Chapitre 16 - Florence : Giulia et Samuel sont dans un pozzo
— Maluma, Maluma !
Tiré d'un rêve étrange où je parcours les paysages de Toscane à dos de lama, je me redresse d'un bond. La voix suraigüe de Giulia me laisse immédiatement présager le pire.
— Quoi, qu'est-ce qui se passe ?
Radieuse, elle saute sur mon lit pour tirer sur mon drap, dévoilant au passage mon torse aux yeux du monde.
— Réveille-toi, beau brun... susurre-t-elle en lorgnant de façon peu discrète ma peau nue. Il fait beau et chaud, c'est le jour parfait pour aller à l'un de ces super spots de baignade sauvage !
Grognon, je m'empresse de récupérer mon drap pour m'enrouler de nouveau dedans.
— C'est pour ça que tu m'as réveillé, Miss Météo ? Scoop : on est fin juin et en Italie, il fait tous les jours beau et chaud. Tu aurais mieux fait de garder ta salive, je ne me baignerai pas.
J'ai déjà fourré ma tête sous l'oreiller, mais Giulia ne se laisse pas démonter pour autant.
— Comment ça « je ne me baignerai pas » ?
Mes yeux fermés voient déjà défiler toutes sortes de scénarios catastrophe. Ces fameux spots de baignade sauvage, ce sont les pires à mes yeux. Personne pour vous surveiller, le danger qui vous guette dans chaque recoin.
— Je ne partirai pas tant que je n'aurai pas eu de raison valable, renchérit Giulia.
Toujours la tête sous l'oreiller, je réponds d'une voix étouffée :
— J'ai pas envie.
— Excusez-moi, c'est censé me convaincre ? Il va falloir que vous trouviez autre chose, monsieur. On vous embarque avec nous, sinon.
À ce moment, j'entends la voix de Bianca intervenir :
— Arrête, Giu, s'il te dit non, c'est peut-être qu'il n'est pas à l'aise dans l'eau.
— Pas à l'aise dans l'eau ? répète cette dernière d'un air étonné, avant de reprendre d'une voix suave : Oh, mais ce n'est pas un souci, si tu as peur, mon Maluma ! Je suis une super prof, tu seras entre de bonnes mains !
Blasé d'avoir si vite été démasqué, je lève ma tête de sous l'oreiller pour grommeler :
— Tu ne sais même pas de quoi tu parles.
— Détrompe-toi, je fais de la natation depuis le primaire. Je suis un vrai poisson ! Si tu n'es pas à l'aise dans l'eau, c'est le meilleur moment de vaincre cette peur : tu seras accompagné par une super nageuse qui veillera à ce qu'il ne t'arrive absolument rien.
L'appréhension a beau m'envahir, je ne peux pas m'empêcher de considérer ses paroles. L'un des défis de ma grand-mère, en particulier, me revient en mémoire. Celui que j'ai lu dans le train, concernant ce fameux spot de baignade situé à proximité de la ville de Florence. Il faut que je prenne cette liste au sérieux et cet objectif n'est somme toute pas le pire...
Face à mon silence, Giulia renchérit :
— Tu ne dis rien. Est-ce que c'est un oui ?
Je soupire en me massant la nuque. Cet oreiller va finir par me donner un torticolis.
— Très bien, très bien. Mais à une condition : on va aux pozzi dell'Egola.
Ma réponse arrache un cri de joie à Giulia, qui se met à sautiller sur mon lit. Autant vous dire que les quelques personnes qui voulaient dormir ont déjà dû faire une croix sur leur nuit.
— Trop cool ! Tout ce que tu voudras, Maluma !
* * *
— D'où est-ce que tu connais les pozzi dell'Egola, Samuel ? Ce n'est pas un endroit très touristique. Même moi, je ne le connaissais pas.
Fin de matinée. Après une heure de trajet, nous descendons de la voiture de Bianca, une Fiat panda bleue, que sa propriétaire vient de garer sur le parking du petit village de Montaione.
— Oh, euh... Un ami m'en a parlé, rétorqué-je en claquant la porte côté passager.
Je choisis de rester évasif. Je n'ai pas partagé l'histoire de la liste de ma grand-mère aux filles, et je n'en ai pas l'intention. On ne sait jamais, Giulia serait tout à fait capable de me courser à travers toute l'Italie pour s'assurer que je réalise chacun des objectifs cités.
En me dirigeant vers le coffre, je la vois sortir un énorme sac de sport.
— Qu'est-ce que c'est que ça ? l'interrogé-je. Tu as décidé de ramener toute ton armoire pour une journée de baignade ?
— Mais non, Maluma. Tu verras une fois là-bas... me glisse-t-elle d'un air mystérieux.
Je hausse les épaules, puis nous initions notre marche. Nous cheminons sur environ un kilomètre et demi à travers une forêt ombragée, avant d'atteindre un vieux pont en pierre.
— On dirait que nous sommes arrivés... déclare soudain Bianca.
Trop concentré sur le sentier jonché de pierres glissantes, je relève des yeux intrigués. Je découvre alors une série de trois bassins creusés dans la roche grise et reliés entre eux par des cascades.
— Trop cool ! Allons-y !
Je regarde Giulia s'élancer vers le premier bassin, loin de partager le même enthousiasme qu'elle. Bianca, qui remarque mon regard inquiet, m'adresse un sourire d'encouragement.
— Hé, tout va bien se passer, Samuel !
Facile à dire... Je garde pour moi mes remarques négatives et m'efforce de descendre prudemment. Le sentier s'arrête là et ce qui nous attend désormais s'apparente plus à de l'escalade. Avec mes pauvres tongs, on ne peut pas dire que je sois équipé pour !
Finalement, après quelques minutes de galère, je parviens enfin à rejoindre Bianca et Giulia au bord du premier bassin. La première est en train de retirer ses habits tandis que l'autre, en maillot deux pièces, ouvre son gros sac de sport.
— Alors, voyons voir...
Intrigué, je la regarde faire. Lorsqu'elle en sort des flotteurs et une frite en mousse, je ne peux pas m'empêcher de rire :
— Attends, c'est une blague ? Je croyais que tu étais une nageuse hors pair !
— Je le suis, rétorque Giulia en arquant un sourcil. C'est pour toi que j'ai pris ça.
Je manque de m'étrangler avec ma salive. Voilà sans doute à quoi ressemble quelqu'un qui est en train de mourir étouffé par sa dignité.
— Hein, pour moi ? Je n'ai plus cinq ans !
Giulia rassemble calmement ses cheveux en un chignon bien serré, avant de se rapprocher lentement de moi.
— Maluma, me souffle-t-elle à l'oreille. J'ai bien compris pourquoi tu ne voulais pas venir, alors arrête de faire le fier et prends ces accessoires. On ne se lance pas à l'eau comme ça, du jour au lendemain.
Pour seule réponse, j'émets un vague grognement, avant de tourner les talons. Ma prof de natation improvisée prend cela pour un geste de capitulation et arbore un grand sourire.
— Sur ce, c'est parti !
Je la regarde grimper sur un rocher puis se lancer de ce qui s'apparente à la hauteur d'un gratte-ciel avec des yeux médusés. Elle atterrit dans une gerbe d'éclaboussures et en ressort quelques secondes plus tard en riant. Bianca, quant à elle, pénètre plus tranquillement dans le bassin et disparaît de mon champ de vision en quelques mouvements de brasse.
De mon côté, j'ôte mon t-shirt pour me retrouver en short de bain. Une fois prêt, je reste debout sur la berge.
— Allez, prends tes accessoires et viens, m'encourage Giulia, qui m'attend près du bord.
Méfiant, j'attrape la frite et trempe un orteil dans le bassin. L'eau fraîche me fait frissonner. Comme sur les photos, sa teinte sombre ne laisse rien entrevoir.
Dans ce genre de bassin naturel, ce n'est pas comme à la plage ou à la piscine. La zone où l'on a pieds est soit minuscule, soit inexistante et, une fois passé ce cap, il n'y a aucun moyen de savoir ce qui se trouve sous nos pieds. Les eaux profondes sont sombres, mystérieuses et imprévisibles. Trois qualités qui ne me donnent pas spécialement d'envie de m'y aventurer.
Je n'ai jamais réussi à nager sans entrevoir un sol proche sous mes pieds. Je ne sais pas vraiment pourquoi. Je n'ai subi aucun traumatisme : c'est une peur qui ne s'explique pas. N'ayant jamais osé en parler à mes proches, je ne me suis pas trop penché sur la question. Il faut dire que là où je vis, en Colombie, l'esquive était facile : la mer est loin et ce n'est pas tous les jours que nous allons dans des lacs ou des rivières. Quand ce genre d'excursion était proposé, je me débrouillais pour y échapper ou je me baignais en sécurité, sur la rive.
Mais à présent, me voilà face à elle. Face à ma peur. À croire que toutes ces années de parade ont fini par me rattraper...
— Viens, Samuel. Je suis là, ne t'en fais pas.
La voix adoucie de Giulia me tire de mes pensées. Elle a beau y mettre toute la bonne volonté du monde, je doute qu'elle réalise l'ampleur de l'effort qu'elle me demande de faire. Malgré tout, je me fais violence et m'assois sur la roche pour laisser mes mollets tremper dans le bassin.
— C'est bien, m'encourage-t-elle. Vas-y, continue.
Mais je ne l'écoute déjà plus. Perdu dans la contemplation de l'eau, je projette sur sa surface sombre toutes sortes de secrets plus angoissants les uns que les autres.
Allez, si Giulia y est, c'est que tu n'as rien à craindre.
Plus qu'une petite poussée vers l'avant et je plongerai dans le bassin. Je tente de contracter mes muscles pour le faire, mais mon corps ne bouge pas d'un centimètre. Seule persiste cette peur irrationnelle qui m'accapare, m'emprisonne de ses bras protecteurs.
— Je... Je ne vais pas y arriver, soufflé-je à demi-voix, les yeux toujours rivés sur l'eau.
Je refuse de regarder Giulia, de croiser son regard déçu ou, pire, de pitié. Mais, contre toute attente, la voix qui me répond n'exprime rien de tel.
— Comment ça ? Bien-sûr que tu vas y arriver, Samuel. Tu es plus fort que ça, plus fort que cette peur. Puis, tu n'es pas tout seul. Ta frite ne te lâchera pas... Et moi non plus.
J'ai beau être toujours aussi terrifié, cette fois-ci, ses paroles m'atteignent. En caressant machinalement la surface gravée des perles de mon rosario, un élan de rationalité me traverse, semblable à une bouée de sauvetage dans l'océan de peur où je me noyais déjà.
Giulia a raison. Je ne suis pas seul.
Plus concentré que jamais, je prends une grande inspiration. Je ferme les yeux et sens mon cœur pulser jusque dans mes tempes. Puis je commence à triturer une à une les perles de mon bracelet et laisse la peur m'envahir.
Neuf.... Huit... Sept... Six...
Une fois le décompte terminé, je ne réfléchis plus et me laisse tomber dans le bassin.
Cette plongée soudaine est teintée d'un drôle de sentiment. J'étais dehors et, d'un coup, je me retrouve plongé dans le silence le plus total. Si je suis absolument pétrifié à l'intérieur, mon corps, lui, est éveillé à la moindre sensation. Ma rencontre avec l'eau, dont la froideur vient mordre ma peau, est d'abord violente. Puis, à mesure que mon corps s'accommode à la température, je m'abandonne au voile soyeux qui m'enveloppe. Il n'y a pas de sol pour me rassurer sous mes pieds, mais le fait de pouvoir m'agripper à ma frite me procure le sentiment de sécurité dont j'avais besoin pour franchir ce cap.
Je ressors ma tête pour prendre une grande goulée d'air avec le triomphe d'un champion qui aurait remporté une bataille. C'est comme si cette plongée avait décuplé mes sensations. Chaque parcelle irriguée de ma peau et de mes cheveux sent la brise avec un peu plus d'intensité. Le silence des profondeurs ayant offert à mes oreilles la pause dont elles avaient besoin, j'entends désormais chaque petit bruit, du cri des oiseaux au chuchotis de la cascade.
Jamais je ne m'étais senti aussi vivant.
— Tu l'as fait ! Je suis tellement fière de toi, Samuel !
Tiré de cette expérience sensorielle hors du commun, je tourne la tête et découvre le sourire rayonnant de Giulia, qui se tient à seulement quelques centimètres de moi, ses bras fermement agrippés aux miens. Toujours perché sur ma frite, je cligne plusieurs fois des yeux, comme pour me remettre de mes émotions.
— J'ai flippé, j'ai tellement flippé... Mais ça en valait la peine.
En face de moi, ma coach improvisée m'examine d'un air attentif.
— Merci, Giulia. Vraiment.
Cette phrase, sortie toute seule d'entre mes lèvres, ne pourrait pas être plus sincère.
L'interpellée prend un air serein et presse un peu plus fort mes avant-bras pour approcher son visage du mien, ses yeux verts ancrés dans les miens. Je la laisse faire sans protester. Jusqu'à maintenant, je n'avais jamais remarqué à quel point la couleur de ses iris était vive.
Moi qui ne lui avais jusqu'à maintenant pas réellement trouvé d'attrait, c'est comme si, à la lueur de ce bassin caché, je lui découvrais un nouveau charme.
— Tout le plaisir est pour moi, Maluma...
Sa voix taquine vient susurrer contre mon oreille, provoquant une envolée de frissons insoupçonnée le long de la courbe allant de mon lobe à ma clavicule. En laissant courir mon esprit, je me surprends à penser qu'elle pourrait peut-être m'aider à accomplir le fameux défi numéro sept. Et, en le réalisant, je constate avec effroi à quel point cela me fait ressembler à un ado en rut.
Finalement, c'est la voix accusatrice de Bianca, visiblement revenue de sa petite exploration des lieux, qui abolit définitivement ces pensées incongrues :
— Bon, vous venez, ou vous comptez me laisser en plan toute l'après-midi pour roucouler ?
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