Chapitre 19 - Rome : Opération évasion
Suite à cette évasion couronnée de succès, j'erre dans les rues sans but précis, savourant ma liberté retrouvée.
Bien que le quartier n'ait rien de touristique, nous sommes tout de même à Rome et les rues n'en restent pas moins encombrées. À croire que le ballet des vrombissements de moteurs, des klaxons et des phares ne s'arrête jamais.
Au bout d'une bonne vingtaine de minutes de marche, j'atteins un quartier plus attrayant. Les rues se font plus petites et les devantures parées de petites lumières sont plus chaleureuses. Au détour d'une rue, mon regard s'attarde sur une pancarte à laquelle je m'identifie pas mal.
Sick of these stupid teenage drinking parties ? Come here for a cooler jazzy evening !
[Fatigué de ces beuveries pour adolescents ? Viens ici pour une soirée jazz plus tranquille !]
Persuadé que ce local m'appelle, je pousse la porte sans attendre. Lorsque j'atterris dans une ambiance feutrée où flottent d'allègres notes de jazz, je comprends que cette décision était la bonne.
Charmé par l'ambiance à la fois élégante et décontractée des lieux, je prends place au bar pour commander. Quelques instants plus tard, je sirote mon verre de vin blanc et réalise le côté insolite de la situation. Si l'on m'avait dit qu'un jour j'irai boire seul au comptoir d'un bar comme ces hommes que j'avais toujours vu comme des ivrognes plus seuls que les pierres, je n'y aurais pas cru une seconde.
Je puise une généreuse poignée dans la petite coupelle de chips qui a été disposée devant moi – quel service ! – lorsqu'une voix m'interpelle :
— À ta place, je me méfierais de ces chips.
La main figée dans les airs, je tourne la tête et découvre un autre garçon assis à quelques mètres de distance, auquel je donnerais entre vingt-cinq et trente ans. Brun et plutôt petit, ses cheveux mi-longs sont noués en une queue de cheval.
Reportant mon attention sur ma poignée de chips, j'arque un sourcil.
— Comment ça ?
— Excuse-moi, je ne voulais pas être intrusif. Ces chips sont très piquantes et, quand je t'ai vu prendre cette poignée, je me suis dit qu'il fallait que je te prévienne.
— Oh, d'accord... Merci.
Je dépose ma poignée sur le comptoir et en extirpe une que je goute avec prudence. Dès l'instant où je croque dedans, la chip embrase tout mon palais.
— Dios mío, qué es esto ! m'écrié-je en crachant sans aucune distinction dans ma serviette.
À quelques mètres, le sonneur d'alerte me fixe d'un air compatissant.
— Je crois qu'ils font ça pour éviter de se ruiner en chips, déclare-t-il d'un air pensif. C'est ça, ou alors on arrive trop tard et on se tape les restes dont personne n'a voulu.
Je hausse les épaules avant d'éloigner les chips meurtrières en poussant le bol.
— Possible. Enfin, peu importe, il est hors de question que la moindre miette touche de nouveau mon palais.
Mon voisin de bar rit en secouant la tête.
— Tu parles espagnol. D'où viens-tu ?
— De Colombie.
— Hum, intéressant. Un vrai profil atypique.
— Pourquoi, atypique ?
— Eh bien, tu dois être le client le plus jeune de ce bar. Et en plus, tu viens de l'autre côté de la planète ! Si ce n'est pas atypique, ça...
— Toi, tu viens d'où ?
— Je suis français.
— C'est vrai ? Je n'aurai pas deviné.
— Oui, je n'ai pas le fameux french accent qui fait notre réputation...
Sa remarque me fait sourire. Inévitablement, je repense aux seuls français que j'ai rencontrés jusqu'à présent. J'espère qu'il n'est pas comme les spécimens croisés dans la beuverie sauvage de mon dortoir. Le fait qu'il soit ici laisse présager que ce n'est sans doute pas le cas.
— Comment tu t'appelles ? l'interrogé-je.
— Quentin.
L'évocation de cette combinaison de sons inconnus me laisse pantois.
— Comment ? répété-je en fronçant les sourcils.
— Quen-tin, scande le français d'un air hilare.
— Kâ-té, tenté-je d'un air concentré.
— C'est presque ça. Répète après moi, « an ».
Je tente de répliquer ses vocalises, sans succès. Son nom est tout bonnement imprononçable.
— Tu sais quoi, je vais t'appeler... francesito.
Mon nouveau compagnon éclate de rire.
— Très bien, ça me va. Et toi, tu es ?
— Samuel. Mucho gusto.
— Un nom bien plus simple à prononcer des deux côtés, je dois bien l'admettre. Bon et, dis-moi, qu'es-tu venu chercher dans ce bar, Samuel ?
Je plisse les yeux d'un air pensif, avant de lâcher :
— Un peu de paix, je crois.
— De la paix ? Et pourquoi ça ?
— Je n'ai pas l'habitude de voyager, et encore moins de le faire seul. En le faisant, je pensais que j'aurais tout le temps du monde pour penser... Mais en fait, c'est loin d'être le cas.
— Eh bien, tu es à l'endroit pour ça, on dirait. Si tu le souhaites, on peut profiter de cette tranquillité enfin retrouvée pour aborder les sujets qui te tracassent.
Le regard perçant de Quentin m'intrigue. J'ai simplement dit avoir besoin de penser, comment a-t-il deviné que j'étais préoccupé ?
Je songe à lui poser la question, puis me ravise. J'aurais pu le trouver un peu intrusif en temps normal mais, à cet instant précis, je me sens étrangement en confiance.
— Comment dire... soupiré-je. Jusqu'à présent, j'ai dédié ma courte existence à ma famille, à prendre soin de mes frères et sœurs et de mes proches en général. Mon enfance et mon adolescence ont été guidées par ce seul désir, ce besoin de les aider et de les voir heureux. Mais, un beau jour, je me suis réveillé et j'avais dix-huit ans. Et là, tout a changé.
Je marque une courte pause, durant laquelle Quentin continue de m'observer attentivement.
— Les adultes autour de moi, eux qui étaient si heureux de me voir ainsi dévoué à ma famille, ont commencé à changer de discours et à me demander ce que je voulais faire de ma vie. À attendre de moi que je me comporte comme un adulte sûr de lui, en prenant des décisions cruciales pour mon avenir.
Cette dernière phrase m'arrache un soupir.
— Mais, comme tu t'en doutes, je n'en ai pas la moindre idée... Et je crois que c'est ce voyage qui me le fait réaliser. Maintenant que je me retrouve loin de ma famille et face à moi-même, j'ai l'impression d'avoir été tiré d'une espèce de songe par une énorme claque dans la figure. Je passe de très beaux moments et j'apprends énormément mais, dans le fond, je me sens... Incomplet. Et mon coté méthodique, qui cherche sans cesse à tout prévoir, n'arrive pas à avancer sans objectif clair pour me guider.
Quentin penche la tête en prenant air pensif.
— Ah, le vaste sujet du « que vais-je apporter à ce monde »... On est tous passés par là, tu sais. C'est tout à fait normal de ressentir ce genre de pression à un moment ou un autre.
Je soupire.
— Je sais, ça aussi, tout le monde le dit... Mais ça ne me donne pas plus de réponses.
— Qu'en pensent tes proches ?
— Mon père a toujours voulu que je sois médecin. Lui n'a pas eu la chance de pouvoir étudier, quand il était jeune. Aujourd'hui, il travaille dans la campagne et s'occupe de terres agricoles. Disons que c'est surtout un idéal qu'il projette sur moi.
— Et toi, qu'est-ce que tu penses de ça ?
— Je ne me vois vraiment pas faire ça. La simple vue du sang me dégoûte. Puis, je crois que je ne supporterais pas de tenir la vie des patients entre mes mains. Sans compter le fait d'affronter la mort tous les jours...
Quentin acquiesce d'un geste résigné.
— Ça fait beaucoup de contres.
Je triture mon verre à vin d'un air pensif, avant de me tourner de nouveau vers lui :
— Et dis, toi, tu fais quoi dans la vie ?
Mon interlocuteur se redresse dans sa chaise.
— Après sept longues années d'études, je suis enfin urbaniste.
— Sept ans ? C'est vraiment si long ?
— Non, j'ai juste commencé des études en sciences politiques, avant de bifurquer vers l'urbanisme.
— Et qu'est-ce qui t'a amené vers cette discipline ?
Quentin détourne le regard quelques instants, comme pour chercher les mots justes.
— Le voyage, sans hésiter. Le fait d'être confronté à d'autres façons de vivre, d'autres façons de faire, ça m'a donné envie de réinventer nos propres modèles en France. Puis, l'urbanisme ressemble plus à un patchwork de tout un tas de sujets qu'à une simple discipline. On y retrouve de l'art, de la sociologie, de la politique... Alors, pour le touche à tout que je suis, c'était intéressant. En définitive, j'ai choisi l'urbanisme car c'est un levier concret permettant d'agir sur le quotidien des gens.
J'acquiesce, captivé par son récit. J'ai beau ne pas partager sa même passion, j'admire la manière dont il pèse chacun de ses mots pour me la partager.
— C'est une belle vocation. Félicitations pour cet aboutissement.
— Oh, merci, mais ce n'est que le début... Et heureusement, d'ailleurs. En tout cas, pour en revenir à toi, c'est déjà génial que tu voyages seul. Ce sont des moments très formateurs. Il faut que tu sois attentif à tout ce qui se joue. Est-ce que tu as des passions, des centres d'intérêt en particulier ?
— Oui, j'en ai deux. La première est la musique, la seconde est tout ce qui touche à la science-fiction et l'imaginaire. D'ailleurs, cette deuxième passion ne m'aide pas toujours...
— Comment ça ?
— Disons que j'ai peur d'énormément de choses. Et, quand je flippe, mon imagination débordante me fait toujours échafauder les pires scénarios...
Je repense en riant à mon vol de l'aller où, en pleine crise de panique, j'avais été persuadé d'être le cobaye d'une expérience occulte.
— En définitive, j'ai toujours préféré observer la vie en tant que spectateur. Mais, tu sais ce qui me perturbe le plus dans le fait de voyager seul ? J'ai l'impression d'être passé de l'autre côté de l'écran. Comme si, malgré moi, j'étais devenu le protagoniste d'un de ces films surréalistes que j'adore regarder.
— C'est vrai ? Et, comment est-ce que tu te sens face à ça ?
Pensif, je prends une grande inspiration.
— J'ai toujours aimé voir la vie comme une partition de musique. Dans un morceau, chaque instrument possède un rôle qui colle à ses atouts. Le mien n'a jamais été celui de l'élément perturbateur ou de la star du show. Je ressemble plus à ces instruments qui travaillent dans l'ombre pour donner corps à la chanson. Des instruments comme la basse... Ce n'est pas pour rien que, parmi tous ceux qui existent, j'ai choisi celui-ci.
Quentin acquiesce d'un air attentif, pendant que je poursuis :
— Toujours étant que, dans un morceau, les notes et les couplets s'enchaînent avec logique et fluidité. Quand le refrain arrive, on le sent, car le rythme qui s'accélère ou la tension qui grimpe nous l'annoncent. C'est pour ça que je n'ai jamais compris ces espèces de revirements de situation absurdes que la vie nous balance parfois. Pour moi, ils vont à l'encontre de... la mélodie globale de notre existence.
Je termine mes explications en plissant les yeux, espérant que mon interlocuteur ait compris quelque chose de mes explications nébuleuses. Si seulement je pouvais avoir son talent d'orateur !
— C'est un parallèle très intéressant. Mais je pourrais contrer ton argument en te demandant : ne faut-il pas aussi des variations dans une partition ? Bien que tu sembles penser le contraire, les imprévus et les anomalies apportent aussi une certaine musicalité. Je ne suis pas expert, mais de mon humble expérience, les meilleurs morceaux ont souvent cet aléa étonnant qui apporte juste ce qu'il faut pour rompre avec la monotonie.
Je contemple quelques instants ses paroles en hochant la tête. Elles ont beau me sembler très sages et me prouver une fois de plus que je dois cesser de fuir à tout prix les imprévus, je ne vois pas en quoi cela peut m'aider à trouver ma vocation.
— J'ai l'impression que tes passions teintent ta vision du monde. Est-ce qu'il y a des moments où tu les as senties t'immerger dans un moment précis ? Quelque chose qui a réveillé ton imagination d'une manière particulière ?
— Franchement, je ne sais pas...
Je réfléchis. Les seules pistes qui me viennent sont des moments d'angoisse totale, comme l'avion ou les toilettes du chat empaillé – et je pense pouvoir affirmer avec certitude que mon but existentiel ne se trouve pas là.
Quand, soudain, je me remémore un souvenir, plus récent et subtil.
— Quoique, il y a un moment particulier que j'ai vécu ici, à Rome. C'est celui où j'ai découvert le forum romain. J'ai été si impressionné par toutes ces traces de vie, vieilles mais encore lisibles, que je me suis mis à imaginer les romains vivre ici, à leur époque. Je trouvais ça fascinant.
Le regard perdu dans le vague, je me tourne de nouveau vers Quentin.
— Enfin, je ne suis sûrement pas le seul à être intéressé par ces ruines. Ce n'est pas pour rien que tout le monde vient à Rome. De là à y percevoir une vocation...
Quentin hausse les épaules.
— Seul toi peux savoir différencier un intérêt fugace de quelque chose de plus durable. Quand un domaine te passionne, tu le sens au plus profond de toi. C'est une intuition subtile, mais qui peut te pousser loin, très loin.
Il marque une pause, durant laquelle je laisse ses mots faire leur chemin dans mon esprit.
— Quand tu la sens, cette intuition... Ne la lâche surtout pas. Peu importe ce que disent les autres.
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