Chapitre 15 - Florence : Maluma et la ville de la Renaissance

Les rails du train filent pendant plusieurs heures à travers de vastes collines verdoyantes ponctuées de champs et de cyprès avant d'atteindre la ville de Florence. Je me laisse bercer pendant tout le trajet, laissant mon regard se perdre dans la contemplation de ces paysages dignes des plus belles toiles impressionnistes. Je comprends pourquoi les artistes aimaient tant se retirer en Toscane pour créer. La quiétude qui règne sur ces terres ne peut qu'être propice à l'inspiration.

Perdu dans mes pensées, je revisionne des bribes de la scène de départ d'Ethan. Après une dernière nuit dans notre chambre partagée, nos chemins se sont séparés à la gare de Monterosso. J'ai attendu le dernier moment pour lui faire mes au revoir. Le cœur serré mais heureux, je l'ai remercié de m'avoir ainsi bousculé dans mes habitudes. C'était horrible et cruel et je lui en avais voulu sur le coup mais, à présent, je réalise tout ce que cela m'a apporté.

Le fait de me dire que je ne le reverrai probablement jamais me fait tout drôle. Nous avons partagé nos coordonnées pour rester en lien, mais je me doute bien que ce ne sera plus tout à fait pareil. Il faut dire que c'est la première fois que j'expérimente ce genre de relation, fugace et  intense. Je devine qu'il ne me reste plus qu'à lui souhaiter le meilleur pour la suite de son voyage.

Je sors machinalement ma liste de mon sac et la déplie. Étant donné que je ne l'ai pas ouverte depuis le matin où je l'ai montrée à Ethan, une petite relecture s'impose.

Armé du feutre vert pomme de Stella (la seule chose qui me reste désormais d'elle, réalisé-je avec un nouveau pincement au cœur), je surligne les défis numéro cinq et neuf, ceux du camping et de la fête patronale à laquelle nous avons assisté.

Je passe en revue le reste, à la recherche de mon prochain défi. Le Vatican attendrait Rome, Pompéi attendrait Naples, l'amour sous les étoiles attendrait... ma mort. Je continue à parcourir les lignes, lorsqu'un objectif attire mon attention : le numéro six.

Dans les puits de l'Egola tu te baigneras.

J'effectue une petite recherche sur mon téléphone afin de situer les lieux. La carte situe les Pozzi dell'Egola près de Montaione, un petit village à une heure de Florence, ce qui est plutôt de bon augure. En revanche, les images que je découvre ne me rassurent pas du tout. J'y vois des nageurs plonger entre de hautes falaises, dans des étangs aux eaux obscures et à la profondeur indéterminée. M'y projeter suscite en moi une telle vague d'appréhension que je verrouille aussitôt mon téléphone dans la vaine tentative d'oublier ce que je viens de voir.

« Siamo in arrivo a Firenze, Stazione Santa Maria Novella. »

Happé par la voix automatique du train, je me relève et ramasse mon sac. Je me laisse porter jusqu'à la sortie par le flot de voyageurs, pour déboucher sur le parvis de la fameuse basilique qui a donné son nom à la station de train. Sur la façade, les formes géométriques de blocs de marbre blanc et gris se répondent dans une symétrie parfaite. Je reste quelques instants à la contempler, avant de poursuivre ma route.

Lorsqu'en cherchant une auberge, je tombe sur une, puis deux, puis trois bâtiments religieux ressemblants, je commence à comprendre que les églises de style Renaissance sont une véritable institution ici. Mais ce n'est pas tout. Je découvre progressivement tout un réseau de places chaleureuses, de constructions en brique et des petites rues pavées à l'ambiance festive. Et, aussitôt, je me sens bien. Les rez-de-chaussée pullulent d'ateliers d'artistes, de galeries de photos et de musiciens de rue. À croire que Florence n'est pas considérée comme un berceau des arts pour rien...

Finalement, après plusieurs tentatives aiguillées par mon ami internet, comme l'appelle si justement Ethan, je parviens à trouver une auberge à prix correct. Blottie au détour d'une petite rue discrète, l'ostello di Dante (oui, l'auberge de Dante, rien que ça) n'en reste pas moins très bien placée. Soit, tant que l'on n'y expérimente pas l'enfer de notre illustre dramaturge...

La chambre dans laquelle je débarque suite à un petit passage à la réception est plutôt sobre. Meublée du strict minimum (plusieurs lits, ainsi qu'une grande armoire), ses murs sont blancs et le sol est recouvert d'une vieille moquette vert défraîchi. Pour tester, je me laisse tomber sur le seul lit encore disponible. Le matelas que je rencontre est dur et le sommier émet un grincement horrible. Ne parlons pas de l'oreiller, plus proche du caillou que du coussin. Pas de quoi casser trois pattes à un canard, comme on dit... Mais, vu mon budget, on s'en contentera. Au moins, pas de cadre de chats douteux, ici.

Je me masse la nuque à l'endroit où l'oreiller-parpaing est entré en collision avec l'arrière de ma tête, lorsque des voix féminines pleines d'entrain retentissent dans le couloir.

Hai visto come ti guardava ? Te lo dico io, gli piaci !

Qualsiasi cosa, sei pazza !

Les deux voix s'entremêlent dans un gloussement suraigu en pénétrant dans la chambre. Je découvre alors deux filles qui ont l'air d'avoir mon âge. Dès qu'elles croisent mon regard, elles se figent net.

Ciao, me salut la première en triturant l'une des mèches blondes qui parsèment sa chevelure châtain clair.

Ciao, lui retourné-je d'une voix morne.

Sei nuovo ? m'interroge la seconde, dont les cheveux noirs, noués dans une haute queue-de-cheval, lui donnent un air presque strict.

Pris d'assaut par le regard curieux des filles et peu emballé à l'idée de devoir faire la discussion, je déclame la phrase que j'ai apprise avant mon voyage ici :

Scusa, non parlo italiano.

— Oh, un étranger ! Pas de soucis, on parle aussi anglais, m'indique aussitôt la blonde dans un accent parfait, tout en m'envoyant un clin d'œil à la volée.

Un peu déçu que mon stratagème d'évitement n'ait pas porté ses fruits, j'abdique :

— Ah, super.

Mais la blonde, qui ne semble pas le moins du monde troublée par mon manque d'enthousiasme, s'empresse de m'interroger :

— Comment tu t'appelles ?

— Samuel.

— Samuel... répète-t-elle d'une voix suave. Avec ce nom et ton accent, je dirais que tu es... Français ?

Wow. Pour me confondre avec un français, cette fille ne doit vraiment pas s'y connaître.

— Raté. Je suis colombien.

Tandis que sa collègue lâche un discret « oh », la blonde, elle, ouvre grand les yeux tout en manquant de se décrocher la mâchoire.

— Mais non, colombien ? Comme Maluma et Sebastián Yatra ? J'adooore les latinos...

Elle accompagne cette dernière remarque d'un subtil mordillement de lèvre, avant de s'avancer vers mon lit et de déclarer dans son meilleur accent :

Encantada, Samuel. Yo soy Giulia.

Elle reste quelques instants plantée à me regarder, puis semble soudain se souvenir de son amie, juste derrière elle.

— Et mon amie s'appelle Bianca.

Encantado, les filles.

Ce simple mot en espagnol arrache un soupir à Giulia et, pendant un instant, je crains sérieusement qu'elle ne tourne de l'œil. On m'avait déjà parlé de l'image des latinos en Europe, mais j'avoue que je ne m'attendais pas à quelque chose de tel.

— On s'apprêtait à sortir en ville, m'explique Bianca, qui semble davantage en état de parler que sa copine. Ça te dit de te joindre à nous ? On pourrait se balader et te montrer un peu la ville, manger un morceau...

L'espace d'une fraction de seconde, j'hésite. Être sans cesse entouré depuis ces derniers jours m'a un peu fatigué et je ne serais pas contre une petite sieste... Mais, d'un côté, je sais que ma nature intrinsèque me pousserait à passer mes journées entières à l'auberge si je l'écoutais.

Je me remémore alors ma rencontre avec Ethan : au début, je n'avais pas spécialement envie de passer de temps avec lui, non plus. Et pourtant, au final, je m'étais beaucoup attaché.

Alors, dans un élan spontané qui me surprend moi-même, je cesse de réfléchir et déclare :

— D'accord, allons-y.

* * *

Le fait d'arpenter durant des heures les rues du centre ville me fait réaliser la richesse de son patrimoine culturel. Si Milan était plutôt chic, Florence, elle, est une véritable effusion artistique. À chaque détour de rue, j'ai l'impression de découvrir une nouvelle œuvre.

Le plus impressionnant de tous les monuments est l'illustre Cathédrale Santa Maria del Fiore. Nous faisons le tour de cet immense bâtiment qui semble ne jamais finir. Entre les statuettes, les formes géométriques bicolores et les arches décorées d'un motif semblable à de la dentelle, mes yeux ne savent plus où se poser. Et c'est sans compter le gigantesque dôme qui complète l'ensemble. Pendant que nous marchons, Bianca, qui s'avère être étudiante en architecture, me donne quelques indications complémentaires. Je découvre ainsi à quel point cette construction, qui marque le début de l'architecture Renaissance, a été source d'inspiration pour l'Italie et à travers l'Europe. Bianca précise également que ce dôme est la plus grande coupole maçonnée jamais construite.

Notre expérience se poursuit dans l'immense nef, à travers les motifs colorés du sol qui semblent faire écho à ceux des façades, mais surtout dans les incroyables fresques de Giorgio Vasari et Federico Zuccari, qui donnent vie à plus de sept-cent personnages sur le dôme, si j'en crois les paroles de Bianca. Fasciné, je passe la visite la tête basculée vers l'arrière, perdu dans la contemplation de tous ces détails. Des anges, des monstres, des personnages religieux, des enfants, des animaux...

Lorsque je parviens enfin à décoller mes yeux de cette œuvre géante et que nous sortons de la cathédrale, le soleil a déjà commencé à baisser.

— Ça vous dit d'aller manger un bout ? nous propose Giulia.

Nous acquiesçons et cette dernière se charge de trouver un restaurant proposant de la cuisine locale pour pas trop cher. Quelques instants plus tard, nous sommes attablés à la terrasse d'un petit local chaleureux. Les tables y sont plutôt serrées, mais les généreuses portions servies à même la casserole ou dans de gros bols ont l'air authentique.

Je laisse mes yeux courir distraitement le long du menu, mais tous les plats sont en italien. Je décide donc de profiter de mes deux guides pour m'aiguiller.

— Qu'est-ce que vous conseillez ?

Giulia s'empresse de me répondre dans un regard pétillant :

— Maluma, si tu es à Florence, il faut que tu goûtes les Pappa al pomodoro.

Je ne relève pas ce qui semble être mon nouveau surnom, et me contente de l'interroger :

— Qu'est-ce que c'est ?

— Pour faire simple, c'est un plat d'origine paysanne où l'on utilisait des restes de pain sec en les laissant mariner dans une soupe à base de tomate, d'ail, de basilic et d'huile d'olive.

Peu emballé par la perspective de manger un bouillon de pain rassis, je laisse échapper un faible « ah ». Giulia, qui le remarque aussitôt, renchérit :

— Je sais, pas le plat le plus vendeur comme ça... Mais je te promets qu'il en vaut la peine.

Après un court instant d'hésitation, je décide de lui faire confiance et acquiesce.

— Bon, eh bien je prendrais ça alors.

— Parfait, moi aussi, affirme Giulia. En parler m'a donné envie !

Bianca s'étant décidée sur des pappardelle al ragu, sortes d'épais linguine baignés d'une sauce à la viande, nous passons commande auprès du serveur. Une petite demi-heure et un verre de vin plus tard, nos commandes arrivent. Dès les premiers instants, je ne regrette pas d'avoir fait confiance à Giulia : les arômes délicieux de tomate mûre et de basilic qui s'échappent du bol me font aussitôt saliver.

La première cuillérée est une véritable explosion de saveurs. Jamais je n'avais goûté une sauce à la tomate si intense, si bien dosée.

— C'est bon, hein ?

Trop immergé dans ma dégustation, je ne réponds que d'un faible « hmm » à Giulia, qui me fixe d'un regard inquisiteur.

— C'est tout le secret de la cuisine italienne : des ingrédients simples, mais de qualité. Pas besoin d'en faire des tonnes pour que ça soit bon !

Je ne peux qu'acquiescer à ses paroles. Finalement, après plusieurs cuillérées, je retrouve l'usage de la parole pour interroger les filles :

— Je ne vous ai même pas demandé, mais vous êtes originaires d'où, en Italie ? Vous avez l'air de plutôt bien connaître Florence, mais si vous dormez en auberge de jeunesse, je suppose que vous n'êtes pas du coin...

— Bien vu, Sherlock, me taquine Bianca. En effet, on est de Turin. On a terminé les cours la semaine dernière, alors on a décidé de passer une semaine de vacances ici, avant que la saison touristique ne commence vraiment.

— Je vois. Vous êtes toutes les deux étudiantes en architecture, alors ?

— Non, seulement Bianca, me corrige Giulia. Moi, je fais des études de physique.

J'acquiesce, quelque peu surpris. J'avoue que si on m'avait demandé de trouver laquelle des deux était la scientifique du duo, je n'aurais pas parié sur elle.

— C'est encore récent, ça ne fait qu'un an qu'on a commencé, poursuit mon interlocutrice. Bianca était ma meilleure amie du lycée, alors on est encore très proches.

— Et toi, Samuel, tu fais quoi de beau ? m'interroge Bianca en réajustant sa queue de cheval.

— Moi ? J'ai eu dix-huit ans il y a deux mois seulement. Je suis en terminale. Les années scolaires ne fonctionnent pas pareil en Colombie, alors il me reste six mois avant d'en avoir fini. Là, je suis en vacances de mi semestre.

Face à moi, Giulia penche la tête sur le côté en m'observant :

— Oh, tu es encore au lycée ! C'est adorable !

— Oui, enfin, on n'a qu'un an d'écart, répété-je dans un ricanement forcé.

— Je rigole, Maluma. Le fait que tu sois venu tout seul d'aussi loin en étant encore au lycée te rend d'autant plus admirable. Puis, je trouve que tu fais plus que ton âge... Grand et fort, le regard ténébreux, un vrai latino...

En prononçant cette dernière phrase, Giulia ancre son regard dans le mien en enroulant une mèche autour de son doigt parfaitement manucuré.

Je reste perplexe quelques instants. Que peut-on répondre à ce genre de remarque ? Merci ? D'autant plus qu'avec mes yeux bleus et ma peau somme toute plutôt pâle, je ne me suis jamais considéré comme un mec ténébreux.

Heureusement, le serveur qui débarque me tire de ce moment gênant.

I piatti sono vuoti, vedo che ti è piaciuto... Vuoi assaggiare il tiramisù della casa ?

J'ai beau ne rien avoir compris à sa phrase, déclamée à une vitesse bien trop élevée pour moi, la simple mention du mot « tiramisu » me fait hocher vigoureusement la tête.

Si cela nous permet de dévier la conversation de mon regard ténébreux...

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