.
— Le paquebot à vapeur qu'il prit le mena sur les côtes du Portugal, qu'il atteint après deux longues semaines de navigation. Une fois là-bas, il entama son périple à travers l'Espagne, jusqu'à atteindre la France. Mais, comme tu t'en doutes, tout ne se passa pas comme prévu...
Le silence que ma grand-mère laisse flotter sur son propre discours en augmente d'autant plus la tension et laisse présager le pire.
— Alors qu'Eusevio atteignait enfin la France pour rejoindre la capitale de toutes ses convoitises, la Grande Guerre éclata. C'était le premier conflit mondial de cette envergure et, les gens avaient beau en parler, personne n'était réellement prêt à le voir surgir. Le début fut brutal et plongea l'Europe dans un état d'entre-deux. Tous les projets se mirent en veille et les hommes de plus de vingt ans furent envoyés au combat. On ignore ce qui est arrivé exactement à Eusevio, mais on imagine qu'il est parvenu à intégrer l'armée française en dépit de son jeune âge, en falsifiant sa date de naissance ou en mentant sur son identité. C'était un jeune homme dévoué qui ne voulait qu'aider, il aurait été incapable de rester impuissant face à la catastrophe qui s'abattait sur l'Europe.
Plongé dans le récit, je hoche la tête, des scènes de guerre violentes commençant à se dessiner sur l'écran de mes paupières.
— La famille était sans nouvelles depuis des semaines lorsqu'une nuit, Indalecia, la mère d'Eusevio, fit un songe terrible. Elle y voyait son fils mourir au combat dans d'atroces circonstances. Mais ce n'était pas tout : ce songe prémonitoire lui dicta également que, pour éviter que ce terrible sort ne s'abatte sur tous les Quintero, chacun devrait, pour ses dix-huit ans, voyager à son tour sur les terres européennes. Pour déjouer la terrible malédiction, le pèlerin devrait brûler un cierge en mémoire d'Eusevio dans une église érigée au nom de Saint-Sébastien, ancien militaire romain et martyr rattaché aux victimes de la guerre, mais également suivre une liste d'objectifs à accomplir. Cette liste, tout comme la destination de ce voyage, serait propre à chacun.
Le silence qui flotte sur ses paroles en dit long. J'ai beau avoir entendu ce récit des dizaines de fois de la bouche des différents membres de ma famille, il me remue toujours autant.
Si je suis si anxieux, c'est parce que je sais déjà ce qui m'attend.
— Comme tu le sais, si nous nous sommes réunis aujourd'hui, c'est pour découvrir ensemble la destination de ton voyage ainsi que ta liste d'objectifs.
Je hoche la tête d'un geste peu assuré. Devant moi, ma grand-mère saisit la coupelle de palo santo qu'elle fait passer sous mon nez, avant de la reposer. Elle déplie ensuite une carte de l'Europe, qu'elle met à plat en la lissant soigneusement. Puis, les yeux fermés, elle laisse sa main naviguer au-dessus. Je la suis du regard jusqu'à ce que...
— On dirait que ce sera l'Italie.
Ma grand-mère, les yeux ouverts, affiche un sourire serein. Je me redresse pour scruter de plus près le pays longiligne qui se découpe sous son doigt.
L'Italie... Je me répète intérieurement le nom de ce qui s'annonce être ma prochaine destination, l'aboutissement de ce projet pour lequel j'ai mis de côté durant ces trois dernières années. J'ai beau y réfléchir, je réalise que, mis à part les pizzas, les pâtes et le football, je ne connais somme toute pas grand-chose de ce pays.
— Maintenant, la liste d'objectifs. Comme tu le sais, je ne suis que messagère de ce que les arcanos ont prévu pour toi. Je vais donc te demander de garder le silence pendant que je me concentre pour écouter et mettre à l'écrit leurs volontés.
J'acquiesce sans un mot. Je ne suis pas surpris par ce genre de pratique : depuis tout petit, je suis habitué à voir abuela Dionisia communiquer avec lesarcanes, ces mystérieuses forces supérieures popularisées par les cartes de Tarot.
Je garde le silence pendant que ma grand-mère enfile une paire de lunettes et se concentre. Je la vois fermer les yeux, puis se mettre à écrire, dans un cycle qui se répète plusieurs fois. Pendant ce temps, j'essaie de m'occuper comme je peux. Je retrace les fibres de la natte tressée du bout des doigts, je compte combien de bougies se trouvent dans la pièce, je regarde le palo santo se consumer lentement dans la coupelle.
Après ce qui me semble durer une éternité, abuela Dionisia relève enfin le nez de sa feuille et retire ses lunettes, signe que mon attente touche à sa fin.
— Ta liste est prête, déclare-t-elle. Tu veux que je te la lise, ou tu préfères la découvrir directement ?
J'inspire un grand coup avant de trancher :
— J'aimerais la lire moi-même, s'il te plaît.
Ma grand-mère me tend le feuillet. Tel un prisonnier à deux doigts de découvrir sa sentence finale, je le saisis pour le déplier.
Sans attendre, j'attaque la lecture des quelques lignes rédigées de sa cursive appliquée. Et ce que je découvre me laisse stupéfait...
— Abuela, cette liste... C'est une blague ?
[à suivre ...]
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