Chapitre 18 - Rome : L'épopée du parfait touriste
— Visiting group, please, follow me !
Bousculé par un groupe – ou plutôt une marée – de touristes alors que je sors tout juste de la station centrale, je cligne plusieurs fois des yeux. La foule s'éloigne, guidée par une femme agitant un drapeau, me révélant un vaste pêle-mêle de routes surélevées, de grands bâtiments vitrés et d'immeubles de logement.
Après un trajet de seulement une heure et demi, nous y voilà... Rome. La fameuse, l'iconique, la légendaire !
Non sans nostalgie, je repense à Florence, à Giulia et à Bianca. Je serais bien resté encore quelques jours avec elles, mais il me reste encore un bon nombre de défis à relever et d'endroits à visiter. Les départs ont beau être difficiles, je crois que je commence à m'y faire.
Attendez, quoi ? Moi, Samuel, je suis en train de me faire à la vie de voyageur ? Si quelqu'un m'avait dit ça avant que je ne quitte la Colombie, je ne l'aurai pas cru une seconde. Enfin, me direz-vous, il y a un paquet de choses que j'ai faites ici dont je ne me serai jamais cru capable.
Je regarde à droite, puis à gauche. Dios mío, j'aimerais réussir à m'orienter à l'aide des panneaux, mais cette espèce de foutoir urbain est incompréhensible. Résigné, je dégaine mon téléphone et rentre le nom de l'auberge dans le navigateur. Car oui, j'apprends de mes erreurs : cette fois-ci, j'ai bien pensé à réserver mon auberge en amont. Comme ça, pas de galère à errer d'un établissement à l'autre. Eh oui, Sasa le backpacker, pour vous servir !
Lorsque mon GPS m'indique trente-cinq longues minutes de marche, je soupire. Ce n'est pas assez pour m'inciter à m'aventurer dans les transports publics de Rome, mais c'est suffisamment long pour m'ennuyer et me faire transpirer à grosses gouttes sous mon sac de randonnée.
Quand j'arrive enfin à destination après une marche interminable, je peux vous dire que je suis content ! L'auberge est localisée dans un quartier qui ne vend pas du rêve, mais c'est tout ce que j'ai trouvé à un prix correct et, sincèrement, j'en suis très content. Mon lit est dans le dortoir numéro cinq, pièce qui, pour l'instant, se trouve être déserte.
Parfait, cela me laisse le temps d'installer mes affaires avant de partir à l'assaut de la ville.
— Hey, Michael ? You here ?
Enfin, j'ai peut-être parlé trop vite... Interpellé par une voix masculine, je tourne la tête. Un grand blond se tient dans l'encadrement de la porte.
— Oh, hi. Sorry, I am looking for my friend. [Oh, salut. Désolé, je cherche mon ami.]
Pour seule réponse, je hausse les épaules d'un geste impuissant.
— Michaaaaeeeel ? Dude, where are you ? s'égosille-t-il de plus belle. [Michaaaeeel ? Mec, t'es où ?]
Je grimace et me masse le crâne. L'alcool de la veille a laissé des traces qui, je le réalise à cet instant, ne se sont pas encore totalement évaporées. Malheureusement pour moi, une nouvelle voix, puis encore une autre viennent se joindre à ce concerto de braillements.
— Michaaaaeeeeel !
Oye, Michael, je ne sais pas qui tu es mais si tu ne sors pas tout de suite, je te promets que je te retrouverai et que je te ramènerai ici à grand renfort de coups de pied au cul !
À mon grand soulagement, la porte des toilettes qui s'ouvre à la volée coupe court aux hurlements. Un autre blond, à l'aspect plus débraillé, s'appuie contre le chambranle.
— Chill, guys, I was just fucking peeing, souffle-t-il d'un air exaspéré. [Tranquille, les gars, j'étais juste en train de pisser, putain.]
Chill ? Il est vraiment en train de nous demander de nous calmer, là ? Il ne pouvait pas faire savoir à ses potes qu'il était en train de faire la petite commission en criant comme eux le font si bien ? On dirait que mes voisins de dortoir me fatiguent déjà...
À mon grand désespoir, les quatre garçons se lancent dans un débat sans pitié, durant lequel ils se balancent toutes sortes d'insultes en criant, accompagnées parfois d'une tape un peu trop violente ou d'une prise de catch. Comprenant que je n'aurai pas moyen d'être tranquille, je laisse mes affaires en bazar sous ma couette et quitte la pièce sans me retourner.
Malheureusement, je ne tarde pas à comprendre que « tranquillité » ne sera pas le maître mot de cette journée. Dehors, l'agitation est similaire, si ce n'est pire. Les rues sont emplies d'un mélange de voitures, de bus, de motos, de taxis et de nuées de touristes, le tout mêlé aux cris, aux klaxons et aux effluves de pot d'échappement. Ici, j'expérimente comme nulle part ailleurs ce que les italiens ne cessent de redouter, cette fameuse vague touristique. Le mois de juillet approche à grands pas et ça se ressent.
Non sans peine, je parviens à trouver un bus qui me mène vers le centre de la ville. Après un trajet horrible, pris en sandwich entre un vieux monsieur transpirant et un bébé hurleur, j'atteins le quartier de Trevi.
Je n'ai qu'à suivre la marée de gens pour trouver la fameuse fontaine. Je comprends tout de suite l'engouement qu'elle suscite : elle est si impressionnante ! Plus qu'une simple fontaine, c'est une véritable œuvre d'architecture. Ses piliers, ses ornements géométriques et ses statues me rappellent les églises que j'ai vues jusqu'à maintenant. Malheureusement, sa popularité m'empêche de l'approcher de près pour l'apprécier comme je le voudrais. Des centaines de touristes se bousculent déjà pour prendre des photos ou y balancer la moitié de leur budget voyage en petite monnaie.
En furetant, j'entends dans le discours d'un guide que le fait de jeter une pièce aiderait le visiteur à revenir à Rome, que deux pièces lui permettraient d'y trouver l'amour et que trois pièces le mèneraient jusqu'au mariage. Je ne peux pas m'empêcher de rire. Ces gens doivent être sacrément désespérés pour croire en une chose pareille !
Je continue ma marche dans un itinéraire qui me fait passer par le Panthéon, les vestiges du forum romain, la colline du Palatin et le Colysée. La richesse de ces vestiges et leur état de conservation sont impressionnants. En observant le forum et les arènes, j'essaie d'imaginer comment étaient utilisés les lieux à l'époque. C'est dingue de se dire qu'il y a des milliers d'années, les romains vivaient, travaillaient et se divertissaient ici.
Je poursuis mon périple à travers la ville, comprenant que le mieux à faire est d'y déambuler. À chaque coin de rue, je découvre un nouveau vestige romain, une vieille église, un monument remarquable. Je comprends alors pourquoi la ville est si reconnue, si plébiscitée.
Rome, dans tout son désordre et son agitation, est tout de même sacrément impressionnante.
* * *
Après une journée à marcher dans cette ville immense mais où il y a tant à voir, je rentre à l'auberge le soir. Mes pieds sont en compote et je n'ai qu'une hâte : m'écrouler sur mon lit et ne plus bouger.
Malheureusement pour moi, j'entends depuis le couloir les beuglements de mes collègues de dortoir. Dès l'instant où je pousse la porte, je comprends que mes objectifs de détente seront tout bonnement inatteignables.
— Drink, drink, drink, drink !
Ce que je découvre dans la chambre me laisse cloué sur place. Moi qui pensais que le gang des gars de ce matin n'était composé que de quatre membres, c'est désormais une véritable armada de blonds qui peuple la chambre. La foule est regroupée en cercle autour de deux membres se disputant le titre de plus rapide buveur de bière dans un duel impitoyable. Dans les cris, le français et l'anglais s'entremêlent.
— Bois, bois, bois, bois !
Les paroles sont scandées dans un rythme entêtant qui semble encourager les deux concurrents. Lorsque l'un d'eux vide sa choppe sur un énorme rot, la foule l'acclame dans ce qui ressemble à un hymne de la beuverie.
— Hurry up, Harry, come on, we're going down the pub !
J'assiste à cette scène de débauche d'un air impuissant, lorsque l'un des blonds vient m'alpaguer dans un anglais dont l'accent trahit de loin ses origines :
— Hé, toi, viens donc te joindre à nous ! On fait un battle, les anglais contre les français !
Dans une vaine tentative d'esquive, je tente de prendre un air pressé :
— Euh, je peux pas trop, j'allais partir...
— Comment ça ? Tu viens juste d'arriver !
Mierda. Ivre, mais pas idiot, le français. Une nouvelle tête familière apparaît alors.
— Oh, ça alors ? T'es notre voisin, celui qu'on a croisé ce matin !
Évidemment, cette tête aux cheveux mi-longs et décoiffés ne pouvait être que celle de l'illustre Michael. Je n'ai pas le temps de me chercher une autre excuse qu'il me tire déjà par le bras pour m'entraîner parmi eux.
— Les gars, on a une nouvelle recrue ! s'égostille-t-il.
Il se tourne vers moi :
— Comment tu t'appelles, mec ?
— Samuel.
Ma déclaration monotone est saluée par une nouvelle salve de beuglements.
— Samuel va nous danser, la danse du limousin...
Ce chant français, entonné à l'unisson par une partie du groupe, me laisse perplexe. Si j'ai déjà du mal à comprendre l'italien, alors ça...
— Le limousin a dit, enlève ta chemise...
Je fronce les sourcils, plus perdu que jamais, lorsqu'un français vole à mon secours :
— It says you have to take off your shirt ! [ça dit que tu dois enlever ta chemise !]
Sa traduction me laisse une nouvelle fois pétrifié. Non, non, pitié, pas ça !
— Take off... What ? tenté-je d'un air égaré.
— Il comprend pas, je crois ! intervient l'un des anglais. Tu viens d'où, mec ?
Mais oui, mes origines lointaines et exotiques, voilà l'alibi parfait !
— Je suis colombien, expliqué-je en forçant un peu plus que d'ordinaire sur mon accent pour prouver mes mots.
— Woah, incroyable les gars ! Une contrée de plus dans notre battle ! Acclamez le nouveau représentant de la Colombie... Samuel !
Sa déclaration lance une nouvelle vague d'exclamations allègres. Mierda, c'est encore pire !
— Allez, mec, viens défendre l'honneur de ta patrie !
Un français me fait signe de venir en remplissant deux nouvelles chopes de bière.
— Euh, je peux pas... J'ai déjà trop bu...
— Trop bu, toi ? Si tu es encore en étant de parler, c'est que t'as pas assez bu !
Ses paroles génèrent un éclat de rire unanime dans la foule. Bon sang, ils sont tous aussi cons les uns que les autres, ou quoi ?
— Come on, dude, let's go !
De nouveau, je n'ai pas le temps de réagir que Michael – maldito sea* ! – me pousse au centre du cercle. Le français me met alors la chope de bière dans la main, et la foule entonne un décompte :
— Trois... Deux... Un...
Au top départ, le français bascule la tête en arrière et commence à ingurgiter le liquide ambré à toute vitesse. Comprenant que je suis condamné à faire quelque chose – n'importe quoi, mais quelque chose – je décide de faire la première qui me vient à l'esprit.
Sans réfléchir, je soulève ma choppe de bière pour la verser sur la tête de mon adversaire.
Mon action arrache un cri de surprise à la foule. Lorsque le français relève lentement sa tête imbibée de bière, je retiens ma respiration. Dios Santo, qu'est-ce qui m'a pris ? Je suis au milieu d'une foule de mecs bourrés... Ces types sont capables de tout !
Finalement, à ma grande surprise, mon adversaire éclate d'un rire sonore. La foule le suit alors dans de grandes acclamations.
— Putain, mec, tu m'as eu !
Lorsqu'il m'assène une violente tape dans le dos, un anglais s'écrie :
— Guys ! Champagne showers !
Et là, c'est la débandade. Bien que ce qu'ils boivent soit loin d'être du champagne, tous les participants le suivent en arrosant allègrement les autres de leur verre encore plein. Une douche d'alcool qui est vite suivie par ce qui s'apparente à un grand combat de catch.
Réalisant l'ampleur de la catastrophe que j'ai créée malgré moi, je fuis le dortoir. Je redoute vraiment l'état dans lequel je vais retrouver mon lit, ce soir. Ces crétins ont intérêt à nettoyer, parce qu'il est hors de question que je me retrouve à devoir payer les dégâts de leur soirée incontrôlée !
— Hey, dude, where are you going ? [Hé, mec, tu vas où ?]
Un anglais surgit en face de moi tandis que je presse le pas le long du couloir pour m'enfuir. Et pas n'importe lequel... Encore ce foutu Michael. Armé d'une bouteille de bière, il me fixe d'un air perplexe.
— Toi, qu'est-ce que tu fais là ? rétorqué-je, sur la défensive. Je te croyais à l'intérieur.
— J'étais allé me chercher une bière fraîche. Toutes celles qu'on a dans la chambre sont tièdes et dégueulasses.
Il brandit alors sa bouteille et déclare d'un air fier :
— Regarde-moi cette beauté, une Newcastle Brown Ale. Elle vient de chez moi, Newcastle upon Tyne, dans le Nord de l'Angleterre. C'est incroyable que je l'aie trouvée ici, non ?
— Euh, oui, vraiment incroyable, marmonné-je sans la moindre once d'enthousiasme.
— Bon, et toi, alors, tu vas me répondre ? Tu allais où, comme ça ?
L'espace d'un instant, mon cerveau tourne à plein régime à la recherche d'une excuse.
— Eh bien... Figure-toi que j'allais chercher de l'alcool, moi aussi. On en manque.
— Quoi, ici ? s'étonne Michael. Impossible, on a encore tout un stock sous le lit numéro sept.
— Ah, vraiment ?
Ma question flotte quelques instants dans un silence gênant.
— Non, mais en fait, je dois aller retrouver des amis... Dehors...
Loin d'ici, je me retiens d'ajouter.
— Des amis ? Trop cool, ramène-les ici ! Plus on est fous, plus on rit !
Impuissant, je me vois de nouveau tiré vers la fête comme un condamné vers sa sentence inévitable. Ce n'est que lorsqu'un français sort du dortoir en courant et nous bouscule au passage que je suis pris d'un éclair de génie. D'un geste digne des plus grands tours de passe-passe, je lui ôte sa bière des mains pour la cacher dans mon dos.
— Mec, il t'a pris ta bière ! m'écrié-je.
— Quoi ? s'étrangle Michael. Merde ! Reviens ici, espèce de con !
Avant même que j'aie le temps de répondre quoi que ce soit, il détale en zigzagant sur les trousses du pseudo-voleur, que je soupçonne d'être plutôt en quête de sanitaires où aller vider ses tripes. Hypothèse que je n'aurai jamais le loisir de vérifier, étant donné que je détale aussitôt en sens inverse, vers la sortie. Pris d'un soupçon de culpabilité, je dépose la sacro-sainte bière de Michael comme une orpheline abandonnée devant la porte.
Puis, sans attendre, je quitte les lieux du crime en courant.
*maldito sea ! : "maudit soit-il !"
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